Comment réagir quand on a l’impression de foncer inexorablement dans le mur ? C’est la question qui sous-tend Les Terrestres, une bande dessinée co-créée par Raphaelle Macaron et Noël Mamère. Un duo atypique à tous les niveaux, deux êtres qui n’appartiennent pas à la même génération, ne viennent pas du même pays et ne posent pas le même regard sur le monde.
Pourtant, ils ont croisé leurs regards pour ce reportage à la rencontre de celles et ceux qui ont modifié en profondeur leur mode de vie et créé des lieux alternatifs en prévision de l’effondrement : les collapsologues.
Nous avons rencontré Raphaelle Macaron, autrice de la bande dessinée, mais aussi Laurence Allard, sociologue qui a travaillé sur la question collapsologue (et figure dans les remerciements de Noël Mamère à la fin des Terrestres), afin de mieux comprendre ce phénomène de société.
Effondrement, collapsologie… de quoi parle-t-on ?
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », paraît-il ; pourtant, il n’est pas toujours facile de définir la collapsologie ou les théories de l’effondrement, tant ces termes peuvent recouvrir différentes réalités. Wikipédia nous dit succinctement :
« La collapsologie est un courant de pensée récent qui étudie les risques d’un effondrement de la civilisation industrielle et ce qui pourrait succéder à la société actuelle. »
C’est limpide, mais ça n’aide pas tellement à comprendre la réalité de la collapsologie en France en 2020. Heureusement, Laurence Allard développe pour madmoiZelle :
« La définition de la collapsologie, c’est : une étude multidisciplinaire observant les paramètres de la civilisation industrielle et visant à décrire, à travers les travaux de chercheurs et chercheuses, les stades critiques que présente la biodiversité.
Mais on ne peut pas parler de ce sujet sans évoquer une particularité très française : la parution, en 2015, de l’essai “Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes” signé Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Il est resté relativement confidentiel pendant quelques années, avant d’être mis sur le devant de la scène en 2018, quand Nicolas Hulot puis des médias se sont intéressés à la collapsologie.
L’intérêt de cet ouvrage, c’est qu’il ordonne un ensemble de données assez ardu à appréhender, et en fait un récit linéaire, qui s’inscrit dans des codes culturels que nous avons tous et toutes intégrés, via des œuvres populaires — notamment dans le genre de la science-fiction. Ça le rend bien plus lisible que les rapports du GIEC. »
Les Terrestres s’inscrit dans la droite lignée de cette « vulgarisation » de l’effondrement et de la collapsologie, puisque la bande dessinée est très accessible et se dessine (littéralement) par les yeux de Raphaelle Macaron, laquelle n’était pas familière du sujet avant d’aborder le projet.
Les Terrestres, la BD de Raphaelle Macaron et Noël Mamère sur la collapsologie
Raphaelle Macaron est dessinatrice et autrice de bande dessinée. Elle vient du Liban, où elle a grandi et étudié, avant de s’installer en France il y a quatre ans.
Pour Les Terrestres, elle a voyagé pendant plusieurs mois à travers l’Hexagone, en compagnie de Noël Mamère (ex-journaliste et ex-élu à divers postes sous les bannières des Verts puis d’Europe Écologie-Les Verts), afin de rencontrer les personnes ayant choisi des modes de vie alternatifs visant à faire face à l’effondrement « du monde tel qu’on le connaît » — une précision importante, car l’effondrement, ce n’est pas la fin DU monde mais D’UN monde !
De la ZAD (Zone À Défendre) de Notre-Dame-des-Landes aux tréfonds du Béarn en passant par la Bretagne, Raphaelle et Noël découvrent celles et ceux qui ont décidé d’agir.
Comment ne pas déprimer face aux théories de l’effondrement ?
C’est probablement LA question qui sous-tend Les Terrestres
, et que se posent bon nombre de personnes lorsqu’elles intègrent l’idée que le monde tel qu’on le connaît pourrait changer en profondeur dans les années et décennies à venir.
Raphaelle Macaron elle-même n’était pas familière de la collapsologie, bien qu’elle se soit « toujours vue comme écolo et préoccupée par les questions liées à l’environnement ». Elle explique à madmoiZelle à quel point il peut être difficile de se confronter à ces idées :
« Quand on commence à s’intéresser à la collapsologie, on vit vraiment une sorte de deuil. Au premier abord, la vision est très noire : le monde est dans un état désastreux, les ressources s’amenuisent… Donc j’utilise le mot “deuil”, car on doit accepter que nous ne pourrons pas continuer comme ça, qu’il va falloir mettre en place des changements radicaux, lesquels vont probablement s’accompagner d’une phase chaotique et douloureuse.
