C’est la petite phrase qui a mis le feu aux poudres. Celle qui a scandalisé tant d’éditorialistes, de journalistes, mais aussi d’anonymes sur les réseaux sociaux.
Alors qu’elle était en pleine promotion pour Le Génie lesbien, la militante et élue EELV à la mairie de Paris Alice Coffin a dû s’expliquer à de nombreuses reprises sur cette phrase tirée de son essai :
« Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. J’essaie du moins. L’art est une extension de l’imaginaire masculin. Ils ont déjà infesté mon esprit. Je me préserve en les évitant. »
Passage souvent tronqué puisqu’il se termine par ces mots : « Commençons ainsi. Plus tard ils pourront revenir. »
Pour cette phrase — qui est loin de résumer l’entièreté de son excellent livre — Alice Coffin a été accusée de mille maux : de vouloir un « apartheid », selon Marlène Schiappa, d’être une « sectaire du genre », selon le chroniqueur David Abiker. Sans compter les centaines de menaces et d’insultes proférées à son encontre, qui lui ont value d’être mise sous protection policière.
Pourquoi lire des femmes nous fait du bien
Mais cette décision de ne plus consommer que de l’art créé par des femmes, que certains jugent dangereuse et irrationnelle, est aussi une inspiration pour bien d’autres. Une bouffée d’air frais, même. « En 2017, une amie m’a offert “Ce que nous avons perdu dans le feu” de Mariana Enriquez », se souvient Sylvaine, 46 ans.
« Ce livre m’a profondément émue. J’ai compris que lorsqu’une femme me parle à la lumière de son expérience de femme, cela m’apporte quelque chose d’unique. Je me suis rendue à l’évidence : j’ai lu très peu d’autrices et mon imaginaire féminin n’est pas assez nourri. C’est grâce à cette prise de conscience que j’ai décidé de corriger ce déséquilibre. »
En France, les femmes sont globalement moins publiées dans tous les secteurs de l’édition, sauf en jeunesse, où elles sont plus nombreuses mais aussi plus précaires. Un argument qui peut peser dans la balance quand on cherche d’autres raisons de donner davantage de place aux femmes dans sa bibliothèque : puisqu’il ne faut pas compter sur l’édition pour atteindre la parité en terme de publications, à nous, lectrices, d’agir en faveur des autrices.
« Je pense que j’ai commencé inconsciemment à privilégier des autrices en m’intéressant aux questions féministes », explique Julie, la trentaine.
« Depuis, je lis pas mal d’essais et forcément ce sont très souvent des femmes féministes qui s’intéressent à ces questions. C’est aussi en découvrant le concept de female gaze que j’ai pris conscience de l’importance de lire des récits écrits par des femmes. »
Autrefois repoussoir, les questions liées aux féminismes font aujourd’hui vendre des livres. Depuis #MeToo, l’édition s’est emparée de ces sujets et l’intérêt du public continue crescendo. On assiste à un véritable essor tant du côté de la fiction que des essais, alors c’est tout un écosystème qui émerge et se renouvelle : les maisons d’édition et les librairies suivent le mouvement, on voit aussi apparaître des agences littéraires spécialisées pour accompagner les autrices…
À l’école aussi, on lit trop peu les femmes
Depuis l’enfance, on lit davantage les hommes. C’est ce qu’a relevé l’association Le Deuxième Texte en se penchant sur les programmes scolaires, les corpus des épreuves du bac ou des examens à la fac
: l’enseignement en France privilégie encore très largement les œuvres écrites par des hommes, du collège à l’enseignement supérieur.
Et cela n’est pas anodin. Cela forge les imaginaires. Cela induit aussi qu’à travers les siècles, les femmes n’ont pas écrit, n’ont pas créé, n’ont pas pensé. Qu’elles ont été passives, et non actrices, réduites à l’état de muse ou d’inspiration dans le meilleur des cas. Or elles ont souvent été oubliées, leurs œuvres effacées, leur travail parfois usurpé par des hommes.
C’est par exemple pour réhabiliter ces œuvres-là, celles de femmes souvent peu connues, que la maison d’éditions jeunesse Talents Hauts a créé en 2019 la collection Les Plumées.
