Dimanche dernier, Ophélie vous parlait de l’humour contemporain et de ce qu’il a perdu de dissidence. Ce sujet m’a toujours beaucoup tenu à coeur. Comme Ophélie (et tant d’autres, si l’on en croit vos réactions), je me retrouve de moins en moins dans l’humour tel qu’il est pratiqué à notre époque.
« Ne vous inquiétez pas : je ne suis pas là pour remettre en cause le système »
Suis-je gratuitement passéiste ou victime de l’effet sublimateur qu’a le temps sur les choses d’avant ? Je ne pense pas. Ce qui m’attriste dans l’industrie de l’humour actuelle, c’est de constater que le rire s’est complètement aseptisé, au profit d’un « humour de masse ».
Est-ce à dire que le rire n’est légitime que lorsqu’il est subversif ? Ce n’est pas non plus ce que j’entends, et le rire dépolitisé n’en est moins pas rire. Ce que j’affirme en revanche, c’est qu’une société sans rire subversif est une société qui s’ampute d’un important contre-pouvoir. Même pas forcément un contre-pouvoir vis-à-vis d’un gouvernement en particulier; mais vis-à-vis de la bienséance et du consensus en général.
Voici donc quelques prolongements de pensée qu’il me tient à coeur de partager avec vous; voici, selon moi, ce qui peut expliquer la progressive démission de l’humour subversif à notre époque.
NB, pour éviter tout malentendu : Le papier qui suit ne dit pas que l’humour de masse doit mourir, mais bien que l’humour corrosif devrait avoir le droit d’encore exister.
La volonté de faire rire le plus grand nombre…
… suppose la recherche d’un consensus. Dans la démarche, c’est donc forcément privilégier le général sur le particulier, ce qui fédère sur ce qui divise. Ainsi, quand Gad Elmaleh évoque cette fameuse assiette fourre-tout remplie de crayons qui ne marchent plus et de clés de valises que l’on n’a plus, on rit parce que l’on se reconnaît bien là au milieu de tout ce que la trivialité du quotidien a de plus absurde. Et c’est très bien. De la même façon, quand Bref re-visite, en forçant à peine le trait, nos petites aventures dans le métro, on a tous en tête le SDF qui mendie presqu’en slammant et la rame qui s’arrête soudainement.
Gad Elmaleh : le sketch sur Ikéa (et l’assiette dans l’entrée, dès 5:17)
https://www.youtube.com/watch?v=x6592bjWQ6k
La vérité, c’est que cet humour efficace permet de fédérer : il est agréable dans la mesure où il nous rassure et nous apaise (« on est tous pareil ») en même temps qu’il nous sublime (le spectateur devient le héros du sketch, le comique n’étant plus qu’un relai).
Je ne dis pas que cet humour est mauvais. Je pense même qu’il est plutôt sain d’avoir la prétention d’offrir au public le miroir de leurs vies à un instant T, mais sur scène. En effet, se projeter aide à prendre de la distance, et se rappeler que la vie quotidienne est remplie de petites ironies est, à mon sens, aussi important que vouloir « bousculer » par le rire.
Là où je suis plus dérangée, c’est que ce rire efficace est en train de prendre énormément de place dans notre humour contemporain. Doucereux et complaisant, le rire efficace flatte et ne remet rien en question. Pire : on pourrait même l’accuser de d’oeuvrer pour le compte de la société du spectacle, d’être plus contemplatif qu’actif, d’être un opium du peuple, et d’occulter un autre des rôles de l’humour : celui de catharsis (dans sa conception politique).
À force de communautarisme, le rire s’est policé
Cet avènement de l’humour efficace que l’on vient de décrire, marginalise l’humour corrosif. Là où le rire corrosif était autrefois perçu comme un contre-pouvoir et un apaisement social (se moquer du roi permettait de le critiquer sans en passer par des critiques virulentes), il est aujourd’hui souvent accusé d’incitation à la haine.
Est-ce parce que notre époque est plus tendue ? Il semblerait bien que oui. Selon Martin Leprince (auteur de Fini de rigoler), ce sont les levers de boucliers des différentes formes de communautarisme qui expliquent que l’humour se soit rigidifié :
« Les défenseurs du communautarisme ont réussi à imposer une rectitude dans la sphère politique, rectitude qui s’est déplacée ailleurs depuis »
En effet, aujourd’hui on ne rit plus « des victimes, des religions, des handicapés, des homosexuels » sans être publiquement taxé de « xénophobie, de racisme, d’intolérance ». Que la blague soit bonne ou pas.
À ce propos, Leprince nous offre un exemple éloquent : lors d’une émission de télé, le comique français Christophe Alévêque a qualifié de « ridicules les mecs de 40 ans qui font du patin à roues alignées » en soulignant « qu’ils devaient avoir deux neurones ». GROSSIÈRE ERREUR : blessée, la communauté visée s’est employée à le harceler d’e-mails insultants, haineux et injurieux. Le Roller Magazine a même menacé l’humoriste «d ‘avoir sa peau ». Tout simplement.
