Adama Traoré, Zineb Redouane, Gaye Camara, et tant d’autres. Autant de personnes dont les noms sont devenus ceux d’« affaires » de violences policières en France. Et alors que ce terme pourtant loin d’être récent émerge seulement depuis peu sur la scène médiatique, les victimes et leurs proches peinent encore à obtenir justice.
Car c’est dans une confusion bien éloignée de l’idéal de transparence démocratique que se fait leur traitement juridique et politique.
C’est face à cette opacité des procédures d’instruction qu’en 2020, en marge des manifestations qui réclamaient justice et vérité pour Adama Traoré, Francesco Sebregondi a pris la décision de fonder Index, une agence de contre-expertise qui enquête sur les violences policières et étatiques. Et ce, avec des méthodes très particulières : en utilisant la modélisation 3D, les outils de l’architecture, et les réseaux sociaux.
Entre architecture et réseaux sociaux
Ces méthodes, Francesco Sebregondi en était déjà plus que familier. L’architecte et chercheur exerce en effet depuis 2011 au sein du laboratoire Forensic Architecture, à l’université Goldsmiths de Londres, qui travaille sur ce qu’on appelle « l’open source investigation », l’investigation en sources ouvertes. Il explique :
« L’investigation en sources ouvertes, c’est un champ de pratique qui recouvre les activités menées par des personnes qui ne sont pas des professionnelles de l’enquête, mais qui s’emparent des possibilités ouvertes par les nouvelles technologies d’information et de communication pour analyser, corroborer et publier des récits — voire des contre récits — sur certains évènements.
Ces investigations se sont beaucoup développées en 2011, avec les printemps arabes et le conflit armé en Syrie — l’un des conflits les plus documentés visuellement de l’Histoire, notamment grâce aux smartphones et aux réseaux sociaux. Avec ces données qui circulaient librement sur Internet, différents groupes se sont constitués pour évaluer la fiabilité des informations qui étaient données au public.
Ce sont des communautés de citoyens et citoyennes qui se sentent concernées, et qui mettent en commun leurs regards critiques et leur intelligence collective. »
Au sein de ce domaine, la spécificité de Forensic Architecture est de mobiliser les outils de l’architecture pour faire de la modélisation 3D. Afin d’éclaircir son propos, Francesco Sebregondi précise :
« Forensic Architecture a commencé à travailler sur des conflits armés en environnement urbain (à Gaza, en Syrie, en Ukraine..). L’idée, c’est de dire qu’en tant qu’architectes, nos compétences en analyse de l’espace et des environnements urbains nous permettent de lire les traces de ces conflits dans l’architecture.
Evidemment, nous ne pouvons pas accéder à ces zones dans ces contextes. Nos recherches passent par les photos et les vidéos postées en ligne. Par exemple, des vidéos d’une bombe qui tombe à Gaza filmées depuis des endroits différents : nous retrouvons d’où elles ont été prises, vérifions leur véracité, croisons ces données avec de l’imagerie satellite…
Pour tout ça, nous avons besoin de créer des modélisations en 3D des événements, afin de mettre en relation différents fragments d’informations et en faire émerger un récit fiable. »
Ce travail de recherche, de vérifications et de mise en relation des informations qui circulent librement sur Internet pour pouvoir retracer la réalité d’un événement, l’architecte et son laboratoire de recherche l’ont fait pour des ONG reconnues, mais aussi des institutions médiatiques : Amnesty International, Human Rights Watchs, le New York Times, Der Spiegel…
Des conflits armés aux violences étatiques en Europe
Au sein de Forensic Architecture, Francesco Sebregondi enquêtait principalement sur la Palestine. Mais rapidement, les membres du laboratoire de recherche ont réalisé que les techniques qu’ils avaient développé pour enquêter sur des faits de guerre pouvaient aussi être utilisées pour des faits civils, notamment des cas de violences policières en Europe.
« Il y a quelques années encore, ces faits de violences pouvaient ne pas être documentés — ni par des caméras de surveillance, ni par les victimes. Mais on s’est rendu compte qu’aujourd’hui, avec ces techniques, on pouvait faire la lumière sur des cas de violences policières.
Quand j’ai quitté Londres pour revenir en France, dans les manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd et qui ont appelé à la justice pour Adama Traoré, j’ai pris conscience du contexte français et de l’importance de ces questions ici.
Avec Forensic Architecture, nous avons enquêté sur les cas d’Adama Traoré et de Zineb Redouane. Ces enquêtes ont été vues, ont suscité de l’intérêt : en France, on fait très peu de reconstitutions 3D. On s’est dit qu’il y avait quelque chose d’important à faire, et c’est là qu’Index a été fondée. »
Mais c’est quoi, Index ?
Index, c’est une agence d’expertises indépendantes, où des spécialistes mettent leurs diverses compétences en commun pour enquêter et recréer en 3D, avec toutes les informations fiables à leur disposition, les cas de violences policières.
De ces reconstitutions objectives pourront alors être tirées des conclusions impartiales. Car là que se trouve le nerf de la guerre : en France, les instances de contrôle de la police et leurs expertises font partie… de la police. Le fondateur d’Index souligne :
« La France fait partie des rares pays dont l’instance de contrôle de la police fait partie de celle-ci. Il y a une réelle absence de contrôle impartial, indépendant et transparent des actions des forces de l’ordre.
De notre expérience, lorsqu’il y a des reconstitutions (ce qui est rarement le cas) d’événements au cours d’un procès, elles ont été produites par des experts qui font ou ont fait partie du corps policier : ce mandataire n’est pas toujours impartial.
