Aujourd’hui, même les plus lettrés d’entre nous avouent danser au bord d’un abîme pourtant longtemps boudé, voire méprisé, par les élites intellectuelles : la téléréalité.
La téléréalité, genre populaire en France
Sous-genre de la télévision qui s’apparente aux jeux du cirque, lors desquels des jeunes se battent non pas à l’aide d’épées mais à coups de punchlines et de « trahisons sentimentales », la téléréalité séduit (ironiquement ?) jusqu’à Fabrice Luchini.
L’éminent acteur et homme de lettres a plusieurs fois fait part de son plaisir à regarder Les Marseillais, et ça n’est sans doute pas moi qui lui lancerai la première pierre.
Je fais partie de celles qui considèrent qu’on peut très bien consommer un programme de divertissement grand public, tout en aimant aller à la séance du matin aux Cinéma des Cinéastes découvrir un film d’auteur suédois.
Aucun problème d’incompatibilité là-dedans. Et ça, Luchini l’a bien compris.
Toutefois, et parce qu’un programme télé n’est jamais qu’un programme télé au même titre qu’un film n’est jamais juste un film, il faut considérer l’influence, négative ou positive, qu’un contenu tel que Les Marseillais peut avoir sur une population.
En l’occurence, Les Marseillais fonctionne en terme d’audiences grâce notamment à deux piliers fondateurs : les relations amoureuses et les clashs.
Ces deux piliers sont souvent reliés, le second découlant quasiment toujours du premier.
Jusque là, rien d’étonnant ni de problématique. L’amour à l’écran, ça existe depuis les débuts du CinémaScope, peu importe qu’il soit vecteur d’émotions comiques ou tragiques.
Le problème que soulèvent les relations amoureuses des Marseillais, consommées quotidiennement par quelques centaines de milliers de téléspectateurs (823 000 le mercredi 16 septembre), c’est qu’elles font dans la toxicité maximum…
Les relations toxiques dans Les Marseillais
Les candidats des Marseillais sont des experts de l’amour destructif.
Depuis le début du programme, en novembre 2012 (déjà huit ans, bordel), des dizaines de couples se sont formés à l’écran, avant de se défaire.
Toutefois, certains ont tenu bon, comme le couple Manon Marsault/Julien Tanti, emblématique de l’émission, le couple Carla Moreau/Kevin Guedj ou plus récemment Maeva Ghennam/Greg Yega.
Le point commun de ces trois idylles ? Leurs fondations fondamentalement toxiques.
Basées sur des tromperies, des mensonges, des humiliations (dont la provenance est souvent masculine), elles font les beaux jours des audiences de la chaîne, des magazines people, d’Instagram et de Snapchat.
Avant d’être les fiers parents d’une petite Ruby et de se ranger, Carla et Kevin ont par exemple affolé la télé et Internet via les mille rebondissements d’une histoire qui file franchement le bourdon.
Pour rappel, Carla et Kevin se sont mis en couple, puis séparés un milliard de fois.
La cause de ces innombrables ruptures ? Le comportement de Kevin, surnommé « Le Jaguar » par tous ses potes, qui ment et trompe sa compagne comme il respire, en mettant ses amis dans la confidence.
Sauf que d’après « Le Jaguar », c’est sa compagne la responsable, qui l’étouffe au point qu’elle le pousse à « fauter »…
Jaloux à en crever, Kevin n’a, pendant des années, pas supporté que sa compagne danse sur des estrades en club, alors que cela faisait partie de son travail au sein des Marseillais.
Possessif, jaloux, menteur, à la limite de la perversité quand il s’agissait d’inverser les situations pour incriminer sa (très) jeune et influençable compagne, Kevin a longtemps coché toutes les cases du manipulateur/pervers narcissique basique.
À l’instar de son meilleur pote, Julien Tanti, qui en a fait vivre des vertes et des pas mûres à sa désormais femme et mère de ses enfants, la trompant allègrement, entre autres humiliations publiques.
Pas franchement sain, si ?
Qu’est ce que ça veut dire, être en couple dans Les Marseillais ?
Revenons à ce qui fait la base du couple dans Les Marseillais.
Point de grands sentiments à l’origine des binômes, leurs coups de cœur étant essentiellement basés sur le physique des candidats qu’ils convoitent.