C’est en classe de première que Laurène, 23 ans, a eu son premier éclair de lucidité sur la quasi absence des femmes en cours de français : « J’ai étudié “La Femme Gelée” d’Annie Ernaux, et ça a été déterminant pour moi », explique-t-elle. « C’est là que ça m’a sauté aux yeux, que j’ai vraiment vu qu’il y avait si peu de femmes dans le corpus. »
Depuis, elle met en pratique son choix de lire des femmes en priorité, et depuis le premier confinement, a étendu ce principe à la musique et au cinéma. Julie s’agace :
« Certains mecs n’ont jamais lu un livre écrit pas une femme de leur plein gré, voire de toute leur scolarité, citent perpétuellement les films de Tarantino, “Las Vegas Parano” et “The Big Lebowski” comme seule source d’entertainment depuis leur adolescence et se sentent mis en danger par nos lectures.
Ce qui est dangereux, ce n’est pas tant de réparer le déséquilibre en lisant beaucoup d’autrices, c’est qu’on puisse passer une vie sans avoir lu un livre écrit par une femme et ne même pas voir le problème. »
Arrivées à l’âge adulte, ne serait-on pas en droit de vouloir rééquilibrer un peu la balance sans qu’on nous reproche d’être intolérante ? Après des années à ingurgiter les œuvres des hommes par défaut, ne pourrait-on pas choisir les femmes et en faire une démarche féministe éthique et politique, voire carrément un réflexe ? Mais il ne faudrait pas s’arrêter en si bon chemin
Car améliorer la place des femmes dans la littérature ne peut se faire sans penser à l’espace que l’on donne aux artistes issues des minorités, aux créations qui abordent des vies, des parcours, des réflexions en dehors des normes dominantes de la blanchité, de l’hétérosexualité, de la minceur, de la validité, ou de la cisidentité. Décider que l’on va se tourner vers les femmes, mais aussi vers celles issues des minorités, les autrices racisées, les autrices issues de la communauté LGBTQ+, c’est aussi multiplier les occasions de se décentrer de sa propre identité.
Un choix radical qui panique les hommes
Pourquoi cela fait-il autant peur aux hommes que l’on se détourne d’eux, de leurs œuvres, que l’on puisse choisir en tout état de conscience de lire des femmes, de voir leurs films, d’écouter leurs musiques ? Pourquoi cela parait-il si radical ? « Pour être de « bonnes féministes”, les femmes doivent souvent rassurer les hommes », rappelle Sylvaine, qui poursuit :
« Ce n’est évidemment pas sécurisant pour les hommes que de découvrir que des femmes appliquent provisoirement un principe qui les invisibilise. Ils ne réalisent pas que, sans ce correctif, c’est le principe inverse qui est appliqué. Dans toutes les bibliothèques, chez mes amis, ma famille, et même chez moi, la proportion d’ouvrages rédigés par des femmes est radicalement bas. »
Laurène est persuadée que la levée de boucliers qu’a subie Alice Coffin à l’automne dernier est lourde de sens :
« Quand des hommes s’offusquent, disent qu’ils ne comprennent pas pourquoi elle dit qu’elle ne va plus lire des hommes, ce n’est pas de la stupidité ou de l’ignorance. Ils ont tout à fait conscience de ce qu’ils font, c’est une stratégie politique pour nier son propos. »
Et si ce réflexe d’émancipation culturelle est regardé d’un mauvais œil, c’est bien pour une raison : les femmes qui se passent des hommes et de leur avis seront toujours perçues comme dangereuses. Julie abonde :
« Des femmes qui ne lisent que des femmes, c’est toujours suspicieux. On se demande ce qu’elles peuvent bien se raconter dans le dos des hommes. Et bien évidemment, parce que les hommes représentent le savoir, la connaissance, ça ne semble sûrement pas très sérieux de les exclure et de s’en remettre aux femmes. J’aimerais qu’on s’offusque plutôt de l’invisibilisation des femmes dans les milieux artistiques. »
Finalement, en choisissant de lire les femmes, en cherchant à valoriser les autrices, les illustratrices, les traductrices, les éditrices, les librairies féministes, on repense un acte aussi individuel que celui qu’est la lecture pour en faire un geste politique aux implications collectives.
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Les Commentaires
Sauf que pour ma part je lis des livres, je ne lis pas des auteur.ice.s et par curiosité je suis allée checker ma bibliothèque, j'ai finalement une égalité entre auteur et autrice.
Même du côté manga de la bibliothèque où j'ai une majorité de mangaka féminine.
Je me dis plutôt que cette démarche devrait plutôt être dans les bibliothèques, les CDI, les librairies... Pour diffuser des autrices moins connues que les "têtes d'affiche" de chaque genre.