Je ne suis pas spécialement angoissée, comme meuf.
Je dors sur mes deux oreilles chaque nuit, je mange bien, je ne stresse pas, je suis d’un naturel chill et j’aime à dire que si j’étais un Pokémon, je serais ce bon vieux Ronflex.
Je suis tellement détente que mon Patronus est OFFICIELLEMENT (selon Pottermore, quoi) un gros chat. Tu vois le topo.
Mais je viens de me découvrir une nouvelle angoisse, aussi sourde que puissante, et j’ai vite remarqué que je ne suis pas la seule à la ressentir.
Le cliché de la banlieue pavillonnaire
Tout a commencé avec un thread Twitter qui déroule les éléments de ce que j’appelle « la vie de classe moyenne en banlieue pavillonnaire ».
Ça commence avec cette image qui suffit à me faire hyperventiler :
Suivent tous les clichés du genre : le labrador, la piscine hors-sol posée dans un jardin, les restoroutes type L’Arche, le catalogue de Noël Auchan, le 20h à la télé, les émissions type Confessions Intimes, le parking de la Foir’Fouille…
Les réactions rejoignent la mienne. Un mot revient dans les tweets répondant à ce thread : « angoisse ».
Mais pourquoi cette vie finalement confortable génère-t-elle autant d’anxiété ?
Ma vie en banlieue pavillonnaire
Cette vie-là, je l’ai vécue. Quasiment tous les éléments cités ci-dessus ont rythmé mon adolescence.
Mes parents nous ont élevées, mes sœurs et moi, dans un pavillon au fond d’une allée tranquille où les gosses du voisinage jouaient au foot. Le samedi, mon père prenait le volant du Renault Espace pour faire les courses au Leclerc de la zone commerciale en périphérie de la ville, qui compte quelques 70 000 habitants et habitantes. Le soir, on regardait Ruquier à la télé.
Quand je voulais voir mes potes vivant au centre, je descendais un long boulevard sillonné de voitures, entre des pompes funèbres, un McDo et des barres d’immeuble. On mangeait un kebab pas fameux mais pas dégueu et on buvait des Despé face aux montagnes drômoises. Je rentrais avec le dernier bus, celui qui passait aux alentours de… 20h.
Pour les vacances, toute la petite famille montait dans la voiture et traversait la France, avec pique-nique sur une aire d’autoroute s’il faisait beau, sinon jambon braisé à L’Arche payé avec les tickets resto de mes parents. On partageait un Coca, parce qu’un par personne ça fait trop cher. On jouait à compter les bagnoles bleues, grises, blanches. On chantonnait du Lynda Lemay.
J’ai grandi dans cette ambiance, oui, qui rappelle celle envahie par Julien Doré et des animaux dans le clip de Kiss Me Forever, retrouvé par Fab — lequel ajoute : « l’angoisse que j’avais ressentie devant… ».
Quitter la banlieue pavillonnaire, une urgence
Dès que j’ai pu, je me suis barrée.
Je n’ai jamais envisagé de faire mes études dans la même ville, et j’ai la chance d’avoir des parents qui ont eu les moyens de m’envoyer ailleurs, de me loger, me financer mes courses, mes billets de train, mes stylos 4 couleurs.
À peine mon bac en poche, je suis partie dans une plus grande ville, puis une plus grande encore. Je me suis fondue, soulagée, dans l’anonymat des métropoles, plus heureuse dans mon petit studio de 18m² que je ne l’avais été dans la grande maison familiale avec étage et jardin.
Quand je reviens chez mes parents, je ne ressens pas cette angoisse, mais parce que je sais que leur vie leur convient, et qu’elle n’est pas la mienne. Je n’hyperventile pas, non… pas tant que j’ai dans mon smartphone un billet de train retour.
Si je me pensais coincée là-bas, mon taux d’anxiété crèverait le plafond.
Pourquoi la banlieue pavillonnaire m’angoisse-t-elle autant ?
