Jeanne Friot n’a pas froid aux yeux. Depuis 2020, elle prend son temps pour produire des collections non-genrées, éco-responsables, made in France, à la fois créatives et engagées. À partir de matières upcyclées, elle redéfinit ainsi les modes de production, leur rythme, et abolit les frontières entre les genres. Diplômée de l’École supérieure des arts appliqués Duperré et de l’Institut Français de la Mode, passée par APC, Maison Kitsuné, Wanda Nylon et Balenciaga, elle conçoit désormais avec sa propre équipe des collections depuis La Caserne, à Paris, le plus grand accélérateur de transition écologique dédié à la filière mode et luxe en Europe. Croisée lors du showroom Sphère organisé chaque saison depuis 2020 par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode au Palais de Tokyo pour soutenir les jeunes designers, Jeanne Friot raconte à Madmoizelle sa dernière collection « Sirens », en quoi la mode reflète toujours la société et comment elle compte en changer le système de l’intérieur.
Interview de la jeune créatrice de mode engagée Jeanne Friot
Madmoizelle. Comment te présentes-tu ?
Jeanne Friot. J’ai une marque de mode qui porte mon nom. On fait de la mode non-genrée, éco-responsable et made in France. On s’est lancés en 2020, mais c’est la troisième collection qu’on présente véritablement aux acheteurs et commercialisables.
Comment se traduit ton engagement éco-responsable dans ta mode, concrètement ?
C’est fondamental, je me demandais comment produire une marque en étant jeune designer aujourd’hui et déconstruire tous les modèles qu’on connaît de la mode actuelle. On sait que cette industrie est parmi les plus polluantes de la planète. Comment est-ce que nous, on peut prendre part, changer les choses durablement ? Comment déconstruire ce système ? C’est pour ça que j’ai choisi de travailler qu’avec des deadstocks, et de réfléchir à une production made-to-order (produit à la commande), de tout faire en France. Ça explique le prix final des pièces. On fait de l’upcycling de luxe, mais c’est pour que les client·e·s viennent chez nous, et pour l’instant ça se passe plutôt bien.
Comment définis-tu l’esthétique de la marque ?
Une esthétique pure, radicale, non-genrée et queer.
En quoi le queer infuse ta créativité ?
Je suis une personne queer dans une société patriarcale, donc cela me fait regarder la société différemment. Le fait d’être une femme dans un milieu où la plupart des designers à des postes de pouvoir dans des gros groupes sont des hommes. Alors c’est important pour moi d’occuper cet espace, d’y diffuser le message que c’est possible d’être là en tant que femme, en mon nom. Que ça puisse contribuer à inspirer des petites filles. Je n’avais aucune référence de femme lesbienne dans la mode. Alors je veux contribuer à ouvrir cette porte-là.
As-tu redouté qu’être out en tant que créatrice lesbienne puisse freiner ta carrière ?
J’ai eu peur d’un backlash, qu’on me reproche d’être radicale, trop féministe, trop lesbienne. Mais les produits parlent d’eux-mêmes, et nos discours viennent apporter des clés de compréhension en plus pour les personnes qui souhaitent s’y intéresser. On peut venir uniquement pour l’esthétique ou aussi pour le fond. Je pense que notre manière de communiquer n’est pas rageuse, on peut être énervé, mais on produit des choses douces. Alors c’est plutôt bien reçu jusqu’à maintenant.
Tu as des pièces plus explicites que d’autres, comme le t-shirt « If you are not angry you are not paying attention » l’an dernier. Et maintenant, tu écris « no racism, no sexism, no homophobia ». C’est un parti pris de faire de tes produits d’appel des slogans politiques ?
