Article initialement publié le 1er avril 2022 et mis à jour le 9 février 2023.
Lors de la dernière fashion week homme, on a vu beaucoup jupes sur les podiums, certes, mais aussi au premier rang, arborées aussi bien par les acteurs Robert Pattinson et Lucien Leon Laviscount, que le danseur, rappeur, chanteur et auteur-compositeur-interprète sud-coréen J-Hope (membre de BTS, le groupe de K-Pop).
Et si ces personnalités influentes ont été invitées (et clairement payées) pour s’afficher en jupe au premier rang des défilés Dior (pour Robert Pattinson et J-Hope) et Louis Vuitton (pour Lucien Leon Laviscount, c’est aussi pour donner du poids à cette proposition stylistique qui était partout sur les podiums de cette fashion week homme automne-hiver 2023-2023. On l’a vu en effet dans les collections Alexander McQueen, Courrèges, Dior, Givenchy, Gucci, ou encore Ludovic de Saint-Sernin. Mais est-ce que cette tendance peut vraiment prendre du côté des hommes lambdas ?
Depuis les années 1980, Jean Paul Gaultier fait défiler des hommes en jupe, brouillant les normes de genre telles qu’on les entend en Occident. On pourrait donc se dire qu’après 40 ans à les voir sur les podiums de grandes capitales occidentales, on commencerait enfin à s’y habituer.
Mais à en croire les vives réactions de la part du grand public que suscitent les célébrités masculines qui osent porter une robe ou une jupe, cela tient encore de la transgression des normes de genre binaires.
La jupe pour homme, un outil de visibilité médiatique
Rien de tel que la subversion pour faire parler de soi afin de s’assurer un maximum de visibilité, donc de promotion pour sa carrière, tout en s’attribuant un supplément d’âme progressiste.
Kid Cudi l’a bien compris au Saturday Night Live en robe hommage à Kurt Cobain en avril 2021, sur le tapis rouge du Met Gala en septembre 2021 façon basketteur punk (en clin d’oeil à l’icône stylistique qu’était Dennis Rodman), ou encore en robe de mariée à la cérémonie des CFDA en novembre 2021.
Les chanteurs Troye Sivan et Bad Bunny ont également fait le coup de la robe sur carpette écarlate, tandis que Harry Styles en a enfilé une pour la couverture du Vogue étatsunien de décembre 2020, suscitant une polémique qu’on aurait aimé croire d’un autre âge.
Plus récemment, c’est l’acteur muy caliente Oscar Isaac qui a enchaîné deux looks en jupes, lors de la promotion de Moon Knight, mi-mars 2022.
Mais la multiplication d’hommes célèbres en robe et en jupe pour des apparitions médiatiques tient-elle vraiment d’une révolution mode ?
En réalité, c’est plutôt l’exception qui confirme la règle de la binarité de genre dans le vestiaire, puisqu’il s’agit justement d’espaces-temps spécifiques où la transgression est permise, voire célébrée.
Au-delà de ces parenthèses où ils posent volontiers devant les flashes des photographes, ces mêmes hommes sont rarement photographiés portant robes et jupes dans leur vie quotidienne. Et pour le commun des mortels, il est même rarissime de voir des hommes occidentaux porter robes et jupes dans la rue, le métro, le boulot, ou même l’école.
Ce, notamment par peur d’être sanctionnés par des agressions verbales, physiques, voire sexuelles…
La jupe pour homme, un outil de revendication politique
Son port est tellement exceptionnel que certains hommes lambdas mobilisent parfois la jupe ou la robe à des fins politiques plus qu’esthétiques, conscients de la dimension marquante qu’elle peut avoir sur leurs gambettes.
Ainsi, en Espagne, en octobre 2020, des hommes professeurs se sont mis à poster des photos d’eux portant des jupes dans l’exercice de leur fonction, accompagnant leur cliché du mot-dièse #LaRopaNoTieneGenero (comprendre : les vêtements n’ont pas de genre). Ce dans le but de soutenir un lycéen de 15 ans, Mikel Gómez, qui avait été expulsé de son école à Bilbao pour avoir porté une jupe en classe.
Signe que ce qui est célébré sur un tapis rouge de stars se voit sanctionné lorsqu’il s’agit du commun des mortels.
