Ces derniers temps, les essais sur les relations amoureuses passionnent, de la traduction des livres de bell hooks aux décryptages de Judith Duportail (« L’amour sous algorithme », « Dating Fatigue »). En début d’année, Aline Laurent-Mayard invitait, elle, à déconstruire l’amour romantique pour privilégier ses autres formes. La journaliste indépendante Pauline Machado part d’une autre constat : les métropoles accueillent la plus grande proportion de célibataires. 44% des Parisien•ne•s l’étaient, en 2017, selon l’Insee.
L’autrice a grandi dans un village de Haute-Savoie avant d’écumer les grandes villes, de Lyon à Londres et Paris, et admet, dès l’introduction, avoir connu un parcours amoureux en dents de scie. Après avoir écrit sur les questions amoureuses pour Terrafemina et Paul.e, elle a publié, le 5 avril, son premier essai. « Foules sentimentales. Comment la ville impacte l’amour » (éditions Pérégrines) mobilise des exemples de la pop culture, des données chiffrées, des entretiens avec des psychologues, chercheurs et connaissances proches.
Si c’est en ville que les célibataires sont les plus nombreux, le coût de la vie pousse aussi souvent à s’installer plus rapidement ensemble. C’est également dans cet environnement, où l’anonymité est plus forte, que les tromperies et les divorces sont plus importants. En partant de données évidentes, toujours analysées et mises en perspective, la journaliste pousse la réflexion jusqu’à bouleverser certaines idées préconçues sur la façon dont la ville influence (parfois négativement) nos relations amoureuses. Éclairages.
Interview de Pauline Machado, autrice de « Foules sentimentales. Comment la ville impacte l’amour »
Comment est né le projet de ce livre ?
Pauline Machado. Tout est parti d’un constat personnel. Je trouvais qu’en ville, les rencontres n’étaient pas très difficiles à faire, il y a toujours beaucoup de monde, on peut rencontrer quelqu’un du jour au lendemain. Mais je trouvais les connexions plus compliquées. Rencontrer quelqu’un avec qui on va décider de prendre le temps de se revoir et de construire quelque chose à deux me paraissait insurmontable.
En ayant étudié ces questions depuis des années à Terrafemina, de manière un peu plus scientifique, je me suis rendue compte qu’il y avait un vrai sujet. Je me suis penchée sur la dimension sociologique, économique et intime de l’amour en ville car les sociologues disent qu’on vit différemment en ville qu’ailleurs. En quittant Paris pour Dieppe, j’ai pris le recul et saisi les différences entre les manières de se rencontrer en ville et en dehors.
Comment se caractérisent les relations amoureuses dans les grandes villes par rapport au reste du territoire ?
PM. J’ai avant tout l’impression qu’en ville, on vit nos relations comme on vit le reste, avec un culte de la rapidité. On est dans un enchaînement de travail, de transports, de sorties. Il y a du monde partout, tout va vite, il faut être sur tous les fronts. Les gens rentrent plus tard chez eux – attention, je ne dis pas que les gens travaillent plus. Mais les plages horaires que l’on dédie aux rencontres sont réduites.
On laisse donc moins le temps aux sentiments de naître, on veut tout, tout de suite. Il y a l’idée d’ubérisation de l’amour. On veut immédiatement que ça fonctionne, sinon on jette. L’hyperconsommation est beaucoup plus présente et les applications n’ont fait que renforcer cela. À la campagne, il y a moins de monde et moins d’anonymat, on est donc moins dans la logique de trouver toujours mieux. Le cercle de rencontres potentielles est plus restreint, on revoit les gens. Ça a des avantages et des inconvénients.
Pourquoi les attentes que l’on a de l’amour sont-elles différentes quand on habite en ville ?
PM. Justement, parce qu’il y a plein de monde, on a toujours tendance à se dire que l’on trouvera mieux. La glamourisation de l’amour en ville passe par les comédies romantiques. Les femmes en sont la cible. On va se perdre dans ces attentes. Une psychologue que j’ai interrogée le dit, et ce n’est pas de manière condescendante, j’insiste : en ville, il y a davantage de personnes ayant fait des études supérieures, et donc, l’enjeu mis sur le couple ne va pas être le même que dans des petites villes, où on va rencontrer quelqu’un, faire sa vie avec et ça sera tout aussi épanouissant.
Dans les grandes villes, il y a l’idée d’« hustle culture » (la culture de l’hyperproductivité), que l’on applique aussi aux relations amoureuses. On va vouloir quelqu’un qui nous comble, qui corresponde à nos attentes très élevées. On a des attentes irréalistes de ce que l’amour doit représenter.