La première piste de réflexion qui me vient est simple : la banlieue pavillonnaire représente dans mon esprit un retour en arrière, une régression.
Si j’en suis partie, en gros, ce n’est pas pour y revenir.
Mais ça n’explique pas l’intensité de mon angoisse. J’ai vécu à Grenoble, Lyon, Lille, avant d’atterrir à Paris, et je ne ressens pas la même anxiété à l’idée d’y retourner, le même sentiment d’échec cuisant ! (Surtout à Lyon meilleure ville sisi ♥)
J’ai donc décidé de creuser la question, et je suis tombée sur un article passionnant du côté des
Inrocks. Déjà en 2016, le journaliste Jean-Marie Durand y écrivait :
Avec les années, l’usure du temps et de la crise sociale, les transformations des modes de circulation et de travail, ces lotissements ont largement perdu de leur pouvoir d’attraction.
Dans son envoûtant essai, Les Etats et Empire du lotissement grand siècle, Fanny Taillandier souligne que le lotissement est même devenu un « repoussoir », le lieu d’une vie où ne règne que « l’ennui, le vide et le mauvais goût ». Un « cauchemar pavillonnaire » […]
La médiocrité des banlieues pavillonnaires
Je tique sur une chose, en premier lieu : « le mauvais goût ».
Il y a de ça, oui, dans les décorations en plastoc des jardins entourant les pavillons de banlieue, dans les haies toutes taillées pareilles, dans les loupiotes de Noël qui clignotent, dans les serviettes en papier fantaisie et les bibelots de grande surface.
Suis-je snob de penser cela ? Certaines personnes voient dans le thread Twitter un exemple de classisme, de mépris pour les classes inférieures.
Sauf que je ne suis pas d’une classe supérieure à celle de mes parents, au contraire, en tout cas pas au niveau des ressources : je vis dans une ville bien plus chère, dans un logement bien plus petit, je suis locataire, je ne possède pas de voiture et encore moins de maison, de potager ou de télévision.
La différence peut se faire au niveau du capital culturel. Sauf que.
Je vis certes à Paris, parce que le domaine dans lequel je bosse m’y oblige, mais je ne suis pas du genre à sillonner musées et monuments en m’extasiant sur la beauté de notre belle cité. Je fais exactement ce que je ferais si je vivais dans la même ville que mes parents : je fais mes courses à Lidl, je bois des bières pas chères avec mes potes et une fois par an, je me motive à visiter un truc (en me disant que je devrais m’y mettre plus souvent) (ce qui n’arrive : jamais).
Je ne considère pas mes parents comme ayant mauvais goût, manquant de curiosité intellectuelle ou quoi que ce soit de ce genre. Au contraire, ils sont bien plus cultivés que moi, me mettent des branlées au Scrabble et je n’ai pas honte de dire que je suis fière d’être leur fille !
J’ai à peu près le même niveau d’études que ma mère, et je suis moins diplômée que mon père. Non, décidément, je ne vois pas mes géniteurs comme des ploucs, des beaufs ou autre qualificatif suintant le mépris de classe.
Je ne les juge en aucun cas pour leur choix de vie, surtout qu’il était en grande partie motivé par leur volonté d’offrir à leurs filles une enfance et adolescences agréable, dans un cadre sûr. Mais maintenant que je suis adulte, cette existence qui continue à être la leur me paraît insoutenable.
Comme l’écrit avec justesse, là encore, Fanny Taillandier :
[…] on reste bouche bée devant un système si profondément morne, et on se demande comment les hommes de ce temps-là ont pu le supporter et y participer.
Je n’ai qu’une crainte en écrivant cet article, c’est de paraître méprisante, comme si je crachais sur les gens pour qui, encore aujourd’hui, la banlieue pavillonnaire est un rêve.
Surtout qu’il s’agit d’un rêve coûteux, accessible seulement à une certaine partie de la population. Nul doute que bien des familles entassées dans des barres HLM décrépites donneraient beaucoup pour emménager dans une maison similaire à celle qui m’a vue grandir.
