Article initialement publié le 28 juin 2013
Je n’aurais jamais pensé dire ça un jour quand je l’ai rencontré, mais aujourd’hui cela fait un an que mon compagnon et moi sommes en concubinage. Si je dis que je ne le pensais pas, c’est parce que lui et moi sommes foncièrement différents.
C’était un très bon ami au lycée et quand nous nous sommes revus : coup de foudre, coup d’amour, coup de soleil. Et un an après, je vous livre mes impressions.
Oui parce que quand j’ai dit foncièrement différents, je disais vraiment différents. Chéri est rastafari. Comme tous les couples, on a des perles, mais alors là, c’est de la belle perle de culture, parce que c’est un vrai rastafari, un vrai de vrai.
Vivre avec un rastafari : les croyances
Le rastafari croit en Jah. Mais ce n’est pas vraiment une doctrine, comme les catholiques peuvent croire en Dieu ou les musulmans en Allah ; on va dire que Jah c’est plutôt une spiritualité. Parce que le mouvement rastafari est un mouvement de pensée, de la libération de la pensée, la libération de Babylone.
Alors moi, avec ma pauvre pensée étriquée qui aime me vautrer devant la télé-réalité, je ne récolte parfois que des « Pfff » bien sentis devant ma joie face au programme télé. D’après lui, c’est absolument n’importe quoi et si je l’avais écouté, je ne pense même pas qu’on aurait une télé. Rapport au fait qu’on dicte notre pensée à travers cet objet du diable.
Je serais d’humeur à le croire, mais j’aime trop ne pas avoir à réfléchir et glousser bêtement. Mais attention, on a des discussions intelligentes parfois. Bien philosophiques et tout. Thèse, antithèse, synthèse. Mais il gagne toujours — selon lui, parce que son esprit est libre. Selon moi, parce qu’il s’intéresse à tout et de par sa culture rasta, il a une façon de penser différente de la mienne.
Il s’est beaucoup documenté sur la culture rasta pour avancer ce qu’il avance, il a vécu en Jamaïque quand il était petit, c’est sûrement ce qui lui a donné envie de s’initier au mouvement rastafari. Il continue d’y aller tous les ans, même si les rastas sont une minorité en Jamaïque. Il pense à travers Jah et rejette toute cette société de consommation qui lui dicte ce qu’il doit penser. Babylone nous aura, nous autres.
Babylone, le Mal suprême pour le rastafari
Babylone, parlons-en. Si comme moi vous avez du mal à saisir le concept de Babylone, ne demandez jamais à un rasta de vous expliquer sous peine de le voir s’agacer, s’énerver et peut-être vous accuser s’il est en forme.
Babylone, c’est le monde occidental actuel, la société de consommation américaine, les diktats en tout genre, tout ça, tout ça. Les rastafari voient en Babylone le retour à l’empirisme, toute la domination qu’ils ont vécue. Ils se voient un peu comme les tribus perdues d’Israël et prônent un retour à Sion, leur terre sacrée, eux qui sont emprisonnés dans Babylone, règne du matérialisme, de l’impérialisme, du capitalisme.
Le mouvement rastafari assimile Babylone au pouvoir qu’exerçaient les anciens empires sur la Palestine, un symbole de la domination. La société de consommation devient un nouveau retour à cet impérialisme, puisque les rastas et les autres minorités sont dominées par les puissants du monde occidental.
Rastafaris, capitalistes et incompréhensions
Ce n’est pas facile tous les jours de vivre dans une société dénigrée par la personne que vous aimez et je dois faire des efforts pour ne pas mal lui parler quand il commence à s’exprimer là-dessus.
Cependant, je note des efforts de sa part pour parler de ça avec ses camarades rasta plutôt qu’avec moi, et j’apprécie. Je suis une capitaliste pure et dure, il faut croire, alors forcément, ça pose problème.
Un jour, j’ai eu l’audace de lui dire qu’avec toutes ces idées contre toute notre merveilleuse société, il aurait fait un bon communiste. Mes aïeux, quelle erreur ! J’aurais dû me douter que le communisme, ce n’était pas dans le projet. Ça aussi, c’est mauvais, alors bon, je ne savais plus trop quoi dire quand il m’a affirmé que le vocabulaire rasta rejetait les mots qui finissaient par –isme. En effet, ces mots-là sont vus comme directement inspiré par Babylone. Grand bien me fasse, je ne prononcerais plus jamais le son –isme.
