Article initialement publié le 25 novembre
Pour une journée de sensibilisation contre les violences faites aux femmes, on peut parler d’un vrai paradoxe.
Thomas Mathieu, l’auteur du Tumblr Projet Crocodiles, qui vient de publier une bande dessinée directement adaptée des témoignages de victimes de harcèlement et d’agression sexuels, avait été contacté par « quelqu’un de la mairie de Toulouse » en septembre. On lui demandait son accord pour utiliser certaines de ses planches lors d’une exposition qui serait présentée le 25 novembre, dans le cadre de la journée de lutte contre les violences faites aux femmes.
Les Toulousain•e•s ne verront pas les planches de Thomas Mathieu exposées dans leur ville, car ce projet a finalement été abandonné. Le problème, ce sont les raisons invoquées pour expliquer cet abandon. On ne sait pas avec certitude ce qui a conduit la ville à ne pas retenir ce projet en particulier. Elle n’avait aucune obligation de le faire, et l’affaire aurait d’ailleurs pu en rester là.
Mais davantage que les rumeurs de propos rapportés de certain•e•s élu•e•s, plutôt que de savoir si le maire est intervenu ou pas, ce sont les propos rapportés par La Dépêche de Julie Escudier, conseillère municipale en charge de l’égalité femmes-hommes, présidente de la commission « cohésion sociale» de Toulouse Métropole, qui personnellement m’interpellent :
Ce projet faisait partie de plusieurs projets que nous avons examinés en commission pour la journée du 25 novembre. On a estimé qu’il était difficile d’exposer au moins deux de ces bandes dessinées sur l’espace public. Nous considérons qu’il n’est pas nécessaire de heurter pour faire campagne contre les violences faites aux femmes. C’est dommage que l’affaire prenne une tournure politique.
Une sensibilisation trop sensible ?
Il y a, à mes yeux, un sérieux problème dans la position de la conseillère municipale en charge de l’égalité femmes-hommes au sujet des planches de la BD Les Crocodiles : il ne s’agit pas d’une fiction, il s’agit de véritables témoignages, d’histoires vécues par de vraies personnes. Tout l’intérêt d’une journée de lutte contre les violences, comme celle du 25 novembre, c’est justement de sensibiliser les gens à la réalité des violences subies par les femmes en France.
Parmi les planches qui ont été examinées et qui semblaient poser problème, on retrouve celle mettant en images un viol conjugal :
Cliquez sur l’image pour lire l’histoire en entier. Trigger Warning viol.
Alors oui, c’est difficile à lire et à entendre : le viol conjugal est encore une réalité tabou, en France. Mais non, on ne va s’excuser que la réalité puisse heurter des esprits sensibles.
On ne va pas s’excuser de porter une jupe, on ne va pas s’excuser de circuler seule dans l’espace public, on ne va certainement pas s’excuser d’être victimes de la culture du viol. Et on ne va certainement pas s’en excuser aujourd’hui, le 25 novembre, le jour dédié à la lutte contre les violences faites aux femmes !
« C’est dommage que l’affaire prenne une tournure politique », regrette la conseillère municipale. Non. C’est dommage que la lutte contre les violences faites aux femmes n’aient pas davantage une résonance politique. C’est dommage qu’on prenne la précaution de ne pas risquer de heurter le (jeune*) public, plutôt que de prendre la précaution de sensibiliser le plus largement possibles les acteurs, et les témoins de ces violences.
*J’ose espérer qu’on parle bien des enfants susceptibles de voir l’exposition, et qu’on n’estime pas que ces planches puissent heurter un public adulte.
Parce que pendant que
Projet Crocodiles reste dans les cartons, on continuera de « faire de l’humour » sur les viols conjugaux.
Pendant que des témoignages de femmes victimes de violences et représentés en bande dessinée sont jugés trop sensibles pour être exposés, il en meurt une toutes les deux jours sous les coups de son conjoint.
Mais tant qu’elles se passent à l’abri des regards, les violences dérangent moins.
La mairie de Toulouse a toute latitude pour choisir ce qu’elle souhaite ou non exposer dans le cadre d’une pareille journée. Mais il aurait été opportun, compte tenu du thème de cette journée, de ne pas juger ces planches « trop difficiles à exposer dans l’espace public ». Quel message doivent recevoir les victimes de violences similaires, dont beaucoup d’entre elles n’oseront jamais porter plainte ?
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Réponse de M., l’auteure du témoignage sur le viol conjugal, à Julie Escudier, conseillère municipale de Toulouse.
Très chère Julie Escudier,
Je vous écris car je suis en colère.