Ça fait partie de nos challenges de faire en sorte que même nos produits d’entrée, qu’on espère qu’un public plus large peut s’offrir, comme des t-shirts, des casquettes, ou des sweats portent quand même l’ADN de la marque. Donc on retrouve la même exigence de qualité (c’est taillé dans des matières issues de deadstock, sérigraphié à Paris) et des slogans forts qui encapsulent nos engagements. Le t-shirt de la précédente collection « If you are not angry you are not paying attention » était en collab’ avec The Frankie Shop et les bénéfices allaient au National Network of Abortions Funds (NNAF) pour défendre le droit à l’avortement suite à l’abrogation de Roe vs. Wade. Tout s’est vendu en 2h et on a ainsi pu récolter 25 000 euros. D’autres collabs engagées arrivent, toujours au profit d’association de terrain. C’est notre façon d’équilibrer un peu les choses : s’il nous arrive de faire des pièces plus commerciales, on fait en sorte qu’elles puissent servir une cause importante.
Quelle est l’inspiration derrière tes pièces plus créatives pour cette nouvelle collection ?
On est parti de La Petite Sirène, conte de Hans Christian Andersen. L‘artiste Benjamin Lacombe l’a récemment réédité en l’illustrant et en incluant des lettres issues de la correspondance de l’auteur danois, afin d’éclairer la dimension queer de cette histoire. Andersen était amoureux d’Edvard Collin, le fils de son mécène, et se met à écrire La Petite Sirène le jour du mariage de ce dernier avec Henriette Thyberg, et l’on peut donc lire ce conte comme une métaphore de sa volonté de se transformer afin de tenter de pouvoir vivre cet amour impossible. Beaucoup de personnes peuvent s’identifier à cette histoire. Aujourd’hui, on peut encore mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette symbolique de la sirène. Je voulais que cette collection puisse apporter un récit réparateur à l’issue de ce conte-là qui n’a pas d’happy ending dans la véritable version. Peut-être qu’aujourd’hui, cette histoire pourrait avoir une fin heureuse.
Nos collections arrivent toujours en résonance avec ce qu’il se passe politiquement dans la société. L’année dernière, c’était le droit à l’avortement, cette année ce sont les personnes trans qui sont violemment attaquées, certains aux États-Unis doivent partir de chez elle, changer d’État, elles sont en exil. Les droits des drag queens aussi sont menacés, particulièrement au Canada. Nos histoires queer se compliquent à mesure qu’elles gagnent en visibilité.
Peux-tu nous parler des matières utilisées dans cette collection sirène ?
Certains looks se composent de coquillages upcyclés, soit ramassés sur la plage, soit mis de côté par des cuistots pour nous. On les a retravaillés, nettoyés, poncés, vernis. Le résultat paraît léger, mais ça pèse facilement plusieurs kilos !
Il y a aussi du jean qu’on a upcyclé, délavé à la main, et entièrement rebrodé de sequins en PVC pour former des rayures verticales. Ça donne un résultat nacré, qui peut paraître mouillé au loin, sur ce jean aux bords francs et à la coupe oversize pour sembler presque liquide. C’est à la fois décontracté et très couture.
Comment la mode peut agir politiquement pour les droits des personnes LGBT+ ?
J’agis en étant visible, en portant nos voix, en parlant de ce qui ne va pas. Nous sommes très peu de femmes à des postes de pouvoir dans cette industrie, encore moins nombreuses à être out en tant que lesbienne. Je sais que je ne suis pas la seule. La mode peut se montrer LGBT+ friendly par certains aspects, mais la réalité s’avère bien différente. C’est très difficile d’y perdurer en tant que personne minorisée sans être essentialisée, surtout si l’on a peu de moyens économiques au départ. Beaucoup de rapports de pouvoir entrent en jeu et compliquent la trajectoire de personnes queer, racisées, précaires, etc. Je sais qu’il existe d’autres femmes à des postes de direction qui sont lesbiennes dans la mode, mais elles ne le disent pas, et je peux comprendre leurs raisons. Je n’ai pas de conseils à leur donner, chaque personne gère comment elle veut et peut. Je l’ouvre aussi pour celles d’aujourd’hui qui hésitent et celles d’après. J’espère contribuer à ouvrir le chemin pour qu’on soit plusieurs après.
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