Après son passage à Cannes et sa sortie en salles le mecredi 8 novembre, on a beaucoup lu que Simple comme Sylvain était une bonne comédie romantique, ayant de surcroit le mérite d’avoir une dimension sociale.
Si cette lecture est vraie, elle est surtout très réductrice. Ne voir dans le film de Monia Chokri qu’un petit film feel-good, drôle et réconfortant se terminant sur une jolie morale reviendrait à complètement passer à côté.
En réalité, Simple comme Sylvain a de quoi faire date dans le cinéma français. Au-delà de dialogues jubilatoires portés par des acteurs prodiges, le film raconte avec finesse, humour et émotion la façon dont les normes de genre gangrènent l’amour. Grâce à la richesse de son scénario et sa mise en scène, Monia Chokri parle d’amour avec autant de passion que de lucidité. Elle confronte l’idéal brûlant et magnifique de l’amour et du désir à la réalité d’une société qui apprend aux femmes à s’auto-détester, à s’écraser et à croire que leur valeur dépend du regard d’un homme, tandis que ces derniers sont emmurés dans l’impossibilité de communiquer.
Dans un entretien passionnant, Monia Chokri nous a donné les secrets de son cinéma, et de l’amour libéré.
Simple comme Sylvain, de quoi ça parle ?
Sophia est professeure de philosophie à Montréal et vit en couple avec Xavier depuis 10 ans. Sylvain est charpentier dans les Laurentides et doit rénover leur maison de campagne. Quand Sophia rencontre Sylvain pour la première fois, c’est le coup de foudre. Les opposés s’attirent, mais cela peut-il durer ?
Entretien avec Monia Chokri, réalisatrice de Simple comme Sylvain
Madmoizelle. Le film nourrit une réflexion très dense. Il donne l’impression d’avoir été écrit sur le temps long. Pouvez-vous nous parler de sa genèse ?
Monia Chokri. J’ai commencé à l’écrire à la fin du tournage de La Femme de Mon Frère, en 2018. Je voulais absolument que mon deuxième film écrit [Monia Chokri n’a pas écrit Babysitter, ndlr] soit un film d’amour, notamment parce qu’il y en a très peu au Québec.
À force de travailler sur l’amour, l’idée du couple est forcément arrivée. J’ai beau être une grande amoureuse, j’ai du mal à adhérer au système du couple. En lisant sur le couple je me suis rendue compte que c’est parce que c’est un système politique, économique, social qui longtemps, n’avait rien à voir avec l’amour. Pour moi, il y a une tension car l’amour est un sentiment qui n’a pas de règle, qui est plutôt anarchique, tandis que le couple est un système capitaliste. Un couple, c’est des projets économiques : habiter ensemble, acheter, faire des enfants, des voyages, aller chez IKEA…
Je me suis aussi rendue compte que le couple renferme une inégalité sociale extrême. En fait, les récits amoureux sont rarement hasardeux. Il y a très peu de transfuges de classe dans nos relations amoureuses, donc c’est un système forcément inégalitaire. L’écriture du film a été longue aussi parce que la réflexion l’a été. Il s’est transformé au fil de mes expériences et a évolué avec moi.
Dans Simple comme Sylvain, on est frappé par votre parti pris de filmer le monde à partir du point de vue de Sophia, l’héroïne. La volonté que l’on s’identifie à cette femme a-t-elle été centrale dans votre écriture ?
Oui, je voulais raconter l’intime d’une femme de 40 ans et je suis contente parce que des femmes beaucoup plus jeunes s’identifient aussi à elle. La deuxième chose est que souvent, le personnage considéré comme neutre ou universel est un homme, blanc, entre 30 et 40 ans, issu de la classe moyenne.
Je me pose la question : pourquoi les hommes ne s’identifient pas aux femmes ? À force de réflexion, je me suis rendue compte que c’était parce que les femmes sont toujours des personnages fantasmés. Ce sont souvent des personnages écrits par des hommes et surtout, qui n’ont aucune densité. Elles se limitent à des fonctions précises et s’appuient sur le personnage principal masculin. Leur profondeur reste inexplorée.
C’est pour cette raison qu’en créant des personnages féminins denses, qui portent une réflexion sur le monde, les hommes vont progressivement s’identifier. C’est un travail politique qui tend vers l’égalité du regard porté sur un être humain, homme ou femme.
