Sur TikTok, le hashtag #JusticeforJohnnyDepp dépasse les 16 milliards de vues. Parmi le contenu viral, on retrouve des fans qui défendent l’acteur américain, des mèmes, des moqueries sur les témoignages de son ex-compagne, au rythme des chansons les plus populaires de l’application.
« C’est quelque chose que je n’ai jamais vu à cette échelle auparavant. Dans la plupart des cas que j’ai suivis, je pouvais masquer les mots-clés. Mais pour celui-ci, je reçois toujours des recommandations sur Youtube, sur TikTok », témoigne Nicole Froio, qui étudie les violences sexuelles post-Me Too à l’université de York au Royaume-Uni. Au point que des Youtubeurs se mettent à commenter le procès, pour gagner des millions de vues.
« Sur les réseaux, nous oublions qu’il y a deux personnes qui sont personnellement touchées. Nous voilà en train de discuter publiquement de leur vie privée, en la prenant à la légère. Je ne veux pas parler du hashtag #WeHateAmberHeard. Je veux parler de la violence conjugale »,
s’indigne Ruth Glenn, présidente de la Coalition nationale contre la violence domestique (NCADV) aux États-Unis.
Une « masculinité transgressive »
Le soutien massif dont bénéficie Johnny Depp s’explique notamment par son statut de vedette. « Il a quatre décennies de fans très dévouées », rappelle Pamela Rutledge. Par ailleurs, selon cette spécialiste de la psychologie sociale dans les médias, il incarne un archétype de « bad boy ». Ses excès en termes d’alcool, de drogues ou de violences « n’ont jamais diminué l’attrait qu’il avait en tant qu’artiste », au contraire.
Nicole Froio y fait référence comme une « masculinité transgressive », à laquelle elle rattache plusieurs des personnages qu’il a interprété, par exemple le capitaine Jack Sparrow dans Pirates des Caraïbes. Et ces personnages sont tellement populaires que l’acteur en semble indissociable aux yeux du public.
« Il existe un certain degré de désirabilité autour des hommes violents que nous n’aimons pas admettre, mais c’est ainsi que nous sommes socialisées. Et les femmes sont plus susceptibles d’éprouver de la sympathie pour les hommes qui se présentent comme des victimes, car on nous apprend que nous devons prendre soin d’eux », ajoute-t-elle. Cette attirance se retrouve par exemple dans la tendance sur TikTok où plusieurs femmes sont allées jusqu’à reprendre le récit de violences sexuelles qu’Amber Heard affirme avoir subies, pour en faire une scène sexy.
Ces « fans très dévoué·es » peuvent développer une relation « parasociale » avec leur star préférée. « Lorsque les gens s’investissent dans une relation à sens unique avec une célébrité, ils en tirent une partie de leur identité. Alors, quand ils sentent qu’elle est attaquée, ils interviennent pour le soutenir », explique Pamela Rutledge. Cela les conduit par exemple à penser connaître Johnny Depp, et à le croire incapable de s’en prendre à Amber Heard, jusqu’à la diaboliser ou la tourner en dérision.
Face à lui, Amber Heard part avec un net désavantage de popularité. En diffusant ces accusations, elle est en plus perçue comme ingrate envers celui qui l’aurait aidé à faire ses preuves dans le cinéma. Par ailleurs, l’actrice n’incarne pas la « bonne victime », puisqu’elle se serait au mieux défendue, au pire aurait exercé elle-même de la violence.
Bots et pubs ciblées : la « campagne de désinformation »
Dans un procès complexe, où des preuves sont amenées et réfutées des deux côtés, où plusieurs témoins accusent chaque partie de mentir, difficile de distinguer clairement la victime et l’agresseur, contrairement à l’affaire Weinstein par exemple.
Mais au-delà de cette confusion, Nicole Froio évoque une « campagne de désinformation ». « Johnny Depp a clairement une grosse machine derrière lui, et beaucoup d’argent. Le camp d’Amber Heard a été un peu naïf de croire que le mouvement MeToo aurait une telle résonance que le poids de la célébrité de Johnny Depp n’aurait pas d’importance », analyse Pamela Rutledge.
