Je suis née et j’ai vécu toute ma vie en banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis. Autour de moi, tous les enfants étaient héritiers d’une culture différente : toutes nos familles venaient « d’autre part », avaient leurs origines ailleurs.
Dans ma famille maternelle, auprès de laquelle j’ai grandi, on était Asiatiques. J’ai toujours su qu’on était Vietnamiens, c’était une évidence, mais on ne m’en avait jamais vraiment parlé. Comme dans beaucoup de familles immigrées, il y avait des non-dits dans notre histoire. Des secrets de famille, des choses qu’on trouve souvent trop difficiles pour les raconter aux enfants, même si elles sont importantes à savoir. Petite, même si je m’en rendais compte, je n’osais pas poser de question. Je ne voulais pas déranger.
Des questionnements grandissants sur mon identité
C’est en grandissant que j’ai commencé à m’interroger sur mon identité. Dans le cadre de mes études supérieures, j’ai étudié dans un endroit où j’étais une des seules personnes racisées, une des seules à travailler à côté des études, une des seules à venir de banlieue… J’y ai vécu beaucoup de violence raciste et classiste.
C’est là que je me suis rendu compte que ce n’était pas la norme pour tout le monde d’avoir des identités plurielles. Pour comprendre le racisme que je vivais, j’ai commencé à lire des essais, et à m’intéresser à la question décoloniale. Les damnés de la Terre de Frantz Fanon, qui a été un déclic assez violent pour moi, Césaire… J’ai trouvé dans ces livres des explications aux mécanismes des violences que je vivais, et que je ne comprenais pas.
Dans tous ces écrits, la question du Vietnam était récurrente. J’ai commencé à comprendre que l’histoire de mon pays d’origine était très douloureuse, et que la manière dont on la racontait en France, notamment en cours d’histoire, était très floue, et qu’on la racontait du point de vue colonial. Alors, j’ai lu de la littérature vietnamienne, me suis renseignée sur l’histoire du Vietnam du point de vue des Vietnamiens.
Et sans le savoir, j’ai lu l’histoire de ma famille. Alors, j’ai commencé à poser des questions.
Comment j’ai redécouvert l’histoire de ma famille
J’ai perdu ma grand-mère quand j’étais très jeune, et c’était une blessure profonde pour ma famille. Parler du Vietnam, c’était parler d’elle, et je savais que c’était très triste pour celles et ceux que j’interrogeais. J’ai senti une forme de pudeur, une petite réticence à rouvrir ces portes. De l’étonnement, aussi, que je m’intéresse à tout ça.
J’ai commencé par demander comment mes grands-parents étaient arrivés en France, les raisons de leur exil. C’est un élément constitutif de la vie d’une famille, et pourtant, j’avais l’impression que ma mère et ses frères et sœurs n’en avaient jamais parlé entre eux. Comme si nous redécouvrions ensemble notre histoire.
À partir de ce moment-là, ils ont commencé à se mettre en « équipes de recherche » et ils ont ressorti des vieilles photos et des archives. Entre la découverte de carnets de mon grand-père et les récits d’une tante, nous avons commencé à retracer notre histoire ensemble. Les choses joyeuses, comme la rencontre de mon grand-père et de ma grand-mère, mais aussi des traumatismes et l’histoire de la guerre qui a déchiré tant de familles, et qui a complètement façonné la trajectoire de la mienne.
Au début, je culpabilisais un peu de remuer tout ça alors que tout le monde avait l’air bien installé dans sa vie, que personne n’avait rien demandé. Mais finalement, je sens que ça nous a fait du bien de le faire et que ce travail nous a beaucoup rapprochés. Découvrir ce que mes ascendants avaient vécu, la puissance de ces récits m’ont rendue très fière d’appartenir à ce peuple.
Mon premier retour au Vietnam
En parallèle, j’ai commencé à prendre des cours de vietnamien, une langue que je ne parlais pas et que ma mère ne m’avait pas inculquée — à l’époque, on disait aux parents de ne pas parler une autre langue que le français à la maison. J’ai découvert que dans cette langue, les mots ont des portées émotionnelles assez fortes.
Quand on fait partie de la diaspora vietnamienne, on ne dit pas « aller » au Vietnam. On dit toujours qu’on y retourne, même pour la première fois. C’est un des premiers mots que j’ai appris, et il m’a beaucoup émue: Về.
Après quelques années, j’ai commencé à envisager mon retour. Bizarrement, j’avais l’impression de ne pas être prête, comme s’il fallait que je remplisse un certain nombre de conditions pour pouvoir revenir au Vietnam. Pourtant, on n’est jamais prête à rentrer dans un pays où l’on n’est jamais allée.
En 2019, juste avant le Covid, j’ai pris l’avion avec mon mec pour le Vietnam pour la première fois. C’était bordélique, j’étais émotionnellement instable et un peu débordée par tout ce qui se passait autour de moi. Pour autant, rien que le fait d’être là-bas m’a permis de comprendre des choses : voir comment les gens se comportent, les habitudes, les positions corporelles… J’ai pris conscience que certaines manières d’être de ma famille, qui n’étaient pas françaises étaient courantes au Vietnam, et qu’elles faisaient partie d’une culture dont j’avais hérité sans le savoir.
Découvrir le pays m’a rendue hyper heureuse, mais j’ai senti quelque chose d’étrange. Chaque fois que je ne comprenais pas quand on me parlait en vietnamien, que je ne comprenais pas quelque chose là-bas, je ressentais une sorte de déception envers moi-même, comme si je constatais l’étendue des manques que je ressentais, l’étendue de ce qu’on ne m’avait pas transmis.