Il faut enterrer le futur que nous avions imaginé, qu’on nous avait promis.
Un système qui meurt, c’est toujours un passage effrayant et difficile pour une société, même si ça arrive pour de bonnes raisons, pour entamer une transition vers quelque chose de mieux.
Pour être honnête, cette année de reportage auprès de Noël Mamère (qui, lui, a déjà parcouru ce chemin d’acceptation) fut très anxiogène pour moi : j’avais l’impression de regarder les choses en face pour la première fois. Mais elle m’a permis de comprendre que la collapsologie, c’est plus nuancé que ce qu’on croit ! »
Et ces nuances, justement, elles se déroulent au fil des rencontres réalisées par Raphaelle Macaron et Noël Mamère pour Les Terrestres.
À la rencontre des collapsologues de France
Laurence Allard précise pour madmoiZelle le rôle qu’elle a joué dans Les Terrestres :
« J’ai aidé à cibler les endroits de vie alternatifs qui se prêtaient à ce reportage, en ajoutant mes connaissances à celles de Noël Mamère. Pour faire mes choix, j’ai eu à cœur de représenter les différentes facettes du mouvement collapsologue, avec plusieurs focus : l’habitat léger, la permaculture, etc.
Il existe déjà pas mal de zones d’expérimentation liées à des domaines spécifiques, et à mon sens, les lier entre elles c’est déjà “faire mouvement” : montrer qu’il s’agit bien d’un mouvement de société, et mettre en lien ses différents acteurs et actrices, qui parfois ignorent jusqu’à l’existence de leurs camarades ! »
Raphaelle Macaron nous parle avec enthousiasme de ces rencontres qui l’ont aidée à y voir plus clair, et à digérer ses angoisses liées à l’effondrement. Elle a même du mal à désigner une personne qui l’aurait marquée plus que les autres :
« Tous ces moments ont résonné en moi, car chaque groupe qui nous a reçus représente un aspect de ce changement de vie, et de ce (futur) changement de société.
Forcément, rencontrer Pablo Servigne, c’était passionnant : il a l’habitude de parler de ces sujets, son discours est très éloquent, et il arrive à expliquer les choses simplement. C’était logique de finir la BD avec son témoignage, qui résume, en quelque sorte, tout ce qu’on a vu auparavant.
Mais c’est difficile de choisir un moment plus fort qu’un autre. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes reste un souvenir très fort pour moi : c’était mon premier reportage, je ne savais pas trop où je mettais les pieds, j’avais l’impression d’aborder un terrain trop politique, dans lequel je ne trouverais jamais mes marques. Alors qu’au final, ce que j’ai vécu avec “Les Terrestres”, c’est une somme de rencontres humaines incroyables. »
Via son travail sur les groupes Facebook de collapsologues, Laurence Allard partage avec madmoiZelle son regard sur un autre pan de ces personnes engagées.
« Ce que je retiens, c’est que les gens viennent dans ces groupes Facebook avec des envies de solutions, d’action. Ils ne veulent pas se lamenter ou rester les bras ballants, ils veulent changer leurs habitudes, car comme le dit Pablo Servigne : “une autre fin du monde est possible”. Ces internautes veulent aider à la bâtir.
Certains viennent avec leurs angoisses. Ils et elles ont peur, alors la communauté va les rassurer en leur fournissant des informations et des pistes montrant que tout n’est pas foutu, parfois même en les intégrant dans des expérimentations collectives qui ont lieu “dans la vraie vie”. J’aime à dire que ces groupes, on y arrive seul, on en sort accompagné.
Comme il faut souvent savoir lire et analyser des données complexes pour comprendre les théories de l’effondrement, on retrouve sur ces groupes un public scientifique et technique : des informaticiennes, ingénieurs, techniciennes… Contrairement à ce que certains pensent, il ne s’agit pas de survivalistes vivant au fond de bois ou dans des bunkers, en marge de la société !
Niveau classe sociale, ce n’est pas forcément aussi homogène que ce qu’on pourrait penser. Une ouvrière, un garagiste s’y connaissent souvent en “low tech”, savent s’adapter et faire plus avec moins ; de l’autre côté du spectre, on va avoir des managers qui deviennent coachs de vie spécialisés en collapsologie, mettant leurs compétences en organisation et gestion d’équipe au service de structures atypiques !
