En général, quand je commence à expliquer le sujet sur lequel j’ai décidé d’écrire mon mémoire, les gens ouvrent de grands yeux. Tout d’abord parce qu’à première vue, le thème s’inscrit bizarrement dans le cadre de mes études – j’étudie les « arts du spectacle vivant », comprenez : la performance, la danse et le théâtre mais de manière théorique. Ensuite, parce que le mot « post-pornographie » ne dit pas grand-chose à la plupart des personnes que je connais.
En effet, mon futur mémoire aura un titre plus que classe : Post-pornographie et féminisme : vers une intimité publique ?. Je vous rassure, ce n’est pas moi qui suis l’auteure de ce sujet qui claque, mais bien mon promoteur de mémoire, qui m’a ensuite laissée déterminer ce que recouvrait cette question – j’ai mis trois bons mois à trouver, et je galère encore lors des mauvais jours.
Je ne veux pas ici détailler le plan de mon futur mémoire (déjà parce que je ne l’ai pas encore), mais bien revenir sur la première partie de ma question : le féminisme et la post-pornographie.
La post-pornographie : kézaco ?
Je vais vous proposer ici une définition hautement personnelle, car le terme est assez nouveau, encore fluctuant et relativement peu catégorisé. C’est pour ça que c’est trop cool de travailler dessus et c’est également aussi pour ça que parfois j’ai envie de me pendre !
Dans la série Hysterical Literature, des femmes lisent à voix haute un ouvrage de leur choix tout en étant stimulées par un vibromasseur. Ici, Stoya, actrice porno, mannequin, et auteure se prête à l’exercice (des sous-titres sont disponibles en français : cliquez sur le bouton CC !).
Bon, vous vous en doutez parce que vous êtes pas des chèvres : la post-pornographie comporte… De la pornographie. Elle implique en effet des gens ayant des relations sexuelles non simulées, à plusieurs ou tout seul, devant une caméra ou un public. La différence fondamentale avec la pornographie de base, ou mainstream, se situe dans le but de cet étalage sexuel.
Là où la pornographie cherche à exciter, voire à servir de support à la masturbation, la post-pornographie veut faire réfléchir. Tout d’abord, réfléchir à ce qu’est la pornographie en tant que médium artistique : entre simulation et performance réelle, il y a beaucoup à en dire. Ensuite, réfléchir à ce que la sexualité comporte de politique, et de rapports de pouvoir.
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C’est dans cette deuxième réflexion que s’inscrit un certain type de féminisme.
Le féminisme pro-sexe ou anti-censure
Je dis « un certain type » de féminisme, parce que le féminisme, c’est comme la préparation des pâtes : il y a beaucoup de manières de l’envisager.
Un des grands débats qui a divisé, et divise toujours les féministes est celui qui s’ouvre autour de la pornographie. Dans les années 80, en Amérique, ce débat a même pris le nom de « sex wars », ou « guerres du sexe », et a opposé deux types de féminisme autour d’une proposition de loi destinée à interdire la pornographie.
Peut-on être féministe et militer pour la légalisation de la pornographie ? Certaines ont trouvé que non : elles considéraient la pornographie comme un symptôme d’une société patriarcale qui exploite les femmes, et voulaient donc l’interdire. D’autres se sont dressées contre la censure. Il serait évidemment absurde de prétendre que la pornographie mainstream est exempte de sexisme, et ce n’était certainement pas ce que ce dernier groupe de féministes défendaient ; elles pensaient, par contre, que ce sexisme n’est pas inhérent à la pornographie, mais bien à la société qui la produit.
Par conséquent, il serait possible de produire une pornographie exempte de toute misogygnie, voire qui serait… Féministe.
https://youtu.be/Qg4SGWNQSAs
Ce mouvement anti-censure a donné le jour à un féminisme qu’on appelle « pro-sexe » — Laci Green, ou Maïa Mazaurette, toutes deux présentes sur madmoiZelle, sont un exemple de représentantes actuelles de ce courant. Les féministes pro-sexe ont farouchement milité pour que la pornographie ne soit pas censurée car elles pensaient que la libération des femmes viendrait entre autres par la désacralisation du sexe.