Parmi les professeurs du mouvement #LaRopaNoTieneGenero, le tweet de ce professeur est devenu particulièrement viral :
« Il y a vingt ans, j’ai subi des persécutions et des insultes à cause de mon orientation sexuelle au sein même de l’école où je suis maintenant enseignant, pendant que de nombreux professeurs se contentaient de détourner le regard. Je veux rejoindre la cause de l’étudiant, Mikel, qui a été expulsé et envoyé chez un psychologue pour avoir porté une jupe en classe. #LesVêtementsNontPasDeGenre. »
Au Canada aussi, des élèves ont fait de la jupe un outil politique pour revendiquer l’égalité entre les genres.
Pour dénoncer le code vestimentaire suranné et sexiste d’écoles secondaires québécoises, certains garçons se sont mis à porter des jupes. À l’instar de @guillaume.dery, qui a posté sur Instagram en octobre 2020 :
« La société traite les femmes comme si elles étaient responsables des actions que les autres portent sur elles alors que la réalité est bien différente. Ce n’est pas la longueur de leur jupe qui devrait décider de si les garçons sont aptes à écouter en classe. Ce n’est pas parce qu’une fille porte des shorts courts que les hommes ont le droit de lui parler mal dans la rue. La responsabilité de ces actes appartient à ceux qui ont posé le geste et non à ceux qui l’ont subi. »
En France également, des hommes se sont mis à porter des jupes à des fins politiques.
N’étant pas autorisés à porter des shorts malgré la canicule, des chauffeurs de bus nantais ont donc enfilé leurs plus belles jupes afin d’attirer l’attention médiatique sur cette absurdité réglementaire, en juin 2017. Ils ont rapidement fini par obtenir gain de cause.
Si ce genre d’initiatives semble se multiplier y compris du côté du commun des mortels, elles soulignent également en creux combien il reste incongru pour les hommes de porter jupes et robes dans nos sociétés occidentales.
C’est parce que c’est extraordinaire que ces hommes attirent l’attention sur l’objet de leur protestation et obtiennent parfois gain de cause. Or, cette politisation de la jupe l’empêche de se normaliser au sein du vestiaire masculin.
Mais pourquoi les femmes ont pu intégrer à leur vestiaire nombre de pièces historiquement masculines (telles que le pantalon, le blazer, le caban, ou encore le smoking), alors que les hommes peinent encore tant à sortir en jupe sans raison politique, juste par envie esthétique ?
La jupe pour homme peut-elle se normaliser en Occident ?
Pour le dire vite : à cause du patriarcat, les femmes gagnent socialement à emprunter au vestiaire du sexe fort, associé au pouvoir, tandis que les hommes perdraient à piocher du côté du beau sexe.
Se conformer à des vêtements traditionnellement masculins permet de se fondre dans la masse de la masculinité hégémonique — avec tous les privilèges sociaux qui vont avec le fait d’avoir l’air d’un homme, un vrai, bien cis, bien hétéro. Porter une jupe ou une robe reviendrait à mettre en péril cette performance de genre multi-séculaire, et donc s’exposer à certaines violences comme la follophobie, l’homophobie, et la transphobie, comme autant de rappels à l’ordre patriarcal.
Pourtant, l’idée faussement naturalisée selon laquelle les hommes ne devraient pas porter de robes ou de jupes tient bel et bien d’une construction sociale relativement récente en Occident.
On peut penser aux toges antiques qui habillent les hommes adultes grecs ou romains, par exemple. Jusqu’au Moyen-Âge, tous les enfants, portent des robes, indifféremment de leur genre (et même plutôt ornées de rubans roses ou rouge pour les garçons, d’ailleurs).
Encore aujourd’hui en Écosse, des hommes peuvent porter le traditionnel kilt, sans que cela ne remette en questions les normes de genre, comme nous l’explique l’historienne et sociologue de la mode Elodie Nowinski, installée à Glasgow :
« Les Écossais portent le kilt pour des raisons d’identité politique, des raisons patriotiques. Ce n’est pas du tout perçu comme un vêtement féminin, au contraire, ce vêtement résulte d’une longue tradition tailleur, fortement ancré dans la représentation militaire, donc une masculinité guerrière. En cela, c’est même un vêtement d’hyper masculinité.