Ainsi, un rituel s’est instauré en tout début de chaque saison : les nouveaux candidats sont présentés aux anciens, qui commentent allègrement leur style et leur apparence.
Ensuite, après mille « Machine, c’est un vrai bonbon » et autres « Elle, je sens que je peux tomber amoureux » inspirés par une paire de seins surmontés d’un brushing impeccable ou de fesses proéminentes moulées dans du Lurex, vient l’heure de la parade nuptiale.
Celle-ci se déroule généralement dans la minute qui suit l’arrivée à la villa des candidats.
Les Marseillais se réunissent par petits groupes pour parler de leur nouvelle « cible ».
Ensuite, l’un des participants (souvent Julien Tanti), se la joue Cupidon et va directement trouver l’intéressé pour lui révéler le crush dont il est l’objet.
S’ensuit un rapide jeu du chat et de la souris entre les deux candidats, au terme duquel (après mille coups de pression des mecs), ils finissent généralement par échanger un premier baiser.
Vous pensiez qu’en 2020, un baiser n’était qu’un baiser, révélant à la rigueur une envie physique à un instant T ?
Que nenni pour les Marseillais ! Dès qu’ils s’embrassent, ils se considèrent automatiquement en couple.
Dans l’épisode des Marseillais VS Le Reste Du Monde (le spin-off estival du programme) de vendredi 18 septembre, Carla s’exprime par exemple face caméra, sur la relation Marine El Himer/Benjamin Samat.
Étonnée qu’ils ne soient pas plus proches au lendemain de leur baiser, elle explique : « Je comprends pas ! Ils sont censés être en couple vu qu’ils se sont embrassés ».
Non, la perception qu’ont les candidats du couple n’a donc pas évolué depuis le collège.
Le programme n’a pas beaucoup évolué non plus d’ailleurs. Aucune place n’y est laissée, ni à la nuance ni au progressisme.
On constate toujours que :
- Un baiser aboutit au couple obligatoire ET exclusif (sauf pour les mecs qui peuvent faire ce que bon leur semble)
- Il n’y a aucun candidat LGBTQ
- Les femmes sont réifiées
- Les hommes demeurent enfermés dans leur carcan de virilité
Autant de schémas ultra-archaïques qui font un peu flipper car diffusés à une heure de grande écoute sur une chaîne accessible à tous ceux qui possèdent un téléviseur.
Les relations toxiques : l’exemple de Greg et Maeva
À chaque époque son couple iconique.
Au début de la téléréalité en France, il y a eu Loana et Jean-Edouard, puis Nabilla et Thomas, Julien et Manon, Carla et Kevin et plus récemment, Maeva et Greg.
Maeva, c’est la forte tête du programme. Pas impressionnable pour deux sous, elle ne se plie pas à l’avis général, défend ses amies bec et ongles, et ne se laisse jamais manipuler par les hommes.
En cela, Maeva est un poil en avance sur ses camarades. Arrivée dans le programme en 2017, elle a mis un peu de temps à grossir en notoriété, mais depuis l’année dernière, elle est devenue une figure incontournable de l’émission.
Déjà pour sa personnalité bien trempée et volubile, ensuite pour son « couple » avec Greg Yega.
Greg, de son côté, est arrivé dans l’aventure en tant que « meilleur pote de Paga » autre pilier fondateur du programme.
Greg aime danser, mettre l’ambiance et surtout s’amouracher de femmes qui ne veulent pas de lui.
Professionnel du râteau, Greg a tout de même entretenu une relation avec Maeva, dont il est longtemps resté fou amoureux.
Les deux candidats ont commencé par nouer une amitié ambiguë avant de s’essayer au couple, suite notamment à la lourde insistance de Greg (dont la capacité à accepter la frustration frôle celle d’un enfant de maternelle).
C’est ainsi que les ennuis et les coups bas ont commencé.
Bien sûr, il est strictement impossible de connaître les tenants et aboutissants de leur relation. Je ne peux que prendre en compte les paramètres qu’on veut bien nous donner à la télévision.
Car c’est la seule et unique chose que l’on peut juger : ce que décide de diffuser la chaîne W9.
La toxicité de ces deux personnages ne nous concernent pas à l’origine.
En revanche, ce qui nous concerne, c’est ce que choisit de me nous donner la télé à manger.