Je viens d’apprendre votre décision d’interdire l’exposition des planches de Thomas Mathieu pour sa BD « Crocodiles » dans le square Charles de Gaulle à Toulouse, à l’occasion de la journée internationale contre les violences faites aux femmes, ce 25 novembre. Je suis M., l’anonyme qui a fourni le témoignage de viol conjugal qui semble vous poser tant problème.
Cette expérience traumatisante, qui a été qualifiée de « vulgaire » et d’« immorale », est non seulement la mienne, mais celle de millions de femmes. Ce qui est violent, en revanche, c’est que vous refusiez d’exposer aux citoyen-ne-s la réalité que nous vivons, et qui, d’après vous, risquerait de heurter des enfants ou des adolescents. Vous n’imaginez pas à quel point nous, femmes et enfants violé-e-s, agressé-e-s, harcelé-e-s, nous sommes heurté-e-s. Si la sensibilisation sur ce fléau doit passer par le caractère cru de notre vécu, qu’il en soit ainsi.
Le témoignage que j’ai osé apporter, rassemblant tout mon courage, a été relayé non seulement à travers le blog de Thomas Mathieu, qui l’a mis en BD, mais aussi à travers le blog Polyvalence, en version écrite. Je vous conseille d’ailleurs d’aller y jeter un coup d’œil : peut-être qu’avec des mots, cette histoire vous touchera davantage, et que vous comprendrez la nécessité de communiquer sur le viol conjugal.
Nous disposons de très peu de témoignages de viols conjugaux, pourtant, chaque année, on estime à 40 000 le nombre de viols conjugaux. 50% des viols commis sur les femmes adultes sont des viols conjugaux. Les viols conjugaux représentent pourtant seulement 4% des viols jugés en cour d’assises.
Refuser de mettre sur la scène publique ce problème gravissime, pour préserver une prétendue « morale » et les « bonnes mœurs », c’est en réalité décourager les femmes de reconnaître les oppressions sexistes qu’elles peuvent vivre au sein de leur couple, et de s’en libérer. C’est reproduire ces violences, en culpabilisant les victimes, plutôt qu’en leur donnant la parole. C’est nier le problème, et donner raison aux agresseurs.
Le tabou des violences conjugales est très lourd, et c’est en refusant de l’admettre et de le reconnaître que nous continuerons de reproduire ces violences. Comment lutter contre le viol conjugal, et le viol en général, si on ne parle pas clairement du problème, en utilisant des images les plus réalistes et crues possibles, pour montrer la violence qu’ils représentent?
Il est grand temps de politiser cette question, d’en faire un sujet de société, et que les femmes osent partager leurs témoignages et lutter contre l’oppression patriarcale que nous vivons toutes. Nous, féministes, nous levons contre les violences faites aux femmes, qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques, économiques, administratives ou sexuelles. Nous nous mobilisons en ce 25 novembre, mais nous nous battons chaque jour contre les violences sexistes en général, que ce soit en accueillant les victimes de violences, en faisant en sorte qu’elles trouvent en elles les ressources pour se reconstruire, se battre et vivre de nouveau, et en militant, au quotidien, pour sensibiliser notre entourage plus ou moins proche sur ces enjeux cruciaux pour évoluer vers une société égalitaire.
C’est pour ces raisons que je vous accuse, Madame Escudier, de perpétrer ces violences, et de les faire revivre pour toutes les femmes qui sont ou ont été victimes de violences sexuelles, et particulièrement conjugales. À travers votre décision rétrograde, votre équipe municipale a pris le parti de la culpabilisation des victimes, qui raconteraient des histoires « immorales » et « vulgaires ». Pensez-vous que je m’en serais sortie, si je n’avais pas mis les mots sur ce drame « vulgaire » et « immoral », si je ne l’avais pas dénoncé pour mieux le combattre et me reconstruire ? Ne pensez-vous pas que ce qui m’a aidée à m’en sortir, c’est de me rendre compte que je n’étais pas seule, que le viol conjugal n’était pas un cas isolé mais bien une réalité produite par notre société patriarcale qui prône la culture du viol ?
Vous rouvrez une cicatrice douloureuse pour des milliers de femmes, et vous détournez d’un enjeu essentiel pour progresser vers une véritable égalité femmes-hommes. Le silence tue, madame. Le silence, c’est l’arme de notre agresseur, celle qu’il continue de nous imposer même lorsque les faits sont terminés. Garder le silence c’est rester dans la domination de l’agresseur. Imposer le silence par la censure, c’est faire le jeu de l’ensemble des agresseurs.
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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