On la connaît depuis plusieurs années pour ses fines analyses du traitement médiatique des violences faites aux femmes, publiées sur son compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre, qui cumule plus de 224K abonné·es. Rose Lamy, qui avait signé un ouvrage passionnant en 2021, Défaire le discours sexiste dans les médias (éd. JC Lattès), revient avec un nouvel essai court, mais percutant, qui risque bien de ne laisser aucun·e lecteur·ice de marbre.
Dans En bons pères de famille (éd. JC Lattès), elle part d’une histoire personnelle, découverte récemment autour de son père, violent envers sa mère et sa sœur. Elle se questionne alors : pourquoi parle-t-on de « bons pères de famille », alors que les chiffres montrent qu’en grande majorité, les hommes responsables de féminicides font partie de l’entourage proche de la victime ? Dès lors, elle creuse et remonte aux racines du patriarcat, et met au jour les mécanismes de défense systématisés, employés par ces « bons pères de famille » qui commettent des violences. Rencontre.
Interview de Rose Lamy, militante et autrice de « En bons pères de famille »
Madmoizelle. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre ?
Rose Lamy. Il y a maintenant deux ans, j’ai eu la révélation d’un secret de famille entourant la violence de mon père. C’était juste après la sortie de mon premier livre. Ça a été un choc, et puis, ça s’est télescopé avec la signature de mon bail à Bruxelles. On me demandait dans celui-ci de m’engager à jouir de mon bien en « bon père de famille ». Je me suis alors demandé ce que voulait dire cette formule. J’ai regardé les textes de loi, et me suis aperçue que l’expression avait été remplacée par « raisonnablement », ce qui n’empêchait que l’on continue de l’utiliser. Le paradoxe de cette formule m’a immédiatement sauté aux yeux : on parle d’un « bon père de famille » pour parler du meilleur comportement que l’on peut avoir, alors même que les chiffres des violences intrafamiliales montrent que les hommes violents, c’est monsieur tout le monde, et ces fameux bons pères de famille justement.
À la différence de votre premier livre, celui-ci est beaucoup plus personnel. Avez-vous hésité à l’écrire ?
Oui, on peut dire ça. Je suis très pudique, je parle peu de ma vie sur les réseaux, je ne me montre pas tant que ça, en période promo uniquement. Donc c’était un effort pour moi de me dire que j’allais parler d’une histoire personnelle. D’autant que cette histoire, c’est davantage celle de ma mère et de ma grande sœur que la mienne, donc il fallait aussi que je m’assure que de ce côté-là, c’était bon. Il y a eu beaucoup de discussions avec elles et de relectures, ce n’était pas un exercice simple.
Mais si je l’ai fait, c’est pour deux raisons : d’un côté, ça m’a réparée, et je pense, sans prétention, que cela va participer au début de la réparation de ma famille, je pense que ce retraitement de l’info leur sera utile. Et puis, je passe mon temps à parler des violences, à dire qu’il faut parler, libérer les témoignages… Je me serais sentie mal de ne pas m’autoriser à le faire. Je ne me suis pas non plus forcée, je me suis dit que c’était quand même cohérent.
Je suis persuadée que l’intime est politique. Et j’ai compris en faisant ce livre que ce n’était vraiment pas qu’un concept.
C’est vraiment formidable de confronter son histoire personnelle au système et de voir comment tout cela s’inscrit, ça m’a beaucoup aidée à replacer cette histoire-là dans un contexte plus grand.
La notion issue du Code civil, qui était utilisée pour parler du « meilleur comportement possible » que l’on peut avoir, a disparu en 2014. Pourtant, l’expression reste, et il arrive qu’on l’emploie dans différentes situations de la vie quotidienne. Cette expression est entrée dans les mœurs. Finalement, pour vous, c’est quoi un « bon père de famille » ?
Pour moi, le bon père de famille est un homme assez banal, statistiquement dans la norme. Ce sont des hommes qui viennent de milieux et d’univers très différents, mais qui ont comme points communs la manière dont ils traitent les femmes et les discours sur les violences sexistes et puis parfois le féminisme. En fait, ça peut aussi bien être un inconnu sur Twitter, un boulanger, son père, son frère, que des personnalités plus connues comme PPDA, Adrien Quatennens ou Johnny Depp.