Et ce dont elle nous abreuve n’est malheureusement pas à la hauteur de notre époque.
Et que ça s’insulte sur face caméra, et que ça s’humilie via Snapchats interposés, et que ça slut-shame à tout bout de champ…
Des candidats qui s’objectifient les uns les autres
Mais revenons-en à nos moutons.
Même les autres candidats de la villa, pourtant habitués au drama, en ont par dessus la tête du couple Greg/Maeva.
Cette année, quelques mois après leur rupture officielle, les deux anciens amants se retrouvent pour une nouvelle émission, et si Greg se met en couple quasiment immédiatement avec la plutôt mature Angèle, sa relation avec Maeva est au centre de toutes les intrigues.
Voilà quelques unes des questions qui reviennent sur Insta et Twitter :
- Greg aime-t-il toujours Maeva ?
- Maeva craque-t-elle encore pour Greg ?
- Greg va-t-il tromper Angèle avec Maeva ?
Lors d’une dispute entre Angèle et sa « rivale », Maeva lui assène : « Si je veux, je le récupère ! Quand je veux, je le récupère », réduisant son ancien partenaire au statut de parfait objet.
Réification dont Maeva a aussi fait les frais, hors caméra, lors d’une affaire qui a affolé les réseaux sociaux.
En effet, Greg lui aurait acheté, à l’occasion de son 23e anniversaire, un sac Chanel hors de prix.
Maeva n’ayant apparemment pas daigné le remercier comme il l’attendait, il aurait réclamé qu’elle lui rende le sac.
Maeva a expliqué sur Snapchat :
« Il me fait un cadeau parce qu’il voulait qu’on se remette ensemble, alors qu’il avait gâché la soirée, qu’il était bourré et que je n’ai pas voulu l’embrasser (…) Le mec me redemande son sac. C’est un film ! »
Ainsi, à l’écran, et sur les réseaux sociaux ne subsistent que des disputes qui ressemblent à des broutilles, mais n’en sont pas.
Derrière cette histoire de sac à main a priori futile, se cache en réalité un problème qu’on espérait pourtant d’un autre temps : un homme offre un cadeau à une femme et attend en retour une faveur amoureuse.
Waouh, les années 1950 !
Rappelons aux candidats de l’émission qu’une femme ne doit jamais rien à un homme ! En aucune circonstance.
Les relations toxiques, l’exemple de Benjamin, Océane et Alix
L’année passée, une autre affaire a secoué le monde de la téléréalité. Celle de Benjamin Samat, qui a trompé sa compagne Alix (autre star de téléréalité), restée en France.
Alors qu’il flirtait allègrement et depuis des semaines avec Océane El Himer (la sœur jumelle de Marine, avec qui il entretient une relation dans cette saison), Alix a fini par intégrer la villa.
La jeune femme, humiliée par la tromperie de son compagnon diffusée quotidiennement sur W9, n’a pas tardé à péter un plomb.
Mais elle n’a pas été la seule victime des agissements de Benjamin. Non, c’est surtout Océane qui en a fait les frais.
Traitée de « pute » par le tout Twitter, la jeune femme a subi un harcèlement et un slut-shaming à faire frissonner dans les chaumières.
La toxicité des relations, intrinsèque au programme, influe négativement sur une partie de la population qui y répond par une violence sexiste innommable.
Et si Les Marseillais jouaient le jeu de leur époque ?
Une violence en absolue contradiction avec les valeurs positives que tente de diffuser notre époque.
À une heure où l’on ose parler de harcèlement sexuel, des comportement masculinistes et virilistes toxiques, du slut-shaming, que l’on prône la sororité, et que le féminisme est enfin rentré dans notre vocabulaire, quelle place reste-t-il pour ces émissions aux enjeux obsolètes ?
Sont-elles vouées à disparaitre ?
Et s’il n’était pas temps, tout simplement, de les penser autrement ?
De commencer par rendre ces programmes plus inclusifs, d’éduquer les candidats au respect mutuel des genres opposés, et de leur accès aux notions de base du féminisme ?
Ainsi l’essence divertissante de l’émission, qui consiste à observer des gens vivre ensemble (toujours intéressant d’un point de vue sociologique), subsisterait, mais amputée de son sexisme et sa toxicité.
Allez, il est temps !
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