« Tout a commencé par un accident à 1h du matin. » Un homme est retrouvé mort au milieu d’un carrefour, dans un état qui suggère qu’il a été attaqué par une bête sauvage. Seulement voilà, l’expertise médico-légale est catégorique : les morsures ont été infligées par un être humain. Il faudra peu de temps avant que l’on ne comprenne qu’une maladie inconnue qui provoque des pulsions cannibales est en train de se répandre à toute vitesse…
Retour à la réalité. Nous sommes à Tokyo, en 2019, et ce que vous venez de lire n’est rien d’autre que l’accroche de Dark Walker, le projet de manga que Mikio Hibino, jeune mangaka de 32 ans, est en train de présenter à un directeur éditorial. Voilà un bon moment qu’il planche sur cette histoire, bien décidé à produire un manga d’horreur à la fois réaliste et prenant, et son travail acharné a porté ses fruits. Dark Walker sera publié dans le magazine Young Junk.
À lire aussi : Ad Astra, un manga historique très prometteur
Hélas, en s’isolant ainsi pour travailler, Mikio est passé à côté de l’actualité, et n’est donc pas au fait du climat de vigilance qui caractérise désormais la société japonaise tandis qu’il s’apprête à publier son premier manga. D’ici un an, le Japon accueillera les Jeux Olympiques, et le pays se montre plus que jamais soucieux de son image. C’est ainsi qu’est née la « loi pour la littérature saine » qui donne le droit à un authentique comité de censure de retirer du marché les livres jugés nocifs.
À partir de là, on se doute bien que Mikio, avec son manga d’horreur bien sanglant, n’est pas au bout de sa peine…
Poison City, ou quand un manga parle de censure
Le tome 1 de Poison City est sorti en France aux éditions Ki-oon le 12 mars, et la série n’attend déjà plus qu’un second tome pour être complète. Tetsuya Tsutsui, mangaka reconnu pour son talent, est un habitué des séries courtes, et il sait aller à l’essentiel avec style. Quel cauchemar que ce Japon qu’il décrit, où une oeuvre artistique doit se montrer la plus lisse possible pour échapper à la censure !
À lire aussi : Trois mangas pour celles qui n’aiment pas les mangas
Sous le prétexte de vouloir « préserver » la jeunesse, le comité de censure s’est octroyé le pouvoir de vie ou de mort sur la moindre création, des sculptures aux mangas. De son côté, Mikio, s’il veut pouvoir être publié, doit enchaîner les retouches : rendre un meurtre moins explicite, une scène moins effrayante, un vêtement moins taché de sang… et son oeuvre, un manga d’horreur, s’en retrouve fatalement dénaturée.
© Tetsuya Tsutsui / Ki-oon
Que faire, cependant ? Faire face au système, c’est se retrouver sans le sou, et dans la vraie vie, on ne vit pas d’Art et d’eau fraîche. C’est risquer de se faire placer sur liste noire et de ne plus rien pouvoir publier sous son nom, comme ce mangaka qui avait pourtant acquis une certaine renommée en dessinant un manga sur le thème des violences infligées aux enfants. Jusqu’au jour où la fiction a dépassé la réalité.
Et au-delà de l’excès évident du comité de censure, la question se pose en filigrane, qui semble empêcher la population de réagir : jusqu’où peut aller la liberté d’expression ? Peut-on tout écrire ou dessiner ? Peut-être est-ce réellement trop violent/subversif pour les plus influençables ? Bref. Avouez que ce débat vous dit quelque chose.
Poison City, un manga d’anticipation ?
D’ailleurs, l’auteur a peut-être situé l’histoire dans le futur pour en faire un manga d’anticipation, mais d’une, il n’est pas allé plus loin que 2019, et de deux… Il y a comme une impression de déjà-vu dans son parcours professionnel. Comment, Tetsuya Tsutsui aurait été censuré ? Mais enfin, on est en 2015 ! Et pourtant…
© Tetsuya Tsutsui / Ki-oon
En 2009, l’agence pour l’enfance et l’avenir du département de Nagasaki a classé son manga
Manhole, un thriller en trois tomes, comme « oeuvre nocive pour les mineurs » pour le motif « d’incitation considérable à la violence et à la cruauté chez les jeunes ». La petite histoire est racontée à la fin du premier volume de Poison City, mais sachez néanmoins qu’il n’a jamais été informé de cette décision, qu’il l’a découvert quatre ans plus tard, et qu’il fait appel pour protester contre une décision qu’il juge arbitraire.
Il faut bien dire que cette décision a été prise par-dessus la jambe, en regardant les images et sans lire l’histoire. Résultat, des images où un homme est recouvert de boue sont passées pour des images sanglantes. La censure n’aurait peut-être pas été plus justifiée s’il s’était vraiment s’agit de sang, mais pour un processus qui entraîne la perte de crédibilité d’un auteur, ça manque un peu de sérieux.
© Tetsuya Tsutsui / Ki-oon
Quand on sait que Poison City est donc né du vécu de l’auteur, le manga prend des dimensions politiques, car il aborde un sujet beaucoup trop d’actualité pour être tout à fait une oeuvre d’anticipation. Et de mon point de vue, Tetsuya Tsutsui a opéré la meilleure contre-attaque qui soit : il a attrapé son crayon, et dénoncé noir sur blanc les abus d’un système qui menacent notre liberté d’expression.
Et quand en plus, ça donne un excellent manga, je ne peux que m’incliner face à un tel procédé.
À lire aussi : Le dessin de presse, son histoire et pourquoi il doit continuer à exister
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Après je ne connais pas toute leur oeuvre mais j'espère rattraper ça un jour ^^