C’est un moment redouté, parfois attendu comme une délivrance, parfois douloureusement surprenant : le message de rupture. Il y a ceux qui prennent leur courage à deux mains pour le dire en face, et ceux qui rompent par un SMS expéditif (il y a un cercle de l’enfer réservé pour ces gens-là). Et, entre les deux, ceux qui se fendent d’une lettre ou d’un mail.
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« C’est pas toi, c’est moi »
C’est ce qui arrive à l’artiste Sophie Calle au début des années 2000. Alors qu’elle séjourne à Berlin, elle reçoit un mail de rupture qui la laisse sans voix. Le message brode sur le registre classique du « c’est pas toi, c’est moi » et se termine par ces mots : « Prenez soin de vous ». Prendre soin d’elle, mais comment ? Sophie Calle, désemparée, ne sait comment réagir face à la souffrance de la séparation.
Mais l’artiste ne reste pas impuissante longtemps. Ayant pour habitude de se servir de sa propre vie comme d’un matériau pour créer, elle décide de transformer le mail de rupture… en œuvre d’art. Et comme elle-même ne parvient pas à trouver les mots pour y répondre, elle confie le message (et sa douleur) à d’autres femmes.
107 femmes : de la commissaire de police à Jeanne Moreau
« J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre.
C’était comme s’il ne m’était pas destiné.
Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous.
J’ai pris cette recommandation au pied de la lettre.
J’ai demandé à 107 femmes – dont une à plumes et deux en bois -, choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnel.
L’analyser, la commenter, la jouer, la danser, la chanter.
La disséquer. L’épuiser. Comprendre pour moi.
Parler à ma place.
Une façon de prendre le temps de rompre.
À mon rythme.
Prendre soin de moi. »
Parmi ces 107 femmes, il y a de grands noms comme la comédienne Jeanne Moreau ou la chanteuse Camille, et de nombreuses anonymes : une sexologue, une juge, une commissaire de police, une historienne… À chacune d’analyser le message de rupture avec les outils de sa profession.
Toutes jouent le jeu : les chanteuses mettent le message en musique, la diplomate s’insurge contre la « violation de résolution prises en amont », la chasseuse de tête note « l’admirable capacité à licencier » de l’ex-amant, la danseuse interprète les mots avec son corps…
Omniprésence du « je »
Par leur analyse très pro et détachée, elles mettent à distance la violence du message. Plus efficacement que votre copine qui vous aide à décortiquer la ponctuation du texto de votre crush, Calle s’adjoint l’expertise d’une chercheuse en linguistique, d’une psychiatre et d’une correctrice, qui s’agacent de l’omniprésence du mot « je » et soulignent le narcissisme de l’expéditeur.
Leurs réponses arrivent sous des formes écrites, chantées, photographiées, filmées… Regroupées et exposées, elles se transforment en une grande installation artistique. Mieux : cela devient même l’œuvre qui représente la France à la prestigieuse Biennale de Venise en 2007 !
La lettre de rupture de Calle est devenue une histoire collective, une co-création d’une centaine de femmes, toutes expertes dans leur domaine. Des femmes qui épaulent l’artiste dans un formidable élan de sororité, qui donnent leurs mots là où ceux de Calle manquent.
L’ex-amant ne s’attendait sans doute pas à ce que son mail soit réceptionné par une centaine de femmes, et que sa parole soit à ce point scrutée, décortiquée, analysée. C’est le risque, lorsque la personne éconduite s’appelle Sophie Calle ! Mais l’objectif semble atteint : grâce à ce long travail artistique et thérapeutique, l’artiste a pris soin d’elle.
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