« Y’a beaucoup de filles qui te citent, Wittig par ci, Wittig par là, mais la tête de Wittig, c’est moins évident ! »
Dans une de ses rencontres rêvées avec ses héroïnes lesbiennes et queers, l’humoriste Tahnee L’Autre se retrouve face à la théoricienne et militante Monique Wittig et lui témoigne toute son admiration. Un moment fan girl savoureux qui témoigne aussi du regain d’intérêt des jeunes féministes pour cette penseuse, érigée au rang d’icône.
Née en 1935, Monique Wittig a marqué le mouvement féministe en France, mais aussi au-delà de nos frontières. Elle est décédée le 3 janvier 2003, et l’année 2023 s’amorce comme une année de célébration de la pensée wittigienne, de sa vitalité, de ses échos actuels et de la nécessité de lui donner la visibilité qu’elle mérite.
Son nom est longtemps resté dans l’ombre de l’histoire féministe. Pourtant, depuis quelques années, son œuvre et ses réflexions ont pris une place importante auprès des féministes qui (re)découvrent ses écrits. Un regain d’intérêt bienvenu pour la doctorante en littérature et co-autrice de Écrire a l’encre violette: Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours Aurore Turbiau :
« C’est à la fois parce qu’on est en pleine effervescence politique – féministe, lesbienne, queer, en particulier ! –, parce qu’on a besoin de revenir à des textes radicaux qui portent des envies de révolution, parce qu’on a envie aussi de lire des textes beaux, qui bouleversent un peu, qui restent en mémoire et qui nourrissent longtemps. »
L’histoire de Monique Wittig
Pour comprendre l’impact de Monique Wittig et de son œuvre, il faut déjà revenir à l’effervescence du début du mouvement féministe en France. Le 26 août 1970, elle est parmi la poignée de féministes au pied de l’Arc de Triomphe, venues avec plusieurs banderoles où l’on peut lire « Il y a plus inconnu que le Soldat, c’est sa femme », ainsi que « Un homme sur deux est une femme ». Elles sont venues rendre hommage avec une gerbe de fleurs à la femme du Soldat inconnu, mais vont être empêchées par la police, sous l’œil de plusieurs journalistes. C’est l’événement fondateur du Mouvement de Libération des Femmes, organisation qui va se mobiliser pour le droit des femmes à disposer de leur corps, notamment en luttant pour le droit à l’IVG et à la contraception.
Avec d’autres lesbiennes, Monique Wittig milite au sein du MLF, mais va aussi se heurter à ses limites. « En France, les féministes ne voulaient pas qu’on crée des groupes lesbiens, j’étais toujours la tête de Turc », se souvient-elle dans une interview pour Libération.
Face à l’impossibilité de questionner le modèle hétérosexuel et de politiser le lesbianisme, Monique Wittig rejoint le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) créé en 1971, mais là encore elle ne se retrouve pas dans les discours militants portés majoritairement par des hommes gays. Elle fonde alors un mouvement plus radical, les Gouines Rouges, avec entre autres Christine Delphy, ou encore Marie-Jo Bonnet.
« Elle est l’une des premières à politiser l’hétérosexualité », explique la documentariste radio Clémence Allezard qui a travaillé sur Monique Wittig et son héritage.
« Avec elle, ce n’est plus “l’homosexualité ce douloureux problème” [référence à l’émission de Ménie Grégoire en 1971, ndlr] c’est l’hétérosexualité ce douloureux problème, ce qui est sacrément réjouissant pour les lesbiennes, déjà. Le problème, c’est que ça coince au niveau du mouvement féministe qui est hétéro, pour qui le sujet “femme” est par défaut « femme hétérosexuelle” — et probablement blanche, valide… — et pour qui cette théorie qui fait du lesbianisme une position révolutionnaire est inaudible. »
Monique Wittig finira par partir aux États-Unis, où elle enseignera dans plusieurs universités.
Un hommage à Monique Wittig qui fait communauté
Pourquoi un tel engouement autour de Monique Wittig vingt ans après sa mort ? « Elle nous fait faire communauté », résume Clémence Allezard, qui souligne que ce mardi 3 janvier 2023, plusieurs générations étaient rassemblées autour de sa tombe au cimetière du Père Lachaise pour honorer sa mémoire à travers une lecture » : « Elle est un élément d’identité, se revendiquer de Monique Wittig, c’est dire quelque chose sur soi, quelle féministe on est, quelle lesbienne on est. »
Un constat que partage Aurore Turbiau pour qui cette hype Wittig est la preuve qu’elle touche et fédère plus que jamais : « C’est la marque d’un besoin d’icônes de référence, sur lesquelles s’appuyer, qu’on peut célébrer ensemble, et dont le travail peut nourrir longtemps, parce qu’il est riche et complexe. »
L’intérêt actuel pour les travaux de Monique Wittig est aussi à considérer à la lumière de l’émergence de #MeToo et des mobilisations féministes de ces dernières années, note Clémence Allezard : « Elle nomme l’hétérosexualité comme au cœur du problème, au cœur de l’oppression des femmes. » Des décennies avant les féministes d’aujourd’hui, la théoricienne aborde par exemple la question de la charge mentale, en parlant d’« appropriation privée » des femmes par les hommes pour qualifier le travail domestique effectué par les femmes dans le cadre du couple hétérosexuel, cadre auquel les lesbiennes échappent.