Les données chiffrées que vous mettez en avant sont flagrantes. Par exemple, les célibataires et les divorcés sont plus nombreux dans les grandes villes, ce qui n’est finalement pas surprenant. Quels chiffres sont en revanche venus contredire certaines idées préconçues ?
PM. Celui sur les femmes childfree [les femmes ne voulant pas d’enfants, NDLR]. Selon un sondage Ifop, 37% des répondantes domiciliées en Ile-de-France estiment que la maternité n’est pas nécessaire au bonheur d’une femme. Elles sont 34% en province [davantage de données sont disponibles à la page 136 du livre, NDLR].
J’ai trouvé cette étude très surprenante parce que j’ai complètement intériorisé le stéréotype voulant que la femme qui ne veut pas d’enfant est la femme bien dans sa carrière, épanouie dans une grande ville, émancipée de cette pression normative et institutionnelle. En réalité, on voit que c’est lié au niveau de vie. Les femmes aux revenus modestes, n’habitant pas dans des grandes villes, font aussi ce choix-là. Le contexte économique et social pousse ou non à vouloir un enfant.
Vos références aux comédies romantiques sont nombreuses. Parmi les plus cultes, laquelle se rapproche de la réalité et laquelle est la plus trompeuse ?
PM. Je l’adore, mais « Sex and the City » est très idéalisée. Je regarde un épisode chaque mois au moins, mais je suis très consciente de ses failles. Carrie Bradshaw rencontre quelqu’un à chaque épisode et chaque mec a un truc « chelou ». Sans s’attarder sur la dimension financière. Les films de Cédric Klapisch se rapprochent plus de la réalité.
Vous parlez aussi du tournant des années 2010, avec le passage de la « célibattante looseuse », comme Bridget Jones, à la « célibattante cool ». Où en est-on aujourd’hui ?
PM. J’ai l’impression qu’on s’éloigne de l’archétype « full carrière » et « désespérée par l’absence d’amour ». J’ai récemment vu le film « Quelqu’un de bien » (2019). L’héroïne vient de rompre avec le mec avec qui elle était depuis cinq ans parce qu’ils se sont éloignés et qu’elle doit déménager. On donne plus de nuances et de profondeur au personnage féminin.
Pour beaucoup de monde, l’amour romantique est quelque chose d’important. Mais dans la fiction, ce n’est plus son unique but, mais un enjeu au même titre que sa carrière. L’amitié prend aussi de plus en plus la place qu’elle mérite dans les comédies romantiques. Dans « Célibataire, mode d’emploi », la happy end est d’être avec son amie. Son destin amoureux est secondaire. Il n’y a plus de « célibattante looseuse » ou de « célibattante cool », mais une femme entourée de personnes qui la comblent. La rencontre amoureuse devient une cerise sur le gâteau parce que tous les amours de la vie sont rééquilibrés.
Quel élément frappant retenez-vous après un an et demi d’enquête ?
PM. J’ai grandi en Haute-Savoie, dans un petit village près d’Annecy, et j’avais quand même une vision assez métronormative de l’amour [vision voulant que la ville soit perçue comme la norme pour les personnages LGBTQIA+, NDLR]. J’ai justement découvert ce concept de métronormativité. En discutant avec le chercheur Axel Ravier à propos de ses recherches sur les hommes gays dans les banlieues, j’ai compris l’importance de ne pas sombrer dans la binarité voulant que les villes soient le seul territoire où l’amour queer est possible.
C’est ce que dit aussi la géographe Marianne Blidon : partir du principe que les trajectoires de migration de la petite ville à la grande ville pour les personnes queer sont uniquement là pour s’épanouir dans sa vie intime consiste à déshumaniser ces personnes. Il faut insister sur le fait qu’il est possible d’être queer et de s’aimer dans des milieux très ruraux comme en banlieue. Véhiculer ce discours disant que c’est l’enfer en dehors des grandes villes, contribue à l’isolement des personnes LGBTQIA+ qui habitent ces territoires.
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Les Commentaires
Habiter à Saint-Denis, à Périgueux, à Porte de la chapelle, à Versailles, à Trocadéro, à Roubaix, c'est être en ville. Qu'on me démontre l'existence d'une normativité sociale s'appliquant à tous ces cas unno:
Pour moi l'auteurice parle d'une catégorie précise de personnes vivant dans des très grandes villes/capitales, et ça me semblerait utile de le préciser (ce qu'elle fait peut être dans son livre ? Mais qui ne paraît pas dans l'article), plutôt que de tout fourrer dans un grand sac qui apparaît du coup rempli de poncifs caricaturaux.
Par ailleurs, sur quoi repose l'assertion selon laquelle "aujourd'hui on veut tout tout de suite et si ça ne marche pas on jette" ? J'avoue que ça me semble plus que douteux.