Les fans de luxe, déjà clients ou aspirants à le devenir, frémissent en voyant les hausses de prix de la maison Chanel s’enchaîner depuis le début de la pandémie. D’abord, entre 5 et 17% sur certains sacs, dès mai 2020, au nom du prix des matières premières de qualité et des « récentes fluctuations importantes des taux de change entre l’euro et certaines monnaies locales », comme l’a retracé The Fashion Law. Puis encore 5% en octobre 2020. Le 1er juillet 2021, encore entre 10 et 15% en fonction des sacs. Depuis, c’est comme ça chaque semestre, environ. Pour vous faire une idée, un modèle Timeless Classique de Chanel coûtait environ 1 150 $ en 1990, augmentant progressivement jusqu’à 6 500 $ en 2020… et chiffre déjà dans les 7 800 $ en 2021. Comme le résume le média Antidote, le prix du sac « Classique » de Chanel a augmenté de 78 %, entre 2019 et mars 2024, passant de 5 800 € en moyenne, à 10 300 euros.
La maison au double C n’est pas la seule à avoir revu ses tarifs à la hausse. D’après le cabinet d’études spécialisé dans le domaine du luxe Berstein, cité par le média Guardian, c’est aussi le cas de Dior, Prada, Gucci, ou encore Louis Vuitton.
Augmenter les prix pour que le luxe reste exclusif
Cela s’explique notamment par une volonté de compenser les éventuelles pertes liées à la crise sanitaire et sociale du Covid, mais aussi dans un souci de maintenir une forme d’exclusivité, qui rassurent les riches devenus encore plus fortunés avec la pandémie.
En effet, faute de pouvoir s’offrir des loisirs et vacances à l’autre bout du monde, beaucoup de personnes ont économisé plus que d’habitude durant la pandémie, et peuvent être tentées à l’idée d’acheter un sac de grandes maisons par exemple. Or, si trop de monde peut se l’offrir, celui-ci perd une part de son prestige en tant qu’outil de distinction de classe sociale. Augmenter les prix permet donc de pallier le problème et de rassurer les clients les plus riches.
À lire aussi : D’esthétique d’ultra-riches à tendance mode, pourquoi le quiet luxury porté dans Succession fascine tant
Le luxe puise-t-il sa valeur de distinction dans l’exclusion ?
Autrement dit, une grande part de la valeur du luxe réside dans sa dimension d’exclusivité, et donc d’exclusion. Ces augmentations de tarifs permettent aux marques de rester excluantes autant qu’il faut afin de continuer à susciter le désir, sans paraître complètement inaccessible. C’est parce qu’on en a peut-être rêvé pendant des années qu’acheter un sac qui coûte plusieurs milliers d’euros paraît justifiable. On ne paye pas que le prix du cuir, de la métallerie, de l’artisanat, et de savoir-faire patrimoniaux, mais aussi cette part de rêve également nourrie par l’idée que tout le monde ne peut pas se le permettre. C’est aussi le prix d’avoir l’impression de faire partie des happy few.
C’est cet effet de snobisme, conscient ou non, que théorise en partie le sociologue Thorstein Veblen dans son ouvrage Théorie de la classe de loisir (1899) : en matière de biens de luxe, une réduction de prix entraîne une baisse d’intérêt, tandis que la hausse des tarifs peut susciter davantage de désir. C’est pourquoi la valeur de ces produits très haut de gamme s’avère de plus en plus décorrélée de la simple somme des matières premières, des savoir-faire et du temps déployés pour les produire. Et c’est ce qu’on appelle l’effet Vleben.
À lire aussi : Sur TikTok, Tanner Leatherstein charcute des sacs Gucci, Chanel, ou Polène pour en juger la qualité
Un luxe inclusif est-il possible ?
Ça ne veut pas dire pour autant que le luxe n’est qu’une vaste arnaque. Il s’agit d’une version dramatisée de l’artisanat, nourrie, enrichie, et motivée par les dimensions de désirs, de rêves, et d’histoires (au sens de patrimoine, d’héritage, mais aussi de storytelling). Par exemple, beaucoup de maisons de luxe traditionnelles nourrissent le mythe ou la réalité d’une liste d’attente pour acquérir leurs it-bags, jouant avec la frustration provoquée par les ruptures de stock qui feront plus facilement passer la pilule d’une hausse de prix.
Mais une maison comme Telfar tente de changer le modèle traditionnel du luxe en le rendant plus accessible. Elle permet perpétuellement de précommander ses sacs et peut donc produire la quantité juste. Ce qui apparaît comme un modèle vertueux, à la fois plus écoresponsable et accessible (au sens où cela permet à tout ceux qui en ont les moyens de l’acquérir, plutôt que de cultiver la rareté des sacs afin d’en augmenter les prix).
Or, toute l’ironie de cette industrie réside dans le fait que le luxe tient beaucoup d’une forme d’illusion collective : il s’agit davantage de valeurs perçues que de coûts réels. Si bien que Telfar peut ne pas être perçue comme une marque luxueuse justement parce qu’elle s’efforce de paraître accessible. Un luxe inclusif est-il seulement possible ? Ce qui ressemble à une fausse question existentielle qui ne concernerait que l’industrie de la mode interroge en fait l’idéal social que le luxe tente de représenter : aspire-t-on davantage à l’égalité ou à la distinction ?
À lire aussi : Un sac à main peut-il être un bon investissement ? Une experte décrypte le pourquoi du comment
Les Commentaires