Je l’écris donc noir sur blanc : je ne ressens ni mépris ni condescendance envers ce choix de vie, j’ai simplement du mal à le comprendre — comme j’ai du mal, en tant que citadine effrayée à la vue d’une araignée, à comprendre les gens qui s’épanouissent au beau milieu de la campagne.
La banlieue pavillonnaire, un rêve obsolète ?
Dans les pavillons comme celui de mes parents, les habitants et habitantes vieillissent.
Leurs enfants devenus grands sont là pour les anniversaires, Noël, Pâques, parfois plus souvent, lorsqu’ils ne sont pas partis trop loin. Mais il n’y a plus autant de mômes qui jouent aux billes dans l’allée, plus autant de jeunes parents qui s’installent là pour entamer une nouvelle partie de leur vie.
Car la banlieue pavillonnaire est un rêve de moins en moins adapté à l’époque actuelle.
Comment concilier les problématiques écologiques, par exemple, avec ce modèle pensé pour la voiture ? Avec ces grandes maisons souvent trop vastes pour les besoins de celles et ceux qui y habitent ? Avec ces jardins limités par les règles esthétiques de la copropriété ?
Fanny Taillandier à nouveau, cette fois-ci dans Revue Urbanités, s’interroge elle aussi sur l’incapacité de la banlieue pavillonnaire, imaginée après la Seconde Guerre Mondiale, à s’adapter aux problématiques modernes :
Entre ses fondations de béton, son plan improbable et l’impossibilité d’y vivre sans véhicule individuel, la résidence du Parc et tous les lotissements dont elle a été le modèle donnent du fil à retordre à ceux qui tentent d’en imaginer l’avenir.
Selon des critères écologiques, le lotissement, champion de l’artificialisation des sols et avare en transports en commun, prend vite les allures d’une catastrophe. Selon des critères politiques, le lotissement infirme toute dialectique, toute alliance et tout affrontement, ce qui est une autre forme de catastrophe.
Ni ville ni campagne, ni espace lisse ni espace strié, le lotissement échappe somme toute à toute pensée diachronique.
La banlieue pavillonnaire, on en sort un jour ?
Il y a une autre explication à mon angoisse.
J’ai l’impression que la banlieue pavillonnaire, c’est la dernière étape (avant la maison de retraite peut-être) : on y arrive, on s’y enracine, on n’en partira plus jamais. Et je trouve que ce n’est pas assez bien, assez intéressant, assez beau, assez vivant pour mériter qu’on s’y encroûte.
Si la génération de mes parents a été élevée dans l’idée d’une vie faite de volets globalement stables, j’ai grandi, moi, en sachant que mon existence allait connaître bien des virages.
Je ne ferai pas ma carrière dans une seule boîte, je ne veux pas d’enfants, je n’ai pas spécialement envie de me marier et encore moins de devenir propriétaire.
Mes amis se sont pour certains expatriés, ont tout plaqué pour monter leur entreprise, prennent des années sabbatiques pour écrire des romans ou s’engager en politique.
À mes yeux, la banlieue pavillonnaire (qui rime souvent avec propriété donc endettement sur des décennies) est une prison, qui m’empêcherait d’être aussi libre que je le souhaiterais. J’ai 28 ans, peut-être que je penserai différemment dans dix ou quinze ans, mais actuellement l’idée de m’enraciner quelque part me semble totalement lunaire.
Au contraire, je tente au maximum de réduire mes possessions, non pas dans une démarche écologique, mais parce que je sature à la moindre sensation de m’encroûter, de me surcharger. Je me veux légère et libre, quand bien même je n’ai jamais vécu ailleurs qu’en France, quand bien même je n’ai aucune velléité de tout envoyer valser.
Légère et libre comme une position de principe, comme une condition sine qua non à ma sérénité.
Toujours dans son fascinant écrit pour Revues Urbanités, Fanny Taillandier rejoint mon impression du lotissement comme cul-de-sac :
Le temps est suspendu dans un éternel recommencement ; cycle des saisons et des déplacements pendulaires, des générations et des virées au centre commercial, rien qui puisse faire figure de progrès.