On a beaucoup lu dans la presse que Simple comme Sylvain est « une comédie romantique avec un aspect social ». C’est vrai, mais c’est très réducteur. En réalité, c’est un film qui raconte l’impossibilité pour une femme intelligente, drôle et sensuelle de trouver un homme qui la comble. Sylvain est passionné, engagé émotionnellement mais limité intellectuellement, Xavier est intelligent mais assez ennuyeux : seule Sophia est toutes ces choses à la fois…
Exactement. Je pense que les femmes ont une capacité d’adaptation et de déploiement de leur personnalité bien supérieure à celle des hommes. Ce n’est pas leur nature mais c’est acquis : on attend d’elles que leur personnalité soit plus riche pour pouvoir être en compétition dans ce monde, alors que les hommes sont chez eux. Le monde est leur maison. Ils sont moins incités à faire des efforts, à s’adapter. Ils sont plus radicaux quand il s’agit de dire des choses comme « Je suis comme ça et je ne changerai pas », « Je ne suis pas disponible émotionnellement ».
Ça vient de leur éducation. Ils sont pris dans le piège d’être incapables de s’exprimer. À l’inverse, les femmes, nous sommes éduquées à nous exprimer et à prendre soin de l’autre, des autres.
C’est notamment pour cela que toutes les questions liées à la déconstruction de genre sont extrêmement intéressantes. Pour moi, le fait que de plus en plus de jeunes se revendiquent non-binaires raconte leur prise de conscience de cette domination. Il ne s’agit pas pour eux de nier la biologie mais de dire « je n’adhère pas à ce à quoi on m’a éduqué ; je peux pleurer si je suis un homme ou crier si je suis en colère en tant que femme, sans qu’on me dise que je suis hystérique. » C’est une fois que l’on a compris cela que l’on est en mesure de construire des relations amoureuses et sexuelles plus saines.
La sexualité raconte beaucoup de ce que l’on subit dans nos vies sociales, de la manière dont on est éduqué socialement et de notre manière de se présenter au monde. Notre rapport performatif à la sexualité raconte les inégalités, les traumas, et cette injonction adressée aux femmes de s’adapter. Je pense notamment à la séquence de sexe avec une laisse, où Sophia demande à être dominée, soumise pour ne pas humilier sa virilité. Toutes les femmes hétérosexuelles ont déjà vécu cette scène au moins une fois : se soumettre pour ne pas humilier la virilité d’un homme, alors que les hommes sont éduqués à être forts sexuellement, à dominer.
Les scènes de sexe de Simple comme Sylvain racontent tellement de choses que, devant le film, on peut se dire que si l’on faisait un montage en ne gardant que les scènes de sexe, on raconterait la même chose. Elles racontent le film.
Oui. J’écris les scènes de sexe comme des scènes de dialogue. Elles font avancer le récit. Cela ne m’intéresse pas de filmer du sexe : ce qui m’intéresse, c’est savoir ce qui se passe dans la tête du personnage, comment la scène fait avancer son évolution psychologique. On s’en tape de voir une fille à poil, on s’en tape de voir des gens coucher ensemble, on en a déjà vu des millions. L’intérêt, c’est se demande ce que ça raconte dans le film.
Parlons du tout dernier plan du film. Jusqu’à cette ultime séquence, Sophia ne cesse de penser à un homme, en fuir un, courir après un autre, penser à l’un, réflechir à l’autre… Ce dernier plan est finalement le premier où elle est enfin seule avec elle-même, comme si elle commençait, enfin, à exister sans se définir à travers un homme. Que représente cette fin pour vous ?
Exactement. Elle arrête de définir son bonheur par le prisme de la relation amoureuse. On nous a éduqués selon l’idée qu’on ne peut être complète que dans une relation amoureuse. J’avais envie que Sophia se rencontre elle-même, qu’elle s’aime assez. Les femmes sont constamment en train de dénigrer leur propre corps, leur psyché, se sentir incapables alors que les hommes ne sont pas éduqués dans cette auto-détestation.
Comment peut-on aimer et se faire aimer correctement alors qu’on est constamment en tant de s’autodénigrer ? La première étape d’une relation amoureuse est de s’aimer soi-même pour aimer l’autre à la hauteur de ce que l’on s’aime. C’est aussi arrêter d’accepter des comportements qui nous briment. S’aimer soi-même, ça veut dire être assez fort pour accepter ses failles, ses faiblesses. C’est ne pas avoir peur de les montrer aux autres, par crainte qu’ils les utilisent contre nous. C’est pourquoi j’ai toujours su que ce serait la fin de mon film.
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