Un ensemble de personnes qui n’ont, a priori, rien à voir les uns avec les autres, mis à part le fait d’adhérer à l’idée qu’il faut protéger le système en place parce qu’il leur est bénéfique.
Vous expliquez, dans votre livre, les mécanismes de défense des bons pères de famille à travers cette figure, centrale, du monstre. D’où vient-elle et comment est-elle utilisée ?
La figure du monstre est un mythe inventé pour faire diversion sur d’autres hommes que les bons pères de famille. On a tendance à raconter que les hommes violents seraient des monstres qui agissent dans l’espace public, les rôdeurs de parking, les tueurs de joggeuses… Ça rappelle un peu les contes pour enfant avec les ogres qui viennent manger les petits enfants, le petit chaperon rouge, etc.
Ce seraient vraiment ces monstres-là, qui s’en prendraient aux femmes et aux enfants, donc des gens éloignés du quotidien. Il y aurait aussi l’idée que ces violences sont extraordinaires, car c’est vraiment l’intervention d’un monstre qui vient sur une personne qui n’a rien demandé.
Pourtant, les chiffres décrivent une tout autre réalité : les hommes violents qui agressent, frappent, violent, sont majoritairement des proches de la victime, que l’on côtoie, avec lesquels on vit. On essaye de mettre à distance ces monstres-là pour de ne pas regarder la réalité en face. Une réalité douloureuse, et je l’ai vécue dans ma chair, donc je sais que c’est très difficile à admettre, pourtant c’est la seule manière d’avancer pour régler le problème.
Pour moi, les bons pères de famille ont une représentation et une lecture différente du monde.
Pour eux, ce qu’ils nous disent et ce que l’on lit dans les médias, les offres de pop culture, que l’on entend dans les discours, c’est qu’en France, la norme serait la bonne entente entre les genres, l’égalité, et que parfois, il y aurait des anomalies de deux types : soit des éléments perturbateurs qui sont les monstres et qui viennent chambouler un peu cette bonne entente. Ou alors effectivement, parfois, il y aurait des hommes bien, des bons pères de famille, qui vont commettre des violences, mais dans ce cas, il faudra considérer que c’était un accident, une maladresse, qu’ils ne pensaient pas forcément à mal.
On est là dans un processus de minimisation alors que nous, les féministes, on dit plutôt que les violences sexistes et sexuelles sont quotidiennes, de différentes sortes, avec des étapes évidemment, il ne s’agit pas de tout mettre sur le même plan, mais en tout cas qu’elles sont la résultante d’un système qui est profondément inégalitaire. Et que potentiellement tout le monde élevé dans cette société peut reproduire des violences de genre, certaines femmes aussi, donc ce sont deux visions différentes qui s’opposent. Finalement, je n’invente rien d’autre que l’idée très simple de patriarcat, sauf que c’est inaudible de parler de patriarcat en 2023 et que j’ai utilisé cette formule détournée pour le rendre un peu plus accessible.
Vous expliquez dans le livre que ce mécanisme de diversion a aussi contribué à accroitre le racisme. L’autre est aussi « l’étranger », comme le montrent les nombreux discours sécuritaires relayés sur les réseaux sociaux depuis le début de la crise migratoire, et qui tendent à présenter les personnes migrantes comme des agresseurs en puissance…
Oui, bien sûr. Cette stratégie permet, d’une part, de ne pas avoir à se remettre en question, d’autre part, de servir un agenda plus grand quand on a à l’esprit de faire passer un certain régime organisé autour de l’autorité, de la sécurité et anti-immigration. C’est très pratique, assez simple, quand on arrive à mettre les choses à plat. Ces discours remontent, et il y en a énormément en France en ce moment.
Il suffit d’aller sur Twitter dès qu’il y a un féminicide, et ça ne manque malheureusement pas. Dès que l’extrême droite réussit à obtenir le nom du mis en cause, si celui-ci semble d’origine étrangère, alors immédiatement, on en parle, on le fait monter en top trend et on construit autour tout un discours anti-immigration. En revanche, si le mis en cause a un nom à consonance française, c’est silence radio, on n’en parle pas.
