Tu sais, la semaine dernière, nous causions théorie de l’engagement et actes engageants en utilisant les travaux de joyeux drilles de la psychologie sociale, qui pourraient être résumés comme suit dans ce fantastique lien.
Nous avions dit, donc :
- que si parfois nous tergiversions largement avant de prendre une décision (acheter des yaourts bio locaux sans sucre ni goût d’ailleus ou des danettes hyper-glucidées et synonymes du bonheur ?),
- une fois que nous l’avons prise et que nous avons effectué la conduite qui en découlait (gosh, je crois qu’il y a des yaourts bio locaux sans sucre ni goût d’ailleurs dans mon frigo),
- nous avons tendance à ne plus la remettre en cause, voire à la rationaliser, à l’auto- justifier (je ne peux plus supporter la vision du yaourt-bio-local-sans-sucre-ni-goût-d’ailleurs, mais je soutiens l’économie locale, non ?).
[rightquote]On s’accroche à nos décisions comme des moules à leurs rochers, alors même qu’elles sont rationnellement discutables.[/rightquote]Planquée bien au fond de nos cerveaux, il y a comme une petite voix qui nous dit : hey, il n’y aurait pas une couille dans la purée, là ? Malheureusement, soumis au besoin d’affirmer la rationalité de notre premier choix (non mais voilà quoi : j’avais raison)(merde), nous préférons nous enfoncer plutôt que de reconnaître nos erreurs. Les fameux Joule et Beauvois interprètent le phénomène comme une escalade d’engagement : nous nous accrochons à nos décisions comme des moules à leurs rochers, alors même qu’elles sont rationnellement discutables.
Respecter sa décision, coûte que coûte
Dans leurs ouvrages, les auteurs relatent une expérience réalisée par Staw au sein d’une « business school » américaine en 1976, lors de laquelle des étudiants devaient se mettre dans la peau d’un cadre de décision avant de prendre une décision financière (affecter un fonds exceptionnel à l’une ou l’autre des deux filiales de sa compagnie). Une fois la décision prise, les étudiants devaient s’imaginer quelques années plus tard, prenant une seconde décision similaire (affecter un fonds à X ou Y). Dans cette optique, ils étaient informés que l’entreprise bénéficiaire du premier fonds n’avait pas obtenu les résultats attendus et que ses résultats financiers avaient chuté.
Malgré cette information, les élèves ont eu tendance à affecter les fonds principalement à la filiale bénéficiaire de leur premier investissement, et ainsi à adhérer massivement à leur première décision financière.
Pour s’assurer de son résultat, Staw réplique l’expérience en modifiant les conditions : cette fois- ci, les étudiants devaient remplacer leur directeur, mort dans un accident d’avion, pour prendre la décision d’affecter le fonds financier à telle ou telle filiale. Quelques années plus tôt, le directeur avait offert ce fonds à la filiale X, dont les résultats sont aujourd’hui décevants (mêmes informations que lors de la condition précédente). Les étudiants décident alors d’affecter plus d’argent à la filiale Y, et n’adhèrent pas à la décision prise par leur prédécesseur. Le mécanisme d’engagement était bien présent dans la première condition.
Le piège abscons et la dépense gâchée
L’escalade d’engagement s’accompagne d’acolytes vicelards : le piège abscons
(s’imposer involontairement une situation difficile parce que nous sommes engagés par une décision initiale, même si l’on se rend compte qu’elle ne nous est pas profitable) et la dépense gâchée (s’imposer volontairement une action inutile et sans intérêt, qui peut nous nuire, du fait qu’on s’est engagé à le faire, financièrement ou matériellement).
Autrement dit, on s’enlise pour ne pas s’avouer qu’on a tort.
Pour Joule et Beauvois, toutes ces joyeusetés suivent le mécanisme suivant :
- je décide de m’engager dans un processus de dépense (argent, temps, énergie) pour atteindre un but donné (galvanisée par la perspective de 2011, je prends la décision de me foutre au pilates. L’inscription me coûte un bras, les premières séances sont de la pure torture et descendre les escaliers devient une souffrance post-sport),
- que j’en sois consciente ou pas, l’atteinte de mon but n’est pas certaine (je veux dire : qui peut m’assurer que j’aurais un fessier ferme qui ne cédera pas à la gravité tout en étant drôlement relaxée de l’intérieur ?),
- malgré tout, j’ai l’impression que chaque dépense me rapproche davantage du but (c’est-à-dire que bon, au bout de la troisième séance, je SENS que mes muscles se sont incroyablement développés, mais peut-être plus à l’intérieur),
- le processus se poursuit, sauf si je décide activement de l’interrompre,
- puisque je n’ai pas fixé au départ de limite à mes investissements (le pilates est un gouffre financier et énergétique sans fond, et si je m’étais dit au départ que je me donnais trois mois pour me refaire une santé de jeune jouvencelle, je ne serais pas dans un tel merdier).
Autrement dit, un individu libre pourrait se comporter comme un individu contraint, et l’engagement serait bien plus effectif lorsque l’on se croit libre : celui qui prend sa décision sous la contrainte se sent nettement moins engagé puisqu’il n’est qu’un agent.
Les auteurs proposent quelques solutions pour nous sortir de ces cercles vicieux :
- pour l’individu, se donner un seuil à ne pas dépasser en réfléchissant au préalable aux risques et bénéfices potentiels pourrait nous sauver du naufrage,
- pour les groupes, favoriser l’intervention de plusieurs décideurs au cours de l’action et placer une personne qui prend la décision différente de celle qui en évalue les effets mènerait vers des démarches plus prudentes et rationnelles.
Pour ne pas entrer dans des sujets fâcheux et un peu déprimants en pleine période de fêtes, je ne te dirai pas que les auteurs considèrent que l’escalade d’engagement peut aussi être l’une des raisons pour lesquelles certains couples durent, alors même qu’ils auraient toutes les raisons de se séparer…
On ne va pas se mentir : nous avons toutes (tous) été les victimes d’un piège abscons, nous avons toutes (tous) été coincées (coincés) dans une spirale d’engagement, ne serait-ce qu’en attendant éperdument un bus, plus longtemps même que le temps qu’il nous faut pour rentrer chez nous à pied… Pour vous, c’était quoi ?
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