J’ai vécu trois ans en Guadeloupe, à l’époque du lycée. Presque tous les étés, je me rendais en famille sur l’Île papillon — et de rares fois en Martinique, le fief de mon papa. Jusqu’ici, j’avais un rapport assez détaché à mes origines et à ma créolité.
J’en ai parlé dans le Laisse-moi Kiffer n°168, j’en reparle encore ici. Dans son long-métrage, la réalisatrice haïtienne Gessica Généus offre un récit émouvant sur les habitantes de l’Île, qui m’a rendue à la fois fière et nostalgique.
Freda, un récit familier
J’ai beau connaître les plages par coeur, parler le créole et croiser des têtes familières sur le marché de Basse-Terre ou dans les bains de Bouillante, je ne m’y étais jamais vraiment sentie chez moi. Un peu comme une touriste régulière qui ne faisait que passer.
Mais lorsque je m’y suis rendue deux fois de suite en moins de six mois cette année — la première en vacances entre amis, la seconde pour des raisons moins fun, en allant voir ma mamie chérie une dernière fois avant d’assister à son enterrement, tout a changé.
Voir sur le grand Écran les rues de Port-au-Prince dans le film Freda, entendre pour la première fois des dialogues en créole dans long-métrage sélectionné aux Oscars et à Cannes, m’a brutalement replongée dans ce sentiment.
Feu mon grand-père maternel était en partie originaire d’Haïti, mais je n’ai jamais été là-bas. Pourtant, les scènes me sont familières et ne sont pas totalement étrangères à celles que j’observe depuis toujours sur mes Îles.
Même impression du côté de mes collègues Aïda, originaire de Nouvelle-Calédonie, et Anthony, martiniquais, tous deux aussi émus que moi à la sortie de la salle.
Pour une fois, Freda ne montre pas une masse informe d’insulaires en proie à la pauvreté et aux catastrophes naturelles qui s’abattent sur eux sans merci. Les sujets ne sont pas évités, loin de là, mais le film raconte surtout Haïti à travers les yeux de femmes aux destins divisés. À travers des individus aux vies singulières, malgré l’infortune.
Dans son premier long-métrage de fiction, Gessica Généus offre un autre discours, plus nuancé, et porte même un message féministe incarné en la décision de la jeune étudiante : partir ou rester ? Choisir la liberté, ou rester fidèle aux femmes de sa vie ?
Trois sorts de femmes
Freda, le personnage principal, est étudiante en Anthropologie à l’université de Port-au-Prince. Elle vit avec sa mère, son frère et sa sœur. Les trois enfants, en tous cas les filles de la fratrie, viennent en aide à leur mère pour tenir une petite supérette qui ne paye pas de mine accolée à leur maison.
Les professeurs de Freda sont tout le temps en grève ; sa sœur Esther cherche désespérément un homme riche à épouser quitte à renier un amour naissant ; sa mère Jeannette se vautre dans la religion et dans les normes sociales pour se rassurer ; sa famille manque d’argent mais cotise pour faire partir son frère Moïse afin qu’il tente sa chance ailleurs.
Car « il n’y a pas d’avenir ici » — c’est un peu le leitmotiv du film.
Pourtant Freda, elle, veut rester coûte que coûte. Et ce, même si son amoureux de Saint-Domingue la supplie de le rejoindre. D’ailleurs, pour une fois à l’écran, ce ne sont pas les femmes qui sont éplorées et sacrifient tout pour l’amour. Gessica Généus leur donne la voix, et chacune d’entre elles choisit un chemin pour s’adapter à leur monde.
Dans tous ces déboires, on voit surtout leur individualité, leur humanité, leur quête de liberté, leur résilience comme leur faiblesse et leurs travers face à une vie qu’elles n’ont pas choisie. En fil rouge, le rapport conflictuel entre Freda et sa mère relie le tout et électrise toutes les interactions jusqu’à l’explosion finale et l’écriture d’une lettre poignante.
Haïti chérie
Pour construire ce récit, la réalisatrice Gessica Généus s’est en partie inspirée de sa propre expérience, mais aussi de l’histoire de l’Île et de ses agitations.
Entre les instants de fiction suspendus dans le temps, quelques images d’archives de vraies manifestations ancrent le récit dans la situation politique actuelle d’Haïti : depuis 2019, une crise secoue l’Île. Les habitants et habitantes manifestent, parfois violemment, contre la corruption du pays.
Quelques coups de feu retentissent de temps en temps, et voilà les protagonistes qui se cachent mécaniquement sous la table de la cuisine pour ne pas écoper d’une balle perdue. Les personnages ont beau s’abriter quand des altercations éclatent devant leur maisonnette, Moïse, le compagnon de Freda s’est fait tirer dessus il y a quelques mois lorsqu’il dormait à poings fermés dans son lit. Le projectile a été retiré de son flanc, mais il a laissé un trou béant qu’il refuse de reboucher dans le mur de sa chambre, pour « laisser passer la lueur du jour. »
Dans une moindre mesure, ces révoltes me rappellent mes années lycées. Lorsque je vivais en Guadeloupe, j’ai vécu la grève générale de 2009 du Liyannaj Kont Pwofition (LKP) menée par la tête de proue du mouvement Elie Domota, contre les monopoles économiques de l’Île.
Les rues étaient bloquées par d’énormes rochers pour empêcher aux voitures de circuler, les écoles fermées, les supermarchés et les pompes à essence réquisitionnées n’ouvraient qu’une fois par semaine en signe de lutte. À la radio, dans les rues des grandes villes, les chants protestataires raisonnaient sans cesse pour réclamer l’indépendance :
« La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo : yo péké fè sa yo vlé adan péyi an-nou »
(« La Guadeloupe est à nous , la Guadeloupe n’est pas à eux : ils ne feront pas ce qu’ils veulent dans notre pays. »)
Le film parle aussi en toile de fond du poids des croyances religieuses et des conséquences qu’elles peuvent avoir si elles passent avant l’Humain. Encore une question qui raisonne très fort en moi…
Bref, j’ai adoré.
Le film Freda est sorti en salles le 13 octobre 2021, il est encore possible de le visionner dans quelques salles indépendantes. Ne le manquez pas !
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Crédits photos : Allociné
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Les Commentaires
Je sens que je vais pleurer