« Rasta don’t go to no funeral »
Un des points qui me chiffonne le plus, c’est « rasta don’t go to no funeral ». D’une manière générale, la mort constitue un tabou pour les rastas, et ils n’abordent ce thème que d’une façon très spirituelle assez difficile à comprendre pour les non-rastas. C’est une des influences direct de la Bible, le vœu de Nazarite. Mais je ne suis pas professionnelle, je ne m’étendrai pas là-dessus.
Chéri a tenté plusieurs fois de m’expliquer, je n’ai pas vraiment compris. Je respecte cet engagement, et je vais aux enterrements toute seule. Pour sa famille, ça a été dur, une fois, de voir qu’il ne viendrait pas et qu’il n’y aurait que moi. Et c’est dans ce genre de moments que je me dis que je suis peut-être trop compréhensive. Mais tant pis.
Les (fameuses) dreadlocks
Bien sûr, quand on pense au rastafari, la première chose qui nous vient à l’esprit, ce sont les dreadlocks. Alors ça, c’est une belle arnaque, parce qu’on peut se les faire soi-même : c’est comme ça que les faux roots du lycée se retrouvent avec une tignasse pleine de colle à locks.
Sauf que, dans la vraie vie des rastas, ce n’est pas comme ça qu’on fait. Il faut savoir que je suis absolument obsédée par mes cheveux, j’en prends soin, je les peigne, je les nourris, je les chouchoute. Et je me suis retrouvée à vivre avec monsieur « mais-dans-la-tradition-faut-faire-comme-ça » !
Les rastafari ne se coupent pas les cheveux, mais ne se les coiffent pas non plus. Ils les lavent avec des produits naturels et c’est ça qui entraîne la formation de dreadlocks : c’est juste un bon gros paquet de nœuds lavé avec de l’herbe. Bien sûr, je me suis fait savamment taper sur les doigts pour avoir dit ça, mais c’est comme ça, paraît-il.
Il se les lave quand même un minimum, mais je ne sais pas depuis combien de temps il n’a pas touché un peigne ou même une paire de ciseaux. Ses cheveux atteignent le bon milieu de son dos et sont plus longs que les miens. Ça, ça me rend triste à chaque fois. Mais là où on atteint du niveau, c’est qu’il fait la même chose avec sa barbe. Il arbore donc une belle grosse barbe bien fournie, elle aussi pleine de nœuds. Mais ça aussi, c’est la tradition. Heureusement, ça lui va bien et il est beau comme tout.
Rastafari et nourriture, une alchimie compliquée
Au niveau de la nourriture aussi, on a eu nos moments. Les rastafaris sont végétariens et ne mangent rien d’artificiel ou altéré chimiquement.
Je vous avoue que ça a été très dur au début puisque j’étais une grosse mangeuse de viande (je me serais damnée pour un tournedos), mais pas lui. Et comme c’est plus facile d’arrêter quelque chose plutôt que de commencer en mettant en péril ses croyances, je suis devenue végétarienne aussi, pour lui.
Il a vu ça comme une preuve d’amour, mon père comme un sacrifice désastreux. Mais Papa a compris et Maman ne fait plus de viande quand nous venons dîner (bon par contre, pour le repas de Noël on a notre menu spécial, pendant que les autres mangent de la dinde, ça aussi ça me rend triste, mais c’est pour mon amoureux).
Là où j’ai refusé de m’adapter, c’est au niveau de la boisson. Les rastas ne consomment aucun produit venu directement de la vigne ou aucun alcool. Je me suis platement excusée mais le vin, c’est sacré. Et l’alcool en soirée aussi. J’en bois moins, pour lui toujours, pour qu’il voie que je fais quand même des efforts. Mais il a tout à fait compris. Parfait.
Je ne m’exprimerai pas sur le cannabis : pour lui comme pour tous les rastas, c’est une herbe sacrée et inoffensive qui permet à leur âme de s’élever et de trouver la spiritualité. Ils souhaitent d’ailleurs la voir légalisée.
