A priori, la perspective d’un nouveau documentaire sur les banlieues aujourd’hui en France ne présage rien de bon. Mais c’est sans compter sur le talent et le point de vue si singulier dans le paysage audiovisuel français d’Alice Diop qui vient de sortir Nous, dans les salles de cinéma françaises depuis le 16 février 2022.
Alice Diop, l’oeil sociologique du cinéma français
Se pencher sur la carrière de cette réalisatrice permet de mieux comprendre la puissance politique et même historique de son dernier long métrage. Après avoir grandi dans une cité d’Aulnay-sous-Bois (une banlieue parisienne située dans le tant caricaturé département de Seine-Saint-Denis, le fameux 9-3), Alice Diop étudie l’histoire et la sociologie avant de se lancer dans la réalisation de documentaires, notamment motivée par les révoltes des quartiers populaires de 2005 (que Nicolas Sarkozy voulait alors « nettoyer au Kärcher »).
D’emblée, son oeil affûté se fait remarquer, avec La tour du monde où elle filme en 2006 justement la cité dans laquelle elle a grandi. Si elle signe d’autres documentaires entre temps avec toujours le même sens de l’observation sociologique, ce n’est qu’en 2017 que j’entends pour la première fois parler d’elle alors qu’elle obtient le César du meilleur court métrage pour son documentaire Vers la tendresse (où quatre hommes de banlieue racontent leur vie amoureuse : des voix souvent silenciées, encore plus sur ce genre de sujet).
Alice Diop, une réalisatrice engagée qui filme autrement les banlieues
Lors de son puissant discours de remerciement, Alice Diop dédie son César « à d’autres jeunes garçons dont les voix portent peu, pas assez, et certains même plus du tout. » La réalisatrice cite alors Zyed Benna et Bouna Traoré (la mort de ces deux garçons de 17 et 15 ans morts électrocutés en fuyant un contrôle de police a été l’élément déclencheur des révoltes des banlieues de 2005), Adama Traoré (sa mort en 2016 à 24 ans sous le poids de trois gendarmes amène sa soeur Assa Traoré à se battre pour obtenir justice et vérité sur cette affaire) et Théo Luhaka (victime de violences policières en 2017).
Et c’est la première fois que j’avais l’impression que quelqu’un comme moi parlait de gens comme moi sur une scène aussi prestigieuse, élitiste, et donc excluante que celles des César. A fortiori pour défendre nos luttes, nos dignités. J’ai eu l’impression qu’elle parlait de nous, citoyens de seconde zone, parce que trop populaires, trop racisés, au reste de la France qui préfère si souvent nous ignorer.
Nous, une mosaïque d’un échantillon de la France d’aujourd’hui
Alors quand son nouveau documentaire Nous, déjà doublement primé à la Berlinale 2021, a enfin débarqué dans les salles françaises, je me suis jeté sur l’opportunité de le voir. Et ça m’a beaucoup surpris. Parce qu’elle ne donne pas la définition d’un « nous » auquel on aurait pu s’attendre quand on connaît un peu son œuvre. Au contraire, Alice Diop décille le regard pour mieux ouvrir les interrogations.
Pour la faire courte, Nous est une galerie de portraits de plusieurs personnes lambdas différentes et qui ne se connaissent pas entre elles, rencontrés le long du R.E.R. B (soit l’une des lignes des trains qui constituent le Réseau Express Régional d’Île-de-France). Cette ligne de RER connecte les banlieues (plutôt populaires) du Nord de Paris à celles (plus bourgeoises) du Sud. Deux types de banlieues que tout oppose ? Ce serait trop manichéen de le penser et de l’illustrer ainsi.
Plutôt que de céder à la tentation simpliste de réaliser un énième documentaire démagogique sur les banlieues parisiennes, Alice Diop peint une mosaïque nuancée qui raconte peut-être la France d’aujourd’hui dans toute sa globalité. La réalisatrice montre aussi bien une famille bourgeoise de banlieue chic et forestière en pleine chasse à courre, que sa propre sœur, infirmière à domicile auprès de personnes âgées. Des royalistes qui se réunissent pour commémorer la mort de Louis XVI, et un mécanicien malien qui répare des automobiles.
Un documentaire essentiel à l’aube de la présidentielle de 2022
La force de sa réalisation réside dans sa capacité à faire oublier la caméra à ses témoins afin de leur laisser l’opportunité d’être pleinement sujet. En documentariste sociologique mais aussi poétique, Alice Diop ne cherche pas à orienter, lisser ou moquer, leur discours, mais plutôt à restituer leur réel.
C’est comme si Alice Diop nous prêtait ses yeux pour regarder aussi bien des coins de banlieue qu’elle connaît bien (et l’on sent avec quelle tendresse elle les contemple) que d’autres où elle n’a jamais posé les pieds, mais nous invite pourtant maintenant à jeter un œil. Plutôt qu’un trajet linéaire le long du RER (qui n’est qu’un prétexte, on n’y entre jamais dans le film, on l’aperçoit à peine), il en résulte donc ce puzzle disparate, qui interroge ce qu’on a de commun ou non. Qu’est-ce qui fait « Nous », aujourd’hui en France, à l’aube de la présidentielle de 2022, semble ainsi nous demander Alice Diop ?
En tant qu’homme issu de quartier populaire de banlieue parisienne, j’ai particulièrement savouré que pour une fois, on filme des puissants de la même façon que « ceux qui ne sont rien », comme disait Emmanuel Macron (justement en parlant des gens qui se croisent dans des gares, tiens). Sans même avoir besoin de faire de commentaire, les images de bourgeois d’Alice Diop parlent d’elles-mêmes : leur mode de vie et leurs hobbys peuvent sembler anachroniques, voire absurdes de violences physiques gratuites à l’encontre des animaux, et de violence sociale finalement.
La radicalité de la contemplation selon Alice Diop
Et quand la documentariste s’attarde sur les tranches de vie de personnes minorisées, c’est toute leur humanité, trop longtemps invisibilisée et silenciée ou caricaturée, qui réchauffe la pellicule. Nous interroge donc certains angles-morts de notre société, certains silences de notre Histoire et du présent national, en cette période si cruciale pour l’avenir du pays.
Plutôt que d’être un naïf plaidoyer pour le « vivre-ensemble », ce nouveau documentaire d’Alice Diop souligne, sans jugement, nos différences et similitudes. Ce, avec une apparente douceur dans la contemplation faussement passive parce qu’elle confine en fait à une forme de radicalité plus qu’essentielle aujourd’hui. Et même réparatrice.
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Crédit photo de Une : capture d’écran du film Nous d’Alice Diop. © NEW STORY.
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