C’est un collectif de femmes pyromanes dans l’âme qui signe l’ouvrage Fruits de la colère, embras(s)er nos débordements, paru le 12 octobre 2022 dans la collection Les Insolentes (aux éditions Hachette). Dans la préface, Pauline Harmange que le grand public a pu découvrir par son essai Moi les hommes, je les déteste sorti en 2020 et qui dirige ce nouvel ouvrage, présente ses co-auteurices de feu :
« La fiction de Lucile Bellan ne nous présente pas une femme gelée, au contraire. Sous le dehors placide d’une femme qui est contrainte de porter sa vie – et celle de son foyer – à bout de bras, bouillonne une rage rentrée et lentement terrifiante. […]
Fatima Ouassak propose une stratégie alternative puissante, réjouissante, même si toujours nuancée, car parcourue de dilemme. […]
À son tour, Douce Dibondo se demande que faire de cette colère, et elle trouve des réponses qui viennent lier l’émotionnel au politique, avec intelligence et sensibilité. […]
La colère que découvre et partage Daria Marx est une émotion puissante qui, une fois réappropriée, mène à l’amour. Surprenant peut-être, si logique, pourtant. […]
Pour commencer le festin en beauté, quoi de mieux que la poésie lumineuse et réparatrice de Kiyémis ? »
En effet, outre le poème d’ouverture et celui de clôture de Kiyémis, les textes s’enchaînent, mais ne se ressemblent pas, tantôt fictionnels, tantôt manifestes, toujours brûlants. Leur fil conducteur reste le même : celui d’une colère féministe, comme une traînée de lave.
« L’heure de la colère », de Lucile Bellan
Le premier texte est une fiction « L’heure de la colère », signée Lucile Bellan, journaliste psycho-sexo. Elle y raconte 24 heures dans la vie d’une femme, comprimée par son conjoint, ses enfants, et la société, se sentant « comme un vase vide qui attend que les autres y déversent leurs émotions, leurs frustrations, leur colère – sans se soucier de ce que ça lui fait. » Heure par heure, grain par grain, comme un sablier qu’on ne saurait retourner avant le jour d’après, sa coupe se remplit, déborde de colère trop longtemps contenue. Jusqu’à commettre l’irréparable ?
« Stratégie de la colère », de Fatima Ouassak
Vient ensuite « Stratégie de la colère », de Fatima Ouassak, consultante en politiques publiques, politologue antiraciste et féministe. La cofondatrice du collectif Front de mères, (syndicat de parents dans les quartiers populaires) réfléchit comment orienter, structurer, et utiliser sa colère de femme et de mère, a fortiori racisée, sans qu’elle ne soit brutalement réprimée et silenciée. Selon elle, « au fond, le droit de se mettre en colère est le droit d’exister politiquement. Mais c’est ce droit qui est refusé aux personnes minorisées. Pour produire de la discrétion et tuer dans l’œuf la colère légitime, il faut faire en sorte que les injustices et les violences sociales paraissent normales, naturelles. » Et la meilleure stratégie contre cela, selon Fatima Ouassak réside dans le collectif : « Individuelle, la colère peut nous bouffer de l’intérieur, et servir à nous disqualifier, à nous enfermer. Portée par un collectif, elle devient un outil de libération. »
« Le paradoxe de la violence et de la colère », de Douce Dibondo
La journaliste, autrice et poètesse afro-féministe et queer Douce Dibondo signe le troisième texte qui s’intitule « Le paradoxe de la violence et de la colère ». Elle y rappelle le rôle de l’esclavage dans le développement des sociétés modernes puisqu’il a permis l’émergence du capitalisme industriel, bâti sur une nouvelle hiérarchisation en fonction de races sociales. Elle évoque également combien la violence dans nos sociétés n’a rien d’accidentel, au contraire, elle la structure bien souvent, et sert à maintenir les pires dynamiques sociales. Elle donne l’exemple de la violence polie de la novlangue (langue fictive du roman d’anticipation 1984 de George Orwell au départ, l’expression désigne désormais les éléments de langage creux des personnalités politiques et technocrates), pleine d’euphémismes et de détours pour éloigner de la réalité), qui essaime de la classe politique jusqu’aux médias et même à l’école. Contre cette violence nécroéconomique, d’autres moyens de lutter sont possibles et peuvent trouver racine dans la colère, qui peut être une expression de dignité silenciée : « L’état de colère que j’affectionne le plus est celui de la lave qui se propage irrémédiablement et consume ce qui ne vibre pas de justice, dans une sorte de fatalité digne. »
« Petite histoire intime de la colère », de Daria Marx
Arrive ensuite le texte de l’activiste féministe et anti-grossophobie Daria Marx, « Petite histoire intime de la colère » qui raconte un long cheminement, jonchée de colère et de troubles du comportement alimentaire, vers l’amour-propre. Le témoignage s’ouvre ainsi : « Je suis boulimique depuis ma petite enfance. Je compense dans des excursions nocturnes tout ce que j’encaisse le jour : mes efforts, mes frustrations, mes petits et grands traumatismes. Je mange tout ce qu’on ne me laisse pas la place de dire, je me fais un buffet tout compris d’émotions refoulées. » Daria Marx interroge ensuite la notion de cishétérosexualité obligatoire, avant de raconter son lesbianisme qui a élargi son féminisme et libéré sa colère. Ce qui lui permet de questionner l’après #MeToo : « C’est en rendant aux femmes leur droit à la colère que nous arriverons à une révolution globale, c’est en permettant aux femmes d’être entendues lorsqu’elles parlent, d’être soutenues quand elles se battent, que nous arriverons à un semblant d’égalité. On a voulu nous faire croire qu’il suffisait de parler pour que les choses changent, mais combien de #MeToo allons-nous connaître, combien de témoignages allons-nous lire ? »
Une fois la température montée jusque là, le feu de la colère contenue dans ce livre ne nous brûle plus les doigts, au contraire, elle les réchauffe, renforce les poings qu’on a envie de lever encore plus haut pour lutter plus loin, se faire entendre, exiger le respect et surtout l’imposer.
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Crédit photo de Une : Les Insolentes.
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