L’analyste de données Christopher Bouzy avait ainsi rapporté avoir découvert en 2020 au moins 6 000 faux comptes sur Twitter, formant une « campagne coordonnée » contre Amber Heard. Des médias comme The Daily Wire ont payé des publicités contre l’actrice, récemment révélées dans la presse.
Memeification des violences
En dehors des fans convaincu·es de l’innocence de l’acteur et des bots, le discours pro-Depp se répand comme une traînée de poudre sur les réseaux, à coup de mèmes, de montages, de parodies ou de fancams. Leur portée est décuplée par leur nombre, et leur viralité.
« Ce qui contribue à la « memeification » des événements, c’est que ces deux personnes ont construit leur carrière dans les médias. Cela signifie qu’il y a beaucoup d’images disponibles – en plus de Court TV, qui diffuse le procès en continu, développe Pamela Rutledge. Vous pouvez donc utiliser ces images pour élaborer votre interprétation de l’histoire. Si vous créez un mème sur Amber Heard qui a l’air triste et qui suggère qu’elle imite Kristen Stewart de Twilight ou un avatar des Sims, ce que vous dites aux gens, c’est qu’elle simule, qu’elle est fausse. Ils peuvent simplement rire de la comparaison, mais le coeur du message sape sa crédibilité ».
Les informations véhiculées par les memes sont plus simples à appréhender que des témoignages nuancés. Elles entretiennent les biais de confirmation du public et font appel aux émotions plutôt qu’à l’esprit critique. Par exemple, la chercheuse explique comment le témoignage d’un chirurgien qui a remis en cause l’un des témoignages de Johnny Depp a peu été repris sur les réseaux : ce qui se joue est plus technique que drôle ou émouvant, donc moins facile à diffuser. Dans ce contexte, les féministes sont perçues comme des rabat-joie, d’après Nicole Froio, si elles s’opposent à une tendance virale et drôle.
Le contenu sur les réseaux sociaux influence ainsi les médias traditionnels. D’après Pamela Rutledge, beaucoup de journalistes commencent leurs recherches sur les réseaux. Même s’ils cherchent ensuite d’autres données, la quantité et l’orientation des informations disponibles influencent l’image qu’ils se créent. « J’ai vu plus d’articles sur ce qui se passe sur les réseaux sociaux que sur ce qui se passe au procès : les infos sur le procès sont relativement minces par rapport à toutes les conversations sur Internet. Et sur les réseaux, les gens en ont fait une forme de divertissement à part entière », décrit-elle.
Un obstacle pour les victimes de violences conjugales
Selon plusieurs associations, cette médiatisation des audiences pourrait aussi avoir des conséquences sur les victimes de violence conjugale en général. Ruth Glenn estime que la couverture du procès leur cause du tort :
« Si j’étais une victime essayant de décider si je dois rester dans une situation où quelqu’un me fait du mal et que je vois tout ce qui se passe, je serais probablement moins encline à raconter mon histoire ou à chercher de l’aide. « Vais-je souffrir comme cette personne a souffert ? Vais-je être ridiculisée ? » Les victimes de violence domestique affrontent déjà ce genre de barrières. À nos yeux, ce procès est un obstacle supplémentaire. »
Elle-même a été harcelée par quelques fans de Johnny Depp sur ses comptes personnels lorsqu’elle a critiqué dans les médias américains certaines méthodes haineuses qui visaient Amber Heard.
Son association met pourtant un point d’honneur à ne pas se prononcer sur le fond de l’affaire. D’habitude, la NCADV (National Coalition Against Domestic Violence) qui vise à sensibiliser sur les violences conjugales reçoit davantage de dons du grand public lors d’une affaire très médiatisée. Ce n’est pas le cas cette fois, malgré une hausse du nombre de victimes qui les contactent.
Pour Nicole Froio, les réactions dénigrantes ou violentes vis-à-vis d’Amber Heard s’inscrivent dans un « backlash », un retour de bâton plus large qui visent les femmes qui se disent victimes, quelques années après la vague MeToo. « Nous assistons à toutes sortes de contrecoups, que l’on pourrait interpréter comme plus conservateurs. Et le discours autour de ce procès offre à ceux qui étaient furieux que toutes ces femmes accusent tous ces hommes, mais qui ne savaient pas comment l’exprimer auparavant, l’occasion de sauter dans le train en marche », abonde Pamela Rutledge.