C’est, là, une autre stratégie de diversion qui trouve ses racines dans les écrits de penseuses féministes musulmanes qu’il faut aller lire absolument : Sara R. Farris, qui a théorisé le fémonationalisme, Hanane Karimi, Louz… Finalement, le seul but de ces opérations cumulées est de ne jamais changer de système. L’idée est de dire, ce n’est pas nous, ce sont eux. C’est hyper basique. Tout cela semble compliqué de prime abord, j’ai voulu simplifier, pour qu’on voit bien qu’au fond, c’est une mécanique très simple.
L’exemple le plus marquant du livre est le meurtre d’Alexia Fouillot. Qu’est-ce qu’il raconte de la façon dont les médias se sont emparés de l’affaire, et qu’est-ce que cela raconte de la figure du bon père de famille et de l’importance que nous lui portons ?
J’ai lu et suivi énormément d’affaires ces dernières années, et je trouve que c’est celle qui est la plus édifiante par rapport à la figure du monstre. Dans l’affaire Daval, on a quelqu’un qui a tué sa femme, dans la cellule familiale, c’est malheureusement assez banal, quand on sait qu’il y a trois meurtres de ce type par semaine en France.
Ce qui est intéressant, c’est que lui décide d’utiliser le mythe du monstre pour essayer de s’en sortir : le rôdeur qui s’en prend aux joggeuses. Il a, quelque part, donné aux médias et à la population générale ce qu’ils avaient envie d’entendre : une explication rationnelle, un monstre, une exception au monde bienveillant.
Et il aurait eu tort de se priver, car cela a très bien fonctionné : la majorité des médias a roulé pour sa version, qui était au final son alibi, et l’a présentée comme une vérité générale. Au fond, on avait envie de croire le mari au-dessus de tous soupçons. Sauf que, comme je l’ai entendu plus tard dans de vieux Faites entrer l’accusé, les policiers chargés de l’affaire ont su, eux, presque instantanément que le meurtrier n’était autre que le mari, notamment du fait des balafres qu’il présentait sur le bras lorsqu’il s’est rendu au commissariat pour déposer plainte. Les policiers ont dit aux journalistes qu’ils commençaient toujours par le mari. Ce qui m’interroge, c’est notre réaction, à tous, d’avoir cru presque tout de suite la version du mari. C’est bien la preuve que, collectivement, les médias et le public ont roulé pour cette version, au détriment de la recherche de la vérité, pour une solution pas trop difficile.
C’est la preuve édifiante pour moi de la manière dont les mythes dont je parle empoissonnent jusqu’à la recherche de la vérité journalistique. Car on peut faire l’expérience aussi en temps réel, il suffit d’aller sur Google, de taper « meurtre de joggeuses », et des articles sortent dans lesquels Alexia Fouillot est citée. Pourtant, c’est une fausse information. Voilà ce que ces mythes peuvent créer, c’est le cas extrême d’un mécanisme qui va jusqu’à désinformer.
D’après vous, cela relève-t-il d’un déni collectif, dans la mesure où les chiffres montrent que le suspect numéro un devrait toujours être le mari ?
Oui, clairement. Les policiers, eux, ont l’expérience, et savent qu’ils doivent se diriger d’abord vers le mari. C’est terrible de faire ce constat.
Finalement, quel est votre objectif avec ce livre ?
L’humble objectif est de mettre au goût du jour le concept de patriarcat. On entend encore trop, comme le disait Emmanuel Todd dans son livre publié en 2021 [Où en sont-elles ?, éd. Points, ndlr], que le partiarcat en Occident n’existe pas. Qu’il n’a jamais existé. On entend trop que c’est le passé, que c’est derrière nous. Mais c’est faux. Il a juste pris des formes différentes aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’une des répliques du film Barbie : Ken pose la question, en substance, il dit, « Mais, vous ne pratiquez plus le patriarcat ? ». Ce à quoi on lui répond que si, mais qu’on le fait plus discrètement. Mon humble apport est, je l’espère, de contribuer à dépoussiérer le patriarcat, et cela me semble nécessaire. Je cite souvent une étude du Baromètre sexisme 2023, qui disait que 14 % des femmes françaises n’ont jamais entendu parler de #MeToo et que 15 % ne savent pas bien ce dont il s’agit. Cela fait 29 %, au total ! Donc, à mon niveau, je veux essayer d’en parler différemment, de manière plus audible peut-être. Je le fais avec ce livre, et peut-être que dans six mois ce sera un autre livre, qui le dira différemment. Et tant mieux, on continue. Parce qu’il faut toucher le maximum de monde.
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