Certaines personnalités se sont imposées comme « caution subversivité » de l’humour
Dans ce contexte de « nivellement vers le bas » de l’humour corrosif, une certaine forme d’humour pas impertinente pour un sou a réussi à s’arroger la noblesse politique du comique qui dérange. Pierre Carles affirmait dans les colonnes de Politis que « l’humour est une arme subversive »
. Et la subversivité, ou l’illusion de subversivité, fait vendre. Stéphane Guillon doit être bien au courant, lui qui n’hésite jamais à reconvoquer la lexicologie de l’irrévérence : il apparaît tantôt « muselé » sur la couv’ de son bouquin, tantôt « en garde à vue » sur son affiche de spectacle :
Ce phénomène, je l’appelerais volontiers « supermarché de l’humour ». De la même façon qu’il est moins dangereux pour TF1 (chaîne dont l’actionnaire majoritaire est Martin Bouygues, copain de Sarkozy) de feindre un débat houleux entre des acteurs politiques plutôt que ne rien faire du tout, l’industrie de l’humour gagne à nous faire croire qu’elle est encore dangereuse, même lorsqu’elle est en réalité très en phase avec le système, très consciente de sa marge de manoeuvre et des limites qu’elle ne dépassera pas si elle veut rester dans ce même-système.
Dans ce supermarché du drôle, on nous vend donc des mecs sympas, des « reubeus qui ne brûlent aucune voiture » (Jamel), des féministes qui n’ont pas de balai dans le cul (Florence Foresti), des membres de la fameuse génération Y (Bérengère vous parle de Facebook, Norman des « Apple addict »). Et on nous propose aussi, dans un autre rayon, LA FAUSSE REBELLION, distillée à coup de petites punchlines savamment maitrisées.
À ce point maitrisées d’ailleurs qu’elles vendent parfaitement l’illusion de l’impertinence (quand Nicolas Bedos est censé emmerder Marine Le Pen, en vérité il ne le fait qu’à demi-mots) tandis qu’elles sont en réalité parfaitement calibrées pour la bienséance. La métaphore qui me vient le plus spontanément est celle du paprika : je vous invite à la maison et vous prépare un plat exotique. Je veux vous vendre du rêve (le plat est épicé) sans vous agresser (ce serait dommage de vous étouffer), alors à la place du piment de Cayenne bien vénère, je cuisine mon plat au paprika de chez Ducros. Et tout le monde est content, puisque le plat reste rouge. Vous me suivez ?
En fait, dans ce contexte d’ « assagissement de l’humour », les figures publiques de l’humour corrosif, pour se différencier, sont nombreuses à choisir la provocation pour se faire encore entendre. Dieudonné vous expliquerait sûrement volontiers que sa carte au FN n’a pas grand chose avec l’adhésion à de réelles convictions d’extrême-droite, mais tient surtout du pétage de câble nihiliste. Et Soral, supposé « avoir baisé la femme de Guillon » ? C’est encore un autre débat.
L’illusion de l’impertinence
Il y a donc des émissions qui vivent très bien de ce système édulcoré, puisqu’ils en arrivent à jouir de statut de petits trublions du PAF. Je pense évidemment au Grand Journal. Daniel Schneidermann (ancien présentateur de Arrêt sur Images et créateur du site éponyme), y voit l’antre des valeurs sûres, des installés, des notoires, qui viennent s’y montrer périodiquement « comme pour rassurer leur famille : oui, ils appartiennent toujours au cercle enchanté. De temps à autre, un syndicaliste, en provenance directe d’un conflit (nécessairement à dimension nationale) vient relégitimer le dispositif. »
Schneidermann compare en fait le plateau du Grand Journal à un faux tribunal de l’Inquisition, où la critique ne serait jamais jusqu’au-boutiste en raison du rythme des sketchs qui l’entrecoupent et désamorcent le vrai débat :
« Imaginez un tribunal de l’Inquisition, égayé par quelques bouffons : de quoi brouiller les pistes. Pour l’instant, le subterfuge fonctionne, et ce souriant et implacable tribunal des bonnes manières donne le change, tant bien que mal. »
Que le Grand Journal fasse son boulot d’émission d’actu ludique (autrement dit, mi-news, mi -divertissement), ce n’est pas tant le problème. Le problème, c’est que le Grand Journal est perçu par beaucoup comme la caution subversivité de la télé, et vient jusqu’à nous faire oublier que sur le petit écran, l’auto-censure va en réalité bon train.
« Ambiance fout-la-merde »
En ce sens, le fait que le Grand Journal s’arroge l’étiquette d’impertinents du PAF est nocif pour notre appréciation des choses. Cette étiquette non-méritée décale tous les jours un peu plus le curseur de ce que l’on va considérer comme « fou à la télé », là où finalement tout est calculé au millimètre.
Le ratio succès / rire conscient
Finalement, la problématique se rapprocherait presque de celle qui anime le rap, une problématique que l’on avait traité l’été dernier : vendre ses oeuvres, est-ce aussi vendre son âme ? C’est, je crois, encore une fois le rapport authencité et noblesse des intentions VS. recherche du succès qui tiraille l’humour d’aujourd’hui.
Il me semble qu’aujourd’hui, il y a deux façons de faire de l’humour : – en tant que entertainer inoffensif (séduire, faire rire, divertir le public) – en tant qu’acteur politique (bouleverser, toucher, heurter le public… et donc, ne plaire qu’à une niche)
Martin Leprince disait d’ailleurs à ce sujet :
« Quand l’humour essaye d’être subversif, en questionnant les valeurs établies, on trouve tous les moyens pour le limiter. Cette posture moralisante finit par rendre les humoristes frileux. »
Structurellement en tout cas, je trouve difficile d’imaginer un comique qui à la fois cherche à la fois l’approbation du public et arrive à le bousculer. Bousculer suppose souvent s’adresser à un public déjà conquis, ou blesser l’ego. Et blesser l’ego fait fuir le public.
Je terminerai donc par cette question : est-il possible de produire un humour de masse qui fasse encore réagir voire bousculer l’ordre établi ? L’humour étant devenu une industrie lucrative, peut-on encore noblement gagner de l’argent tout en ne se vendant pas soi-même ?
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