Article initialement publié le 30 juillet 2022.
La nature a horreur du vide mais elle souffre en silence. Pendant trente printemps, alors que les oiseaux et les abeilles disparaissaient des campagnes françaises, la voix de Rachel Carson est restée inaudible. Les scandales associés à l’agrochimie avaient beau pousser comme de la mauvaise herbe, sa critique des pesticides n’arrivait pas jusque chez nous. On pouvait pour ainsi dire entendre les mouches voler. Et encore, elles étaient de moins en moins nombreuses.
Première lanceuse d’alerte pour l’environnement
Cette biologiste américaine a été la première à donner l’alerte. À force d’intoxiquer sans discernement la faune et la flore, l’être humain déroulait le tapis, selon le titre de son livre paru en 1962, à un Printemps silencieux. Autrement dit, une extermination de masse avançait à bas bruit. Ce cri d’alarme n’a toutefois pas été lancé dans le désert. Il a au contraire eu l’effet d’une bombe aux États-Unis avant d’être traduit en français en 1974.
Hélas, Rachel Carson était depuis retombée dans la confidentialité des cercles universitaires. « Le livre avait été oublié », s’étonne Baptiste Lanaspeze. Quand ce Marseillais a ouvert sa maison d’édition, Wildproject, en 2008, la traduction française n’était plus disponible depuis trente ans.
Évidemment, le quadragénaire s’est fait une joie de mettre un terme à « ce désintérêt massif et coupable ». Depuis qu’il a republié le texte, en 2009, les ventes et la curiosité du public n’ont fait qu’augmenter. « Rachel Carson est une icône outre-Atlantique, mais les Français la découvrent tout juste », remarque l’historienne de l’environnement Valérie Chansigaud.
Une nouvelle édition a donc été imprimée en mai 2022. La France a fini par réaliser, pour paraphraser un documentaire d’Arte diffusé trois mois plus tôt, que Rachel Carson était « la mère de l’écologie ». Il était temps. Depuis la première parution de Printemps silencieux, la planète a perdu près de 70 % de sa faune sauvage, selon un rapport de WWF.
Le ver est dans le fruit depuis longtemps. Il n’a fallu que quelques années aux scientifiques pour s’apercevoir que les pesticides développés lors de la Seconde Guerre mondiale se logeaient partout, dans la terre, l’eau et les tissus, pour subvertir les écosystèmes et, en bout de chaîne, tuer des agriculteurs. Rachel Carson aligne les exemples et s’étonne que les conditions d’une hécatombe aient été réunies pour venir à bout d’une poignée d’insectes.
Au début de l’ouvrage, l’auteure imagine « une petite ville au cœur de l’Amérique où toute vie semblait vivre en harmonie avec ce qui l’entourait » .Un beau jour, « de mystérieuses maladies décimèrent les basses-cours ; le gros bétail et les moutons dépérirent et moururent. Partout s’étendit l’ombre de la mort ». Même les fermiers « déplorèrent de nombreux malades dans leurs familles. » Si « chacun de ces désastres a réellement eu lieu quelque part », cet endroit qui les réunit tous n’existe pas. Mais il ressemble au lieu où elle a grandi.
Le destin d’une femme pionnière
Lorsque Rachel Louise Carson voit le jour le 27 mai 1907, Springdale est un village champêtre de 1 200 âmes posté près de Pittsburgh, en Pennsylvanie. La modeste ferme familiale s’élève ici, sur les bords de la rivière Allegheny. Vu son quotidien assez misérable, « rien ne la prédestine à devenir ce qu’elle va devenir », observe la journaliste Isabelle Collombat, auteure du livre jeunesse Rachel Carson : non à la destruction de la nature (Actes Sud, 2021).
Alors que son père sillonne les routes pour vendre des assurances à grand-peine, sa mère Maria l’initie aux joies du jardin, du monde sauvage, de la musique et de la lecture. La cheffe de famille y met d’autant plus de cœur qu’on lui avait barré la route de l’enseignement. Il était alors interdit aux femmes mariées de diriger une classe. Les temps ayant un peu changé, Rachel échappe à cette frustration de ménagère avec l’aide de sa mère et des livres.
Inspirée par Herman Melville, Joseph Conrad et Robert Louis Stevenson, elle peuple très vite ses propres récits – publiés par le magazine St. Nicholas dès ses 11 ans – de navires et d’animaux en tous genres. Cette fascination pour la nature devient une passion au contact d’une professeure de biologie, Mary Scott Skinker, en sorte que Rachel Carson se retrouve à étudier le sujet.