Hormis quelques touristes irrespectueux, les rares femmes écossaises qui osent porter le kilt sont souvent lesbiennes, et le font alors en connaissances de cause. »
Et si l’on peut se dire que certains hommes d’église peuvent porter des choses similaires à des robes sans que cela ne remettent en cause leur masculinité, l’experte mode nous arrête :
« Le clergé ne porte ni jupe, ni robe, mais une chasuble ou une soutane. C’est un vêtement consacré. Croire que “les prêtres ne sont pas des hommes” et qu’ils pourraient donc porter des robes, c’est ignorer le fait politique de l’Église et son histoire.
Leurs vêtements consacrés résultent d’un héritage de pratiques vestimentaires millénaires, qui ont beaucoup changé en Occident, et un peu moins en Orient. D’où l’impression qu’on peut avoir avec nos yeux occidentaux, de voir des hommes d’Asie ou du Moyen-Orient dans des vêtements ressemblants à ce qu’on appellerait nous des robes : djellaba ou kurta, par exemple. »
À ce sujet, je vous recommande l’ouvrage Des soutanes et des hommes, enquête sur la masculinité des prêtres catholiques, du docteur en science politique et études de genre Josselin Tricou.
Découvrez Des soutanes et des hommes, de Josselin Tricou
Les hommes en jupe auraient-ils peur d’être traités comme des femmes ?
Outre les désavantages sociaux qui pourraient empêcher les hommes lambdas de porter des jupes, Elodie Nowinski pose aussi la question de la vulnérabilité physique :
« Les personnes qui ont l’habitude de porter des robes et des jupes le savent bien : on peut se sentir beaucoup plus vulnérable en cas d’agression physique dans ces vêtements que dans un short ou un pantalon. Il suffit de minuter le temps qu’il faut pour enlever un pantalon versus une jupe pour s’en rendre compte. »
Léo*, professeur dans la trentaine à Lille, apprécie porter des jupes, mais ose peu le faire en public, notamment à cause de ça :
« Dès l’adolescence, j’étais attiré par les façons masculines de porter la jupe. J’admirais notamment les vêtements des prêtes, des moines : quelque chose qui ressemble à une robe tout en validant le masculin, et ce, de façon solennel, et même spirituel.
Mon meilleur ami m’a offert ma première jupe, une fois adulte, et ça ressemblait justement à un kilt. C’était une forme de compromis, de négociation : trouver la forme la plus masculine d’un vêtement qu’on aurait pu coder comme féminin autour de moi.
J’ose rarement sortir en jupe aujourd’hui, et je calcule toujours en fonction de ma sécurité : quels quartiers je vais traverser, qui je risque de croiser, comment adapter mon trajet… C’est le genre de calculs auxquels s’adonnent plein de femmes au quotidien. En jupe, je me sens particulièrement vulnérable, car très accessible : c’est beaucoup plus facile à enlever qu’un pantalon.»
Pour ce professeur adepte de jupe, ce qui pourrait contribuer à normaliser le port d’une telle pièce par les hommes, ce serait justement de la dépolitiser :
« À chaque fois qu’on salue le progressisme d’un homme célèbre qui porte une jupe, on en souligne le caractère exceptionnel, donc l’empêche de devenir un vêtement ordinaire. Il faudrait presque la débarrasser de cette aura politique.
Mais une autre dimension menace également la normalisation de la jupe pour hommes : là où le pantalon correspond au vestiaire du pouvoir, la jupe reste perçue comme tenant du vestiaire de la séduction. Du coup, un homme qui décide de porter une jupe peut être perçu comme cherchant à se sexualiser, à paraître sexy.
Enfin, si c’est surtout en période caniculaire que des hommes envient les jupes des femmes, c’est justement parce qu’en apparaissent alors des avantages fonctionnels : on est plus au frais là-dedans qu’en short ou pantalon. Les bénéfices pratiques ne sont pas assez important par rapport aux contraintes sociales. »
Bref, outre le kif des gambettes à l’air, et le plaisir esthétique, la plupart des hommes n’ont littéralement pas assez d’intérêts à porter des jupes.
À lire aussi : Pour que les hommes portent des compensées, il suffisait de les rebaptiser « semelle oversize »
Crédit photo de Une : captures d’écran Instagram.
* Le prénom a été modifié.
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Les Commentaires
Par contre il y a un style de robe fait pour les chaleurs et qui sont estampillés "hommes": les djellabas et les boubous.