La Guadeloupe attire chaque année des centaines de milliers de touristes en quête de plages de sable blanc et de paysages exotiques. Meanwhile, le quotidien des Guadeloupéens et des Guadeloupéennes est parfois loin de ressembler aux paysages de carte postale vendus par les compagnies aériennes et les agences de voyage.
Et ce dernier mois, les années de sentiments d’abandon contenus ont de nouveau fini par exploser dans les rues de l’île.
Depuis mi-novembre, les habitants de la Guadeloupe manifestent : des routes ont été bloquées, des voitures et des bâtiments brûlés, des commerces pillés… Ce sont d’ailleurs ces images de violence qui tournent en boucle sur les chaînes d’information en continu.
Mais contrairement à ce qui est souvent annoncé, l’obligation vaccinale n’est pas la seule cause de la crise actuelle. Côté revendications, il y a de quoi faire :
- 90% des habitants sont impactés par le Chlordécone, un insecticide toxique illégalement utilisé en Guadeloupe par la Métropole jusqu’en 1993. Résultats : « un nombre record de cancers de la prostate en Guadeloupe et Martinique » — d’où une certaine défiance vis-à-vis du pouvoir, qui pourrait en partie expliquer les 46% seulement de personnes ayant reçu une première dose de vaccin en Guadeloupe.
- Le CHU de l’île a brûlé en 2017 et n’a toujours pas été réhabilité. Il doit composer, entre autres, avec un manque de matériel et de personnel et des coupures d’électricité fréquentes. En pandémie, oui.
- C’est d’ailleurs le cas dans toute l’île ou les coupures d’eau sont également monnaie courante… sans oublier le fait qu’elle n’est pas toujours potable (« près de 70% des stations d’épuration sont non conformes »).
- Le taux de pauvreté et de chômage y est deux fois plus important que dans le reste du pays, avec 1/3 de la population qui vit sous le seuil de la pauvreté — moins de 1040 euros par mois.
Derrière leur colère légitime, les Guadeloupéens et Guadeloupéennes ont plusieurs réclamations : que les 566 membres du personnel soignant suspendus soient réintégrés, la baisse du coût de l’essence et de l’alimentation, la hausse des salaires, l’amélioration des infrastructures hospitalières, que les réseaux d’électricité et de traitement de l’eau vétustes soient modernisés, etc.
La réponse du gouvernement ? Après avoir envoyé le GIGN démanteler l’immense barrage de La Boucan et installé un couvre-feu pour tenter de mater la grève, les négociations ne bougent pas d’un poil.
Pire, « la rencontre entre les élus locaux et le Collectif des organisations en lutte, programmée le lundi 6 décembre, a été annulée. »
La parole aux Guadeloupéens et Guadeloupéennes
J’ai seulement vécu en Guadeloupe pendant 3 ans, de mes 15 à mes 18 ans, pile pendant la grève de 2009 du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon, le Collectif contre l’exploitation outrancière).
À l’époque, je ne m’intéressais pas vraiment à la politique. Je me souviens des cours suspendus pendant un moment, des routes barrées, des supermarchés et pompes à essence réquisitionnées, mais je ne comprenais pas entièrement pourquoi. « La vie est trop chère ici », La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo » (« La Guadeloupe est à nous , la Guadeloupe n’est pas à eux ») : c’est à peu près tout ce que j’avais capté. Et pourtant, j’étais sur place.
Alors pour faire le point sur la situation et prendre la mesure des revendications du mouvement actuel, j’ai tendu le micro à des Guadeloupéens et Guadeloupéennes. Qu’ils ou elles soient nées là-bas, y vivent encore ou aient choisi d’en partir à la recherche d’opportunités : ils et elles ont toutes un mot à dire, ou à crier, sur l’avenir de leur île.
Laurence : « si on ne fout pas le feu, la Guadeloupe n’existe pas »
Rien n’a changé
« À chaque retour de vacances dans l’Hexagone avec mes parents, les valises étaient blindées de dentifrices, gels de rasage, crèmes, gels douche, etc. Mais je ne comprenais pas forcément pourquoi.
J’ai commencé à prendre conscience de tout ce qui est dénoncé aujourd’hui — dont la vie (très) chère — avec la grève de 44 jours de 2009, que j’ai vécue sur place l’année de mon bac de français (écoles fermées, barrages, pénuries d’essence et de nourriture, etc.). J’ai vraiment compris quand je me suis installée en région parisienne pour mes études à la rentrée scolaire de 2010.
J’ai découvert que les produits cités plus haut, mais pas que, coûtent deux voire trois fois plus cher que dans l’Hexagone et que les salaires sont plus bas (si on n’est pas fonctionnaire). Cela a été un choc, sans compter que rien n’a vraiment changé entre 2009 et 2021. »
Ce qui doit changer
« Il faudrait baisser les prix dans les supermarchés, pour ne citer que ces commerces, mais aussi et surtout ouvrir plus de formations pour que certains et certaines jeunes ne se retrouvent pas contraintes de se déraciner, en partant dans l’Hexagone ou ailleurs, pour faire des études ou trouver du travail. La Guadeloupe a besoin de redevenir attractive pour les Guadeloupéens et Guadeloupéennes, toute l’année. Cela passe notamment par le coût de la vie et les opportunités, les vraies.