Mon compagnon rastafari et la musique
La musique est un gros paradoxe dans notre belle vie à deux. J’ai été élevée par un père fan de Brel et une mère groupie de Gainsbourg. Autant vous dire que c’était à celui qui avait les plus belles phrases à la maison.
En grandissant, je me suis forgée ma propre culture musicale (très hésitante, cela dit en passant) qui va de Michael Jackson jusqu’à IAM, mais en restant fan absolue des Rolling Stones. Bref, un peu tout le contraire de mon chéri, qui ne jure que par le reggae.
J’avais une image très superficielle du reggae, ne connaissant que Bob Marley. Mais en fait, c’est super riche comme musique. Je l’avoue humblement, pour moi, tout se ressemble à peu près. Mais pas pour lui (heureusement) et c’est formidable, il en parle avec une telle passion que j’ai l’impression que c’est du reggae pur qui coule dans ses veines.
Alors bien, sûr, certaines fois, j’en ai ma claque et je le supplie de mettre son casque (casque aux couleurs rastafari, attention !) mais pour lui ce n’est pas pareil. Bon. Mais il le fait quand même, parce qu’il m’aime et qu’il veut bien faire un minimum d’effort.
Le reggae, c’est tout le temps (quand il peut bien sûr) : les préceptes rasta passent beaucoup par l’oral donc par la musique et à travers ces paroles, c’est toute une culture qui est transmise et répétée. Bon après il y a aussi le reggae qui ne veut rien dire, ou qui veut dire à peu près la même chose que les chansons électro mais en version reggae, faut pas croire que les rastas sont tout le temps profonds et sincères (ils le sont quand même les trois quarts du temps on va dire) !
http://youtu.be/JE3WaSETf8k
Tout est sujet à sortir une parole de chanson à chaque situation. « Non mais tu vois, les Wailers, ils disent ça… » blablabla. Je ne parle pas le rasta, moi, je ne suis pas censée comprendre le mode de vie à chaque parole. Paraît que si.
C’est plutôt drôle de le voir s’évertuer à m’expliquer tout ça, alors qu’au fond, je n’ai qu’une envie, qu’il mette son casque comme ça je pourrais aller regarder les Anges ! C’est aussi une bonne raison de se moquer de moi et de mon ignorance complète sur ce sujet.
-Ah mais je connais ça, c’est xxx de Marley.
–Non, c’est xxx des xxx.
– Ah.
Mettez ce que vous voulez à la place des xxx, ça marche avec tout. Pour moi, c’est toujours Marley, mais c’est jamais ça. Déjà que j’ai accepté le poster géant du Dieu-même-si-on-l’appelle-pas-Dieu Bob dans l’appartement, dans les toilettes. Parce que la chambre, c’était hors de question et le proprio ne voulait rien sur les murs du salon, donc les toilettes, et c’est très gênant de faire sa petite/grosse commission pendant que Bob se fume un oinj tranquille, sans pression, sur son mur. Mais bon, c’était sa seule condition décoration, donc j’ai accepté (les efforts, le couple, tout ça…) !
Vivre avec un rastafari, pour conclure…
Nous avons chacun des idées bien arrêtées et bien différentes sur le monde, la société, la coiffure ou la musique. Et je n’ai pas encore parlé de son obsession pour le lion de Judas alors que je suis allergique aux chats, ou encore du fait qu’il voudrait que toute notre vie rime avec les couleurs rouge, jaune et vert alors que je ne jure que par le noir, le marron et le beige !
On se bataille sur de nombreux points c’est vrai, on essaye de faire concorder nos vies parce qu’on s’aime et que c’est plus important que toutes nos croyances. On continuera à se battre toute notre vie peut-être, et alors ? Grâce à lui, j’ai appris beaucoup de choses, à être plus ouverte à d’autres cultures notamment. Grâce à moi, il a peut-être appris qu’il n’y a pas que le mouvement rasta et qu’on a le droit de ne pas être d’accord avec lui. Je n’échangerais cette vie-là pour rien au monde.
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Les Commentaires
Pour celles qui voudrait plus d'informations sur le mouvement rastafari je suis tombé par hasard sur ce documentaire de Arte :https://www.google.fr/amp/s/www.art...000-A/les-racines-du-reggae-jah-rastafari/amp
Il aide bien à comprendre ce qu'est cette culture