Instrumentalisation de l’affaire
Selon un article d’Insider, le procès est même instrumentalisé par certains défenseurs de mouvements masculinistes, « pour les droits des hommes », notamment dans des communautés Reddit. Ils visent ainsi à prouver que les femmes peuvent parfois mentir sur les violences qu’elles subissent, et que les hommes peuvent être leurs victimes.
Bien sûr, les hommes victimes de violences conjugales existent, mais défendre cette idée entraîne parfois certains sur les réseaux à reprendre des stéréotypes misogynes. Amber Heard est accusée de pleurer « pour de faux », de jouer la comédie à la barre, de décrire des scènes excitantes lorsqu’elle évoque des violences sexuelles… « C’est un très bon aperçu de ce que traversent les personnes survivantes qui ne sont pas des célébrités. Elles ne subissent pas ça à travers les réseaux sociaux, mais peuvent certainement le vivre au sein de leur communauté, de leur famille et face à la personne abusive », signale Ruth Glenn.
Pour d’autres raisons, certaines féministes aussi se rangent du côté de l’acteur. Elles ont peur de s’être trompées une fois, en soutenant Amber Heard avant la découverte des enregistrements audio où elle parle d’avoir frappé Johnny Depp.
Elles craignent de ne pas soutenir un homme, qui ne correspond pas à l’image dominante de victimes de violences, et ainsi perdre leur crédibilité. Plusieurs affirment qu’Amber Heard « a fait reculer la cause des femmes » en mentant sur ces accusations. En 2020, Johnny Depp avait cependant perdu un procès en diffamation contre le journal The Sun. La Haute Cour de Londres avait jugé que 12 des 14 accusations de violences décrites étaient « substantiellement vraies ».
Face à une histoire difficile à démêler, le discours se polarise. Nicole Froio souligne : « Il n’y a pas beaucoup d’espace en ligne pour avoir tort, pour se dire « Oh, merde, j’ai appris de nouvelles choses. En fait, j’ai complètement changé d’avis à ce sujet ». Donc vous devez toujours avoir raison directement, être du bon côté ».
À lire aussi : L’affaire Johnny Depp contre Amber Heard : le récapitulatif
Crédit photo de Une : Captures d’écran TikTok.
Si vous ou quelqu’un que vous connaissez est victime de violences conjugales, ou si vous voulez tout simplement vous informer davantage sur le sujet :
- Le 3919 et le site gouvernemental Arrêtons les violences
- Notre article pratique Mon copain m’a frappée : comment réagir, que faire quand on est victime de violences dans son couple ?
- L’association En avant toute(s) et son tchat d’aide disponible sur Comment on s’aime ?
Les Commentaires
Il a mis en lumière des femmes agresseures comme Asia Argento
Il a mis en lumière les agressions subies par Brendan Fraser et ses traumas qui s'ensuivent : https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18671080.html
Bien sûr , il y a eu le boycott(temporaire ) de Kevin Spacey.
Bref , metoo n'est pas une opposition binaire entre femmes/hommes, ou femmes contre les hommes, mais bien un outil pour dénoncer les agresseurs.
Voilà, je sais que certaines le savent déjà , c'était pour apporter ma petite touche.
Je ne pense pas que ce mouvement va mourir, bien au contraire, il faudra trouver de nouveaux outils de lutte et de réflexion pour contrer le patriarcat, car( je pense que les hommes agressés par des hommes ou femmes sont aussi des vicitmes du patriarcat) et la vague masculiniste qui arrive.
Non, metoo n'a rien à voir avec la cancel culture : https://www.huffingtonpost.fr/entry...tre_pqylmel2bk8&utm_campaign=related_articles
Son objectif était de se concentrer sur la parole des victimes : https://www.huffingtonpost.fr/entry...t-de-tarana-burke_fr_6299be1ee4b0b1100a635f19