On n’en sort pas, et ces rues qui ne vont nulle part sont, en même temps, illimitées.
Réhabiliter la banlieue pavillonnaire, est-ce possible ?
Je me suis demandé s’il était possible de réhabiliter la banlieue pavillonnaire ; après tout, elle existe, autant l’améliorer, l’investir, non ?
Dans Ode Pavillonnaire, Frédéric Ramade fait du pavillon familial une œuvre d’art
J’ai toujours été fascinée par l’imagerie de la nature qui reprend ses droits sur les constructions humaines ; j’ai partagé en cela le rêve nihiliste de Tyler Durden, anti-héros chaotique de Fight Club, qui prononce cette phrase :
Dans le monde tel que je le vois, on chassera des élans dans les forêts humides et rocailleuses qui entoureront les ruines du Rockfeller Center.
J’aime d’un amour pur les vidéos d’urbex, les bâtiments transformés, les friches réinvesties, la détermination avec laquelle l’humanité tente de maîtriser la nature qui jamais ne se laisse faire.
Ces imageries concernent le plus souvent de hautes tours, des constructions brutalistes envahies par une opiniâtre verdure :
Clique sur le tweet si t’en veux davantage
Mais s’il était possible de revitaliser la banlieue pavillonnaire ?
S’il était possible de la dés-étriquer, de la rendre souple et modulable, de l’adapter aux besoins d’aujourd’hui ?
Si on en laissait la végétation prospérer, si on remplaçait les places de stationnement par des jardins partagés, des potagers communs au beau milieu du béton ?
Si on en faisait une zone sans voiture, aux routes sillonnées uniquement par des vélos, des tricycles, des skateboards ?
Si on y réimplantait des commerces de proximité, des transports en commun, des écoles, des MJC, des associations, des espaces communautaires accueillant toutes les générations ?
C’est peut-être utopique, à l’heure où les gens semblent de plus en plus individualistes, où les familles se claquemurent dans leur pavillon pour regarder le même programme à la télé, chacune dans son coin, où les plus jeunes s’entassent dans des cages à lapin de quelques dizaines de mètres carré pour vivre leur indépendance.
Moi-même, j’évite mes voisins comme la peste et je n’ai jamais foutu un pied dans le café-recyclerie associatif situé en bas de mon appartement. Je suis donc mal placée pour transformer en quartier-village le lotissement où vivent mes parents.
Et puis peut-être qu’il ne faut pas la changer, cette banlieue pavillonnaire ; peut-être qu’elle est bien comme elle est, pour celles et ceux qui l’aiment.
Je laisse le mot de la fin à Fanny Taillandier, elle l’écrit tellement mieux que moi (dans Revues Urbanités) :
Il y a une beauté certaine dans les lotissements.
Une beauté faite de ciel au-dessus de toits tous identiques et de haies résineuses, de la répétition d’une même idée obstinée, convaincue, de ce qu’est la vie. La beauté des fleurs des parterres, parmi les jeux des enfants sur les pelouses où grandissent des arbres chétifs. Celle des rues en coude dont le goudron s’écaille et où éclate au printemps le jaune presque criard des pissenlits.
Si les habitués des métropoles, des vieilles pierres et du patrimoine trouvent ces quartiers « sans âme », c’est peut-être seulement qu’ils n’y ont pas goûté le repos du vendredi soir, ni les chants d’oiseaux d’une aube insoupçonnée par le velux ouvert.
C’est sans doute qu’ils ignorent la valeur de cet espace à soi qui est à la fois intérieur et extérieur, privé et au grand air […]
Et pour l’éternité les penseurs ahuris parcourent, indignés, ces rues impassibles. Par-dessus les clôtures, ils regardent avec envie les barbecues et les piscines des riverains insouciants, jusqu’à la fin du monde, le seul mythe qui reste. »
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