Le sujet pose évidemment certains problèmes éthiques, et je ne veux pas me positionner ici pour ou contre la pornographie (même si, bon, je fais mon mémoire sur le sujet, je ne vais pas vous cacher que la censure, je kiffe pas trop : ce n’est pas pour autant que les deux côtés n’ont pas de solides arguments).
Annie Sprinkle et le « post-porn modernist »
Sont alors apparues des artistes qui ont utilisé leur sexualité comme outil de propagande féministe. Annie Sprinkle est l’une d’entre elles, et la première à utiliser le terme « post-porn ». Cette performeuse était également porn-star et a obtenu un doctorat en sexualité humaine.
Photo Julian Cash
La plus célèbre de ses performances a eu lieu pour la première fois en 1990 et s’intitule
The public cervix announcement, ou en français : L’annonce publique du col de l’utérus. Celle que l’on appelle parfois « nurse Annie », Annie l’infirmière, introduisait un spéculum dans son vagin et invitait son public à regarder son col de l’utérus, tout en commentant l’opération.
La performance avait plusieurs buts : désacraliser le corps féminin tout en le désinstrumentalisant. En utilisant elle-même le spéculum, Annie Sprinkle reprenait sur son corps un pouvoir parfois confisqué par la médecine au nom du patriarcat ; elle signifiait en outre l’importance de connaître son propre corps et sa propre sexualité. En invitant les spectateurs à commenter ce qu’ils voyaient, et en leur parlant pendant qu’ils l’examinaient, elle refusait la position d’objet, qui est souvent celle des femmes dans la pornographie, pour se poser en sujet pensant et ressentant.
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Par cette performance, Annie Sprinkle nous prouve qu’il est possible d’exposer son frifri à la vue de tous sans pour autant être réduite à sa sexualité, ou encore à son « destin anatomique ».
Photo via le site officiel d’Annie Sprinkle
La (post-)pornographie féministe
Depuis, beaucoup d’artistes ont décidé d’utiliser le sexe, ou la pornographie, comme moyen de communiquer certaines idées. La pornographie féministe s’est bel et bien développée — on peut citer Ovidie ou Erika Lust. Une frange de ce mouvement peut être appelée « post-pornographie » car elle ne se penche pas sur l’excitation du spectateur, quel que soit son genre, mais se veut une réflexion autour de la pornographie mainstream et de la sexualité en général.
Des exemples relativement connus (dans les milieux universitaires féministes, ou cinéastes, du moins) de ce type de film sont les courts-métrages produits par Mia Engberg : Dirty diaries. Ils sont au nombre de treize à se poser en commentaire de la sexualité et de ses représentations dans la pornographie mainstream.
https://www.dailymotion.com/video/xdmvdv_dirty-diaries-bande-annonce-vost_shortfilms
Dans ceux-ci, aucune trace de domination masculine ; la jouissance des hommes est même représentée comme secondaire, contrairement à ce qui se fait dans la pornographie traditionnelle, où le climax se situe généralement au moment où l’homme éjacule. Au contraire, les courts-métrages semblent se centrer sur le plaisir féminin : dans deux de ceux qui représentent des relations hétérosexuelles, la relation sexuelle prend fin soit avec l’orgasme féminin, soit sans que la jouissance ait été atteinte d’un côté ou de l’autre. Le dernier court-métrage est quant à lui construit uniquement autour de la notion de plaisir féminin, puisqu’il représente le visage de réalisatrices en train de se masturber.
Ces films interrogent donc la notion même de relation sexuelle : doit-elle nécessairement comprendre une pénétration ? Doit-elle mener à la jouissance ? Doit-elle se faire à deux ?
D’autres courts-métrages interrogent la notion d’objet : ça veut dire quoi, utiliser quelqu’un avec le sexe ? Est-ce plus normal pour une femme d’être considérée comme un objet ? Et les hommes-objets, ça existe ?