Plus grave encore, nous avons eu accès à de nombreuses expertises qui étaient incomplètes, erronées voire mensongères. Quand on sait le poids des expertises dans les décisions judiciaires, on constate un réel problème. »
Car les reconstitutions impartiales sont celles qui permettent d’établir, dans le cadre de la justice, la véracité ou non des discours tenus. Le fontadeur d’Index cite à titre d’exemple l’affaire Zineb Redouane, décédée après avoir été touchée par une grenade lacrymogène tirée par les forces de l’ordre alors qu’elle se trouvait à la fenêtre de son appartement au 4e étage.
Lors du procès du tireur, l’expert balistique sollicité avait attesté que le tir qui l’avait atteinte au visage et avait causé sa mort était « réglementaire », soit conforme aux règlements internes des forces de l’ordre. Or, les travaux d’Index et de Forensic Architecture ont pu attester formellement que ce n’était pas le cas.
Francesco Sebregondi cite aussi le cas de Gaye Camara :
« Il y a aussi l’affaire de Gaye Camara, abattu à bord de son véhicule. La légitime défense a été immédiatement invoquée, et dans les procédures qui ont suivi, il n’y a pas eu de vérification : ni de reconstitution physique, ni de reconstitution virtuelle des faits.
Nous nous sommes saisis de l’affaire après qu’un non-lieu ait été prononcé, et nos reconstitutions 3D ont montré que la version policière ne fonctionnait pas : la balle a atteint le véhicule de manière latérale, ce qui ne colle pas avec la version selon laquelle Gaye Camara fonçait droit sur le tireur avec sa voiture. »
Index : une démarche citoyenne, pour plus de transparence d’État
Francesco Sebregondi l’explique, la vocation première d’Index est de combler ce manque de rigueur et transparence, et d’agir en tant que membre de la société civile.
« Nous n’envisageons pas Index comme une démarche de contestation profonde des institutions, mais plutôt comme une démarche citoyenne qui vient interroger l’État.
En France, cela peut rapidement être perçu comme quelque chose de profondément critique — parfois même anti-républicain — et dont on doute de l’objectivité. Mais pour nous, le fait de contredire certaines versions officielles est une manière de faire communiquer la société civile et l’Etat, pour avancer vers plus de transparence, et plus de démocratie. »
Au-delà du constat politique, Index s’appuie sur une méthodologie objective et rigoureuse pour garantir ses résultats.
« Notre démarche est avant tout objective et scientifique. Nous sommes là pour distinguer le vrai du faux, pas pour inculper la police. Le travail, le contenu, les arguments développés dans nos expertises parlent d’eux-mêmes.
Nos enquêtes vidéos sont très transparents sur la méthodologie que nous utilisons : nous avons à cœur de permettre à chacun de se réapproprier une expertise collective, qui ne serait pas basée sur le statut d’une personne experte, mais sur la rigueur et les faits.
Nous faisons relire et revoir chacune de nos enquêtes par nos pairs au sein de Forensic Architecture, organisation de référence sur le sujet. De plus, nous avons intégré à la construction d’Index un comité scientifique avec des personnes extérieures à l’agence qui veillent à la rigueur de nos travaux. Nous sommes très attentifs à ne pas faire circuler de fausses informations. »
« Nous ne demandons pas de rémunération aux familles des victimes : nous sommes impartiaux »
Au sein l’agence, c’est donc une équipe pluridisciplinaire qui opère « à géométrie variable ». On y trouve entre autres des architectes, des vidéastes, des modélisateurs de données, des docteurs en analyse numérique ou en biologie moléculaire… Le travail se fait en réseau, en fonction des enjeux spécifiques à chaque affaire.
Dans une grande partie des cas, Index est sollicitée pour produire des contre-expertises en marge d’affaires déjà en cours d’instruction. Notamment par des familles de victimes pour s’assurer de la véracité des récits des policiers, par exemple. Dans ces cas-là, l’agence ne demande aucune rémunération.
« Quand on est sollicités par des familles de victime, on ne demande pas de rémunération pour le travail produit.
D’une part, parce qu’on est impartiaux, et que ce sont des affaires d’intérêt public qui nous concernent toutes et tous. D’autre part, parce que nous estimons que ce n’est pas aux familles des victimes de débourses de telles sommes pour assurer une expertise indépendante. »
D’où leur modèle économique, basé sur la solidarité : Index est actuellement en pleine campagne de financement participatif, pour permettre à ses membres de continuer leur travail d’enquête minutieux, long, et coûteux.
« La structure Index est constituée en association loi 1901 : nous n’avons pas de but lucratif.
Plutôt qu’être des fournisseurs de services, pour des avocats ou des familles, nous partons du principe que ces affaires nous concernent toutes et tous : nous souhaitons obtenir, à travers ce financement, une forme de confiance et de regain d’intérêt, de la part de la société civile au sens large, pour une démarche qui cherche à faire la lumière et à trouver plus de transparence sur ces questions. »
Une initiative d’importance, qui s’avère malheureusement indispensable. Car, comme l’explique Francesco Sebregondi :
« D’expérience, les affaires sur lesquelles nous nous penchons révèlent un souci majeur d’absence de reconstitution et d’enquête à partir de preuves matérielles et d’éléments tangibles.
La parole policière tend à l’emporter très largement sur celle des parties civiles et celle des témoins. Et quand il y a une expertises, les conclusions ne sont pas toujours rigoureuses, ou véridiques. »
Si vous souhaitez en savoir plus sur Index, vous pouvez jeter un oeil à leur session de questions-réponses (« Ask me anything ») sur Reddit France, et les retrouver sur leur site Internet, et les réseaux sociaux.
Vous pouvez aussi les soutenir financièrement en participant à leur cagnotte de financement participatif.
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