Je me suis dit « À partir de maintenant, je vais tout rattraper. Je vais aller au Vietnam tous les ans ». J’ai même prévu d’y retourner seule, pour y vivre un petit moment, en mars 2020.
Quelques mois plus tard, la pandémie a commencé.
J’ai vécu beaucoup de bouleversements pendant cette période. J’avais l’impression que nous n’en sortirions jamais, qu’il était possible que je ne retourne jamais au Vietnam, et malgré la tristesse que mon second voyage s’annule, je me suis dit : « J’ai de la chance d’avoir encore ma famille autour de moi, je peux encore continuer à approfondir mes recherches d’ici. »
J’ai continué à apprendre le vietnamien, en me mettant à fond dans mes cours pour essayer de récupérer cette langue. J’ai passé du temps avec ma famille, j’ai continué à écouter les histoires qui la composent.
Dans cette période de Covid-19, face à l’augmentation de l’asiophobie et à l’accélération des violences faites aux personnes racisées, je me suis réfugiée dans de nombreux collectifs et mouvements asioféministes. Ça m’a donné beaucoup de force.
Deux ans après, il s’est passé quelque chose en début d’année 2022, une sorte d’alignement des planètes qui m’a offert une fenêtre de tir pour retourner au Vietnam. J’ai foncé dans la brèche, et je suis repartie pour quelque semaine.
Mon deuxième retour au Vietnam
Cette fois-ci, je suis partie seule, et ça n’avait rien à voir avec la première. J’allais dans un endroit que je connaissais, je parlais le viet — ce qui était hyper significatif pour moi — c’est comme si j’étais une nouvelle personne !
Cette fois-ci, j’étais prête. Je n’avais plus d’attentes, plus d’impression de « devoir » faire ou être certaines choses, juste le bonheur de retrouver tout ça. Je suis partie avec un carnet, dans lequel j’avais prévu de dessiner tout ce que je voyais pour pouvoir garder une trace de tout, pour moi et pour ma famille. J’avais l’impression que c’était hyper important, après tous les non-dits.
La première fois que j’y suis allée, il y avait beaucoup de trous dans mon histoire familiale. Cette fois-ci, j’avais mon histoire complète, j’avais lu beaucoup de livres et découvert plus en détails l’histoire du pays.
Je suis retournée dans la région de mes grands-parents, celle de ma famille, et chaque lieu a fait écho à une partie de mon histoire. C’était comme un parcours initiatique dans lequel j’avais l’impression de faire partie de cette histoire du Vietnam.
J’ai été bouleversée de me dire : « Maintenant, je suis vivante et je suis ici » en pensant à mes grands-parents qui avaient quitté le pays sans savoir que c’était un aller sans retour. Je pensais à mon grand-père, qui n’a jamais pu y retourner jusqu’à son décès, à ma grand-mère qui n’a pu y retourner que très tard dans sa vie, et ma mère et ses sœurs, qui n’y sont retournées que peu de fois en 70 ans.
Avoir envie d’y retourner aussi tôt, et aussi fort, c’est vraiment propre à ma génération. Ce retour est important parce qu’il peut se faire de manière consciente, paisible, tout en comprenant le poids de cette possibilité que les générations qui m’ont précédée n’ont pas eue.
Pourquoi j’ai décidé d’écrire un livre
Me promener partout, dessiner tout ce que je voyais et tout ce que je ressentais, le fait d’ancrer et d’avoir tracé tout ça dans mon carnet, ça m’a donné l’impression d’avoir matérialisé et soigné quelque chose. J’avais l’impression de rendre notre histoire, de la tracer. C’était très puissant.
Mon retour en France a été difficile et facile à la fois. À cause d’un accident, j’ai été immobilisée chez moi : je n’ai pas repris ma vie « normale ». C’est comme si je n’étais jamais rentrée de là-bas. J’étais dans ma bulle, dans mes souvenirs, dans l’analyse de ce que j’avais vécu.
C’est là que des proches ont vu mes dessins, et m’ont conseillé d’en faire un livre. J’ai utilisé ce temps seule pour donner corps à toutes ces réflexions, et le point final de ce retour, c’est que ça a donné un objet : Về, ce mot qui désigne le retour et qui m’avait tant émue, est le titre de mon livre, que j’ai auto-édité !
Au départ, je pensais surtout l’offrir à ma famille, pour qu’on puisse en discuter ensemble, et que chacun possède cet objet qui représente toutes nos discussions, toutes les choses que nous avons partagées et dont je voulais laisser une trace.
Mais en montrant mon projet à des personnes issues d’autres diasporas, j’ai découvert que mon histoire résonnait auprès d’elles, et que beaucoup de gens s’y intéressaient.
Alors, je me dis qu’il peut être intéressant d’ouvrir ces discussions. J’espère que toutes les personnes qui vont voir passer ce projet, même celles qui ne le lisent ou ne l’achètent pas, vont avoir envie de s’intéresser à leur famille, de découvrir leurs histoires, d’en être fières.
C’est ça qui nous manque à tous et à toutes, les « générations d’après » l’exil. Un manque de transmission, de racines. Alors, j’avais envie de faire passer ce message : nos identités sont importantes, il faut en prendre soin, les transmettre.
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À lire aussi : Pourquoi ma famille est un pilier fondamental dans ma vie
Image de Une : Photographie personnelle fournie par Mai
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Les Commentaires
J'ai craqué sur le livre, heureusement que je m'étais promise de faire des economies