Il est impératif que les infrastructures de l’eau en Guadeloupe soient complètement remises à neuf et entretenues ! »
Un traitement médiatique manichéen
« De façon globale, on ne parle pas assez de la Guadeloupe dans les médias nationaux ; quand on le fait, c’est soit pour montrer une carte postale, soit pour dénigrer l’île. Si on ne fout pas le feu, la Guadeloupe n’existe pas et c’est sûrement pour cela que certains et certaines ont choisi la force début novembre. Pour attirer l’attention, se faire entendre. Force est de constater que cela a fonctionné.
J’ai toutefois remarqué que certains médias ont fait l’effort de réaliser des reportages de fond, notamment sur le dossier de l’eau, et de les diffuser à des heures de grande écoute après avoir couvert les barrages et les incendies sans se renseigner sur les motifs. Il était temps.
Aussi, je me suis beaucoup appuyée sur ce que je considère comme de “nouveaux médias” — des comptes Instagram antillais qui m’ont permis de suivre la situation de près, presque en direct, car ils reçoivent et relaient, parfois avec humour, beaucoup d’images de gens au cœur de la contestation. Heureusement que ces comptes existent… quand ils ne sont pas pénalisés par les algorithmes. »
« L’île aux belles eaux », paraît-il
« Mon père m’a transféré beaucoup d’images de Basse-Terre, le chef-lieu de la Guadeloupe dont je suis en partie originaire, qui a été défiguré à certains endroits au début de la grève générale de cette année.
Il m’a semblé très affecté par les dégâts, étant de Basse-Terre lui aussi — cela ne m’étonne pas étant donné que WhatsApp, le réseau qui règne en maître en Guadeloupe, peut rapidement devenir anxiogène, selon moi, avec tous les transferts.
Mon père rejoint toutefois ce qui est dénoncé car il subit lui-même des coupures d’eau récurrentes dans la commune de Gourbeyre ou alors il lui est impossible de consommer l’eau, même s’ il y en a, car elle n’est plus potable par moment. Pareil pour ma mère à Saint-Claude, beaucoup de coupures d’eau et elle n’est jamais prévenue, elle est excédée. “L’île aux belles eaux”, paraît-il…
Et le plus scandaleux, c’est que la Générale des eaux ose encore envoyer des factures d’eau à régler à mes parents. Cherchez l’erreur ! »
Vers l’indépendance ?
« J’ai échangé avec quelqu’un d’à peu près mon âge, qui se définit comme indépendantiste, qui m’a très justement expliqué que ce n’est pas du tout le moment de parler d’autonomie de la Guadeloupe comme l’a fait le Ministre des Outre-Mer. La personne avec laquelle j’ai discuté considère que c’est une façon de détourner l’attention des vrais problèmes, qu’ils soient du ressort des collectivités ou de l’État.
Je trouvais intéressant de parler d’autonomie (j’espère voir un référendum sur la question de mon vivant), mais je comprends mieux le mauvais timing après cette discussion. Ce qui compte, là tout de suite, c’est que beaucoup (trop) de Guadeloupéens et Guadeloupéennes, qui vivent en Guadeloupe, souffrent car se sentent abandonnés par l’État mais aussi par les élus locaux. »
Un manque cruel d’opportunités
« Pour moi, être Guadeloupéenne, c’est être née en Guadeloupe et y avoir grandi, parler créole, se tenir au courant de l’actualité de l’île (et des crises à répétition, malheureusement), y revenir régulièrement et sensibiliser, dès que faire se peut, à la richesse de la culture guadeloupéenne.
Mais c’est aussi, selon moi, se poser constamment des questions sur son identité (antillaise, caribéenne, française, etc.) et sur ses choix (vouloir/pouvoir, ou non, rentrer vivre en Guadeloupe).
C’est ce que je ressens depuis onz ans, même si j’adore ma vie en région parisienne. Je me pose tous les ans la question de rentrer, car j’aime profondément mon île, mais je finis toujours par écarter cette possibilité en raison du contexte social et économique et du manque d’opportunités, si on ne souhaite pas être auto-entrepreneur par exemple. C’est peut-être lâche, mais surtout triste. »
Prisca : « On ne veut plus parler, on veut crier »
« On parle de révolution, on parle d’un peuple qui se soulève, on parle de milliers de gens et de plusieurs générations. On parle pas que de problèmes d’hier, on parle de souffrances de nombreuses années. On parle de mépris par la Métropole et les Métropolitains. On parle d’empoisonnement, de vie chère, de manipulation…
On ne parle plus de grève, mais de révolution : de toute une île debout pour dire non.