Bien partie pour rédiger une thèse de zoologie dans la foulée de son master à l’université Johns Hopkins de Baltimore, Carson doit renoncer pour rester auprès de son père, dont la santé et les finances déclinent. Il meurt en 1935. Elle trouve alors du travail au Bureau des pêches. Impressionné par la qualité de ses articles sur l’univers marin, l’éditeur Simon & Schuster propose à Rachel Carson d’y consacrer un livre. Publié en 1941, La Vie de l’océan est salué par ses pairs. Mais ce n’est rien en comparaison du succès qui l’attend.
Dix ans plus tard, Cette mer qui nous entoure s’écoule à plus de 250 000 exemplaires en six mois. Avec l’aide du New Yorker, qui en publie des extraits, ce trésor de science et de poésie reste 86 semaines d’affilée dans la liste des meilleures ventes du New York Times. « Quand j’étais petit, on le trouvait chez tout le monde » se souvient son biographe, William Souder.
Devenue une auteure reconnue avant d’avoir 50 ans, Carson quitte son travail en 1952 pour se consacrer à l’écriture. L’année suivante, elle achète un bout de terrain à Southport, dans le Maine, et y fait construire une maison de vacances. Sa voisine, Dorothy Freeman, deviendra son amie et son amante. Une partie de leur correspondance, la plus brûlante peut-être, sera passée par le feu. Mais dans une lettre qui n’a pas été détruite, Freeman écrit : « Je t’aime plus que tout. Mon amour est sans limite comme l’océan ».
Rendre visibles des connaissances confidentielles
Sans limite est aussi l’énergie de Rachel Carson. Tout en s’occupant de son petit-neveu, qu’elle adopte en 1957 à la mort de sa nièce, et en veillant sur sa mère jusqu’à son dernier souffle en 1958, elle récolte des données sur les dégâts des pesticides. « Elle a passé sa vie à prendre soin des autres », se souvient avec émotion son fils adoptif Roger Christie.
C’est d’ailleurs pour les autres que Rachel Carson écrit Printemps silencieux. Alors qu’elle se sait condamnée par le cancer, l’auteure remue ciel et terre afin de « rendre visibles des connaissances qui sont encore relativement confidentielles », note Valérie Chansigaud. Mettant un verbe clair et percutant au service d’une grande rigueur, elle devient l’une des premières scientifiques à « jouer un rôle de lanceuse d’alerte », complète la philosophe de l’environnement Catherine Larrère.
Traitée de vieille fille hystérique à la botte de l’Union soviétique par les industriels, Carson est invitée à défendre ses arguments devant les caméras de la chaîne CBS puis devant le Sénat. Son travail irréprochable arrive jusqu’aux oreilles du président Kennedy et participe, en son absence, à faire voter une série de lois sur l’environnement et à faire interdire le DDT, un des pesticides les plus ravageurs du marché.
« La mer existera toujours (…) s’il y a une menace, c’est pour la vie sur terre »
« Les États-Unis ont continué à en fabriquer et à en exporter jusqu’à la fin des années 1990 », nuance William Souder. « On en a fait des pires depuis », souffle Catherine Larrère. La philosophe de l’environnement fait référence au Roundup de Monsanto, au glyphosate ou aux néonicotinoïdes, autant de substances qui posent des problèmes similaires à ceux de l’après-guerre.
« Mais même sinistrée, la mer existera toujours. S’il y a une menace, c’est pour la vie sur Terre »
Rachel Carson, Cette mer qui nous entoure
Rachel Carson s’est éteinte le 14 avril 1964. Ironie du sort, elle a succombé à un cancer du sein alors qu’elle cherchait à démontrer que les pesticides pouvaient entraîner des tumeurs. Sa lectrice la plus fidèle, Dorothy Freeman, a dispersé ses cendres sur la côte, et ainsi rendu son corps à l’océan.
« On peut s’inquiéter que la mer, qui est l’origine de la vie sur Terre, se retrouve aujourd’hui menacée par une des incarnations de la vie sur Terre », écrivait Carson dans Cette mer qui nous entoure. « Mais même sinistrée, la mer existera toujours. S’il y a une menace, c’est pour la vie sur Terre ».
Depuis, la menace a fait tache d’huile. Un temps englouti, le souvenir de Rachel Carson est en train de réémerger, comme porté par le ressac. Cette pionnière de l’écologie n’était pas opposée aux insecticides par principe, elle répugnait surtout la logique qui sous-tendait, et qui sous-tend encore aujourd’hui, leur utilisation aussi massive qu’indiscriminée.
« Vouloir contrôler la nature est une arrogante prétention née d’une biologie et d’une philosophie qui en sont encore à l’âge de Néandertal », cingle-t-elle à la fin de l’ouvrage. « Le malheur est qu’une si primitive pensée dispose actuellement des moyens d’action les plus puissants et que, en orientant ses armes contre les insectes, elle les pointe aussi contre la Terre ». En 60 ans, cette si primitive pensée n’a guère évolué.
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