« Les lesbiennes ne sont pas des femmes »
C’est sûrement là la phrase la plus célèbre de Monique Wittig : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » est tirée d’une conférence que l’on retrouve dans La Pensée straight, livre d’abord publié en anglais en 1992, puis seulement dix ans plus tard en français. Elle trouve encore un écho aujourd’hui en synthétisant le fait qu’en se soustrayant à l’hétérosexualité, les lesbiennes atteignent un statut à part, qu’en n’étant pas disponibles pour les hommes, qu’en s’extrayant du modèle hétérosexuel, elles peuvent échapper à la catégorie sociale des femmes.
Car Monique Wittig vient justement questionner l’hétérosexualité non pas comme une norme naturelle ou comme une orientation sexuelle mais comme un système politique de catégorisation et de domination des hommes sur les femmes. En cela, sa pensée révolutionnaire parle à certaines féministes qui aujourd’hui questionnent leurs choix conjugaux, sentimentaux, sexuels et refusent de renoncer à leurs convictions. « Elle incarne une forme de radicalité en venant théoriser ces colères », poursuit Clémence Allezard.
« Cette apparente radicalité de Wittig, si elle n’est pas comprise par toutes les féministes, il y a une possibilité et une volonté d’en discuter, de critiquer frontalement l’hétérosexualité, voire d’interroger la construction de ses désirs. »
Il ne faudrait pas oublier le rôle déterminant de certaines féministes dans ce retour en grâce de Monique Wittig : « Sa compagne, Sande Zeig, sa nièce, Dominique Samson, des amies très proches comme Louise Turcotte ou Suzette Robichon [ci-dessous arborant le t-shirt Monike Wittig créé par Roxanne Maillet] », rappelle Aurore Turbiau.
En 2023, l’association Les Ami.es de Monique Wittig propose donc tout un programme d’ateliers, de discussions et de rencontres autour des œuvres de l’autrice et théoricienne.
Lire Wittig en 2023
Comment lire Monique Wittig aujourd’hui ? Si de prime abord, les œuvres théoriques et philosophiques peuvent être difficiles à aborder sans un solide bagage intellectuel et militant, ces œuvres littéraires peuvent aussi constituer un premier pas. « Sa pensée politique, c’est aussi dans la littérature qu’elle l’a transmise », rappelle Clémence Allezard. La question du dépassement des catégories de genre est par exemple au cœur de L’Opoponax, son premier roman récompensé du prix Médicis en 1964, récit en « on », troublant, enfantin et complexe, qui questionne et fascine par sa forme révolutionnaire.
« Suzette Robichon recommande Le voyage sans fin [récemment réédité chez Gallimard, ndlr], qui est assez court, plus simple, avec des dialogues et beaucoup d’humour. » Le texte, détournement de Don Quichotte, a d’ailleurs été présenté sur scène avec Nadège Beausson-Diagne et Adèle Haenel en juin 2022. Texte expérimental, Le Corps Lesbien connaît lui aussi une réédition aux éditions de Minuit en cette rentrée littéraire de 2023.
En 2023, les écrits de Monique Wittig continuent de bousculer « Il y a des formes très éclatées, des personnages pas très clairs, ça peut être ardu, mais même si on ne capte pas toutes les références ce n’est pas grave, on peut lire Wittig en se laissant porter par le flow, la langue », assure Clémence Allezard.
« On ne lit pas l’œuvre de Wittig comme un manuel pour être une bonne féministe, une bonne lesbienne ou une bonne écrivaine », estime de son côté Aurore Turbiau.
« On ne la lit pas pour y trouver un genre d’encyclopédie de tout ce qu’il faudrait penser, de tous les sujets qu’il faudrait pouvoir aborder, de tous les termes qu’on pourrait utiliser. Les personnes qui ont lu La Pensée straight le savent : si ça marche, c’est aussi parce que c’est instable, insuffisant, crispant parfois, maladroit ou pas toujours parfaitement cohérent ; c’est aussi parce que le poétique complète le politique, parfois on ne comprend pas tout, mais peut-être parce que le sens reste ouvert simplement. Wittig était une personne très humble, je ne crois pas qu’on doive lire ses textes comme des traités autoritaires, son œuvre a des failles et elle ne s’en défend pas. »
Dans l’épisode Sexy Wittig du podcast Camille (Binge Audio), Camille Regache reçoit la documentariste radio Clémence Allezard.
Pourquoi lire Monique Wittig, celle qui affirmait que “les lesbiennes ne sont pas des femmes” ? à réécouter sur France Culture avec Natacha Chetcuti-Osorovitz.
Monique Wittig n’était pas une femme, d’Ilana Eloit dans La Déferlante
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Crédit photo : Succession littéraire de Monique Wittig, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons
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