La différence de classe va plutôt se jouer au moment de passer à l’acte. Tout plaquer pour se mettre à la permaculture dans une ferme écolo qu’on bâtit de ses mains, ça demande un capital de base, une sécurité financière que tout le monde n’a pas.
Notez aussi que parmi les collapsologues, il y a ceux qu’on appelle les “sérieux critiques”. Ce sont ces étudiants et étudiantes, ou jeunes diplômés, qui bifurquent de leur voie toute tracée pour devenir, justement, critiques de leur propre parcours, lequel les destinait à un statut d’élite devenu vide de sens. Ce sont les gens comme Clément Choisne, l’élève de Centrale Nantes qui avait fait un discours marquant en 2018. »
Les Terrestres, un regard sincère sur les collapsologues
Raphaelle Macaron l’admet sans peine : elle est arrivée sur Les Terrestres avec un regard singulièrement neuf, car elle ne connaissait ni les théories de l’effondrement, ni Noël Mamère, qu’elle n’a pas vu à la télé étant petite puisqu’elle a grandi au Liban ! Et cette découverte s’accompagnait d’une angoisse, celle de ne pas tirer un portrait sincère des collapsologues, de ne pas leur faire honneur.
Heureusement, elle a bien vite été rassurée, comme elle le confie à madmoiZelle :
« Les retours sur la BD sont très bons, et tant mieux car ça m’angoissait un peu !
Maxime, par exemple, fait partie de La Bascule, un lobby citoyen installé dans une clinique abandonnée, où j’ai séjourné pour “Les Terrestres”. Il m’a dit avoir adoré le livre, et surtout, il m’a confié qu’il avait recommandé la bande dessinée à ses parents et grands-parents, lesquels ont du mal à comprendre ses choix de vie.
Ça m’a fait vraiment plaisir, car c’est la preuve que Maxime, ses camarades et leur discours sont bien représentés. Que j’ai posé un regard honnête sur tout ça.
Je tiens cependant à le rappeler : “Les Terrestres”, c’est ma vision personnelle, ce n’est pas un manuel de l’effondrement. C’est en étant sincère, et imparfaite, que j’espère créer de la compassion chez mes lecteurs et lectrices.
D’ailleurs, la BD parle beaucoup de cohérence (ou d’incohérences, c’est selon), du fait de ne pas être “parfaitement” écolo, de vivre avec ses contradictions. C’est ce que nous faisons tous et toutes, y compris les collapsologues les plus engagés.
Je me dis que mon regard de jeune femme imparfaite qui a encore beaucoup de choses à apprendre, ça va parler aux gens qui ne se reconnaissent pas forcément dans le parcours de Noël Mamère ou des activistes comme Maxime.
Petit détail : c’est pour ça qu’il y a une voiture sur la couverture des “Terrestres” ! J’aimais l’ironie que ça apporte. On est écolo, on fait un livre sur la collapsologie, et on le fait en voiture, on mange des sandwichs triangles nuls sur des aires d’autoroute, on roule avec le Mac sur les genoux et l’iPad à portée de mains. C’est ça la réalité, c’est faire de notre mieux en fonction de nos réalités personnelles. »
Ce regard si singulier que porte Raphaelle Macaron sur la collapsologie, il vient aussi de ses racines, de sa famille au Liban qui a connu la guerre et l’encourage, d’ailleurs, à vivre pleinement plutôt que d’angoisser sur la fin du monde.
« Je ne peux pas aborder ces questions-là en ignorant le prisme de mon pays, dans le passé comme dans le présent. Car le Liban vit un effondrement, un effondrement politique, social, économique. À mes yeux, l’effondrement, ce n’est pas “bientôt”, c’est déjà là.
Quelqu’un qui a toujours vécu en France verra peut-être l’effondrement comme quelque chose de terrifiant : son confort va disparaître, sa vie ne sera plus jamais la même. Dans des pays comme le mien, on sait qu’on peut survivre à des bouleversements très violents. Ça me donne un recul supplémentaire. »
Par son trait, et avec la collaboration de Noël Mamère qui l’emmène à la rencontre de nouvelles générations d’écologistes, Raphaelle Macaron livre avec Les Terrestres un portait aussi respectueux que passionnant de celles et ceux qui bâtissent « l’autre fin du monde ». À mettre entre toutes les mains !
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