Elle devrait faire quoi, la Guadeloupe, pour crier ses problèmes et hurler sa souffrance ? Les peuples qui se soulèvent, ça fait des dégâts, une révolution laisse des cendres, c’est la colère d’un peuple entier, donc le chaos est inévitable.
On a parlé pendant longtemps. On ne veut plus parler, on veut crier, on veut renverser une politique et on veut briser des chaînes.
La Guadeloupe se soulève aujourd’hui et beaucoup s’inquiètent : “Regardez comment la France nous regarde, c’est la honte”. Et je ne sais pas ce qui est le plus triste… Encore une fois, le Noir s’inquiète du regard du Blanc… Comme si la Métropole était supérieure. Les Guadeloupéens, en plein chaos, se demandent ce que la Métropole pensera d’eux…
Mais ça n’a pas d’importance, c’est le peuple qui fait l’Histoire. »
Enrick : « Je suis dans l’attente d’une issue favorable à tous »
L’effet d’une bombe
« La crise actuelle fait écho à celle de 2009, mais le ressenti est beaucoup plus lourd pour nous, dans un contexte où la Guadeloupe peine tout juste à se relever de la crise du Covid. Cette crise sociale intervient pile poil au moment où la situation sanitaire s’apaise…
Il est difficile d’exprimer individuellement sa voix sans risquer de passer pour un antipatriote local ; difficile d’essayer de contribuer au débat, de le mûrir en dehors de l’agacement sanitaire ambiant (et compréhensible). »
« J’ai du mal à me retrouver dans ce positionnement »
« Les revendications initiales se sont entremêlées à des revendications louables et globales propres aux difficultés soumises à notre île. Toutefois, la démonstration de force (barrages continus entre autres) n’ont pour l’instant pour autre conséquence que d’affaiblir l’économie locale et d’assombrir davantage un climat social fragile.
J’ai du mal à me retrouver dans ce positionnement, je suis dans l’attente d’une issue favorable à tous. »
Julie : « On en a marre d’attendre d’être écoutés »
Des infrastructures qui tombent en ruine
« Personnellement, j’en ai assez qu’on ne parle de la Guadeloupe qu’à trois moments : pendant la présidentielle, quand les candidats se souviennent subitement de notre existence et qu’il faut grappiller quelques votes ; pendant les vacances, quand les Métropolitains se rappellent qu’il y a une jolie petite île dans les Antilles où on parle Français, un endroit lointain parfait pour oublier le train-train de la ville ; et quand il s’agit de montrer l’île sous le prisme de la violence, sans jamais expliquer d’où elle vient, cette violence.
Peut-on parler du fait que les sols de la Guadeloupe sont pollués pour des siècles à cause de décisions arbitraires de la Métropole, avec des conséquences directes et catastrophiques sur la santé des habitants et habitantes ? Peut-on parler du taux de chômage qui crève les plafonds et du manque de structures de formation et d’opportunités ? Des infrastructures qui tombent en ruine : du manque de personnels hospitalier, des hôpitaux qui tiennent à peine debout, des coupures d’eau et d’électricité quotidiennes ? Du coût de la vie extrêmement cher et des salaires qui sont loin de suivre ? »
Une colère légitime
« Non, il ne s’agit pas juste de deux-trois insulaires indisciplinés qui refusent le vaccin et qu’il faut mater à coup de matraques du GIGN. Ça fait des années qu’on dénonce tout ça, en vain. Aujourd’hui, certains découvrent tout juste l’existence de ces problèmes… Pourtant, “la Guadeloupe, c’est la France”, non ? Ou alors seulement quand c’est arrangeant, une fois par an pour parfaire son bronzage ?
Ne soyez pas étonnés si les Guadeloupéens n’ont pas confiance dans les décisions de la Métropole. Nous ne sommes pas bêtes. On a juste pas la mémoire courte : on se souvient du Chlordécone, on se rappelle des avortements et des stérilisations forcés à La Réunion…
On en a marre d’attendre d’être écoutés, d’attendre que quelqu’un nous entende et prenne de bonnes décisions pour nous, d’être manipulés en attendant que ça soit le cas. On veut une révolution. On veut une vie plus digne !
J’aime mon île, et c’est pour ça que je suis en colère. Tout le monde devrait l’être, d’ailleurs… »
Merci à ces Guadeloupéens et Guadeloupéennes de nous avoir fait confiance pour publier leur ressenti ; de notre côté, on ne peut que vous encourager à multiplier les sources d’information, et à lire, écouter, regarder, les premiers et premières concernées par ce qui se passe en Guadeloupe !
À lire aussi : Pourquoi le film haïtien Freda a été ma madeleine de Proust créole
Crédits photos : NASA / Manuel Sainsily (Unsplash)
Vous aimez nos articles ? Vous adorerez nos newsletters ! Abonnez-vous gratuitement sur cette page.
Les Commentaires