Pour finir, certains courts-métrages interrogent la notion du genre, puisque l’on voit des bouts de corps et que l’on entend des gémissements de plaisir sans pouvoir identifier si l’on a affaire à des hommes ou à des femmes.
Tous sont faits dans des formes cinématographiques « artistiques » et réfléchies (au niveau du fond mais aussi de la forme, par le montage, l’alternance des plans, etc.).
Si les Dirty diaries sont tous sexuellement explicites, ils se situent donc plus dans l’avant-garde artistique, qui a pour but de nous faire réfléchir, que dans la pornographie commerciale… Ils sont, pour moi, un exemple type de « post-pornographie ».
Les pornoterroristes
La post-pornographie, jusqu’ici, c’est sympa : des courts-métrages féministo-artistiques destinés à une élite post-moderne qu’on peut regarder tranquillou sur son post-canapé en dégustant un verre de post-Merlot (quand on est universitaire, être post, c’est le swag).
Mais ça peut se corser. Ainsi, certain•e•s artistes versent dans le super-radical, et veulent réformer la société toute entière par le pornoterrorisme…
Ce qu’ils/elles revendiquent ? L’abolition de tous les systèmes binaires de genre ou de sexualité. En gros : qu’on ne soit plus considéré•e•s comme homme OU femme, comme hétéro OU homo, avec tout ce que cela comporte comme hiérarchisation. La sexualité devient alors un lieu d’expérimentation et de revendication politique : le corps sexué revendique tous les possibles, toutes les libertés.
Comment le revendiquent-ils/elles ? Par des performances, des ateliers, des expérimentations sur leur propre corps.
Beatriz Preciado, philosophe et auteure d’origine espagnole, organise notamment des ateliers qu’elle appelle contra-sexuels : le but est d’apprendre une nouvelle forme de sexualité, non-genrée et non catégorisée. Celle-ci ne s’articule plus autour du dieu pénis-phallus (coucou, Freud et Lacan !) mais autour du gode, qui peut être n’importe quoi (le bras-gode, la tête-gode, le pénis-gode…) mais n’est pas masculin ou féminin. Ainsi, la sexualité sort du schéma classique homme-femme, dominant-dominée.
Diana Pornoterrorista est elle performeuse, et organise des performances parfois très trash dans l’espace public – on peut citer une séance de fist-fucking sur les Ramblas de Barcelone. Son but est de réinvestir cet espace, qui exclut les sexualités « déviantes », à savoir : non-hétérosexuelles et non-patriarcales (homme dominant et pénétrant, femme dominée et pénétrée).
En conclusion…
Objet d’étude paradoxal et encore relativement neuf, le « post-porn » (c’est plus hip en anglais) est un genre artistique qui touche plusieurs disciplines : performances, cinéma, théâtre… mais peut également être considéré comme un mode de pensée dans lequel la sexualité est toujours profondément politique.
Qu’on soit d’accord ou pas avec le message, parfois très radical, c’est un sujet qui ne peut pas laisser indifférent, et ce pour ça que j’adore travailler dessus : il soulève tout un tas de paradoxes et nous pousse à réfléchir sur ce qu’est la sexualité humaine — un instinct, un construit culturel, un révélateur de personnalité ou au contraire une action mécanique ?
Personnellement, si je n’ai encore aucune réponse et doute d’en trouver une un jour, je trouve cette réflexion passionnante et fondamentale !
Pour aller plus loin…
- Concernant la pornographie et les différentes manières de l’étudier, je vous conseille le fabuleux livre de Linda Williams Hard core : power, pleasure, and the « frenzy of the visible ». Malheureusement il n’est pas traduit en français pour l’instant.
- Concernant les sex wars, Andrea Dworkin ou Catherine MacKinnon sont les principales théoriciennes qui ont milité du côté pro-censure, et le livre de Gayle Rubin, Surveiller et jouir : anthropologie politique du sexe, donne un éclairage du côté pro-sexe.
- Annie Sprinkle a un chouette site Internet
- Et enfin, si les pornoterroristes suscitent votre curiosité, commencez par lire le Manifeste contra-sexuel de Beatriz Preciado !
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