L’histoire se déroule dans la petite commune d’Ainay-le-Château, marquée par une particularité singulière : un hôpital psychiatrique y fonctionne par placement hétéro-familial. Ainsi, si les patients dépendent bien de l’hôpital administrativement et médicalement, ils sont toutefois pris en charge par des familles locales (logement, alimentation, surveillance quotidienne…).
Inspirée par les travaux de Levi-Strauss, différenciant les sociétés anthropophagiques (intégrant les fous en leur attribuant un rôle social) et les sociétés anthropoémiques (qui les rejettent), Denise Jodelet se penche sur le fonctionnement du village et entreprend une étude immersive auprès d’un millier de malades, confiés à près de 500 familles.
Le contexte
Sur place, les habitants se disent parfaitement habitués à vivre de cette manière et pour cause : le fonctionnement relève de la tradition et existe depuis de nombreuses années. Les familles accueillantes, volontaires et rémunérées, sont appelées les « nourricières » et les patients accueillis sont « les pensionnaires ». Les médecins reçoivent les malades en consultation régulièrement, se rendent parfois dans les foyers et une équipe d’infirmiers-visiteurs assure le relais entre l’institution et les lieux d’hébergement.
L’objectif annoncé : favoriser la dynamique entre les habitants, les patients et les équipes soignantes et potentiellement devenir un facteur de traitement même (par la vie familiale « ordinaire » que le système permet). Vous-mêmes vous savez : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ce qu’il s’y passe…
Si de prime abord les choses se passent sans heurts et si personne ne déclare déplorer la situation lors des premiers contacts avec la chercheuse, les paradoxes de « l’insolite devenu coutumier » ne tardent pas à apparaître.
En effet, Denise Jodelet souligne une tendance à isoler les pensionnaires. La plupart des foyers sépare ainsi les deux lieux d’habitation (les chambres des pensionnaires sont en dehors de la maison, des voiles sont posés sur les portes vitrées, des petites barrières sont placées sur le seuil des habitations pour marquer la frontière entre la famille et les pensionnaires…), les accueillants ne partagent ni leurs repas, ni leurs soirées, ni leurs promenades avec leurs pensionnaires. Les cadres et conditions de vie ne semblent pas répondre à l’objectif initial d’intégration des malades au sein d’une famille.
Cette absence d’intégration, ou plutôt la présence de démarcations spontanées, dépasse le cadre familial et prend place dans la vie publique de la commune : les bars servent un café différent aux habitants et aux pensionnaires, des incidents et remarques implicites lors d’événements publics ramènent quasi-systématiquement les patients à leurs conditions de « malades » ingérables. De la même manière, les patients finissent par être considérés par tous, équipes soignantes comprises, comme une marchandise, comme un produit que l’on échangerait. La chercheuse rapporte ainsi les propos de soignants concernant des « arrivages/livraisons » de malades, des patients qu’on qualifierait de « pas plaçable », de « c’est servable ». Déshumanisés, les patients doivent également faire péter le score dans tous les critères du parfait petit pensionnaire : discipline, propreté et acceptation des soins. Soumis, ni encombrants, ni exigeants… Permettant un excellent rapport qualité/prix ?
Selon la psychosociologue, le rappel implicite est constant au sein de la communauté : les malades ne sont pas des civils, toute tentative de leur part de s’intégrer dans la vie de groupe pourrait mettre en péril l’identité de tous. Quels que soient les placements, les nourriciers, les pensionnaires, la règle de l’écart est écrasante et viendrait poser les limites immuables de l’intégration. Un système discriminatoire, implicite ou explicite, viendrait ainsi fixer la place des pensionnaires au sein de la communauté. Consciemment ou non, les habitants maintiendraient « l’extériorité dans la coexistence ».
Pourquoi ?
Les habitants d’Ainay-le-Château ne sont pas des monstres sanguinaires aux cœurs de pierre, et nos réactions auraient très probablement été similaires : nous répondrions simplement à une expérience socialement codifiée.
Exprimant face à Denise Jodelet leur « habitude » face à ce fonctionnement (sous-entendant qu’il n’y aurait a priori rien à en dire), les familles accueillantes brandiraient un masque et « l’habitude » serait la modalité sociale selon laquelle ils intégreraient l’objet autre qu’est le malade mental. Ainsi, ils n’y réagiraient pas de façon individuelle mais apprendraient à y répondre de manière standardisée.
En analysant leurs pratiques, Jodelet constate que certaines d’entre elles relèvent d’une conception archaïque de la transmission de la folie. Par la règle de l’écart, les familles semblent tenter de se protéger, mais de quoi ?
a) D’une maladie mentale contagieuse
4/5ème des mères de familles rencontrées lors de l’étude ont déjà consulté un psychiatre pour l’un de leurs enfants ou demandé si la chercheuse ne les trouvait pas trop énervés. Le psychiatre est désacralisé dans la commune puisque très présent, il n’y a donc aucune gêne à aller consulter (même s’il reste préférable d’aller en consulter un en dehors de la ville… sait-on jamais). En revanche, les motifs des consultations (enfant irritable, stressé pour ses examens) montrent que la demande répond à une anxiété plus profonde, une crainte de la contagion de la maladie mentale.
Par ailleurs, selon les dires des familles, il n’y aurait aucun problème dans la cohabitation des pensionnaires avec leur progéniture… Pour autant, 76% d’entre eux n’ont accueilli de malades que lorsque les enfants avaient largement dépassé l’âge scolaire. L’évitement de contacts et de rapprochements avec les pensionnaires vient confirmer cette crainte de la contagion : certains refusent de donner les médicaments (une peur d’être malade de soigner ?), séparent les lessives de linge des malades de celles de leurs familles, utilisent une vaisselle différente, … Nous aurions donc une pratique instituante, définissant les cadres du rapport au malade, et une pratique signifiante, associant des dangers à ce rapport.
b) Des risques liés à une pathologie mentale
On craint également les formes de la maladie mentale : tous les discours des habitants témoignent d’une difficulté de parler des pensionnaires comme de malades mentaux. L’ignorance de la maladie pourrait s’expliquer à la fois par la fonction des familles (les nourriciers ne sont pas infirmiers et ne doivent obtenir aucune précision médicale sur leurs pensionnaires) et par une peur d’en savoir trop, d’affronter une nuisance trop importante. Si l’on en savait plus, la maladie deviendrait présente et inquiétante.
Les représentations de la folie par les familles nourricières sont manichéennes et s’accordent parfaitement : il y aurait d’un côté les victimes d’une défaillance du cerveau (les « idiots du village », des gens considérés comme retardés, irresponsables mais complètement inoffensifs) et de l’autre les victimes d’une défaillance des nerfs (bien plus inquiétants, qui pourraient se mettre en colère, s’énerver… et devenir dangereux). Nous aurions une hantise incontrôlable du malade méchant, violent, nerveux, une crainte obsédante de la crise.
Et puis, s’ils prennent des médicaments, c’est bien qu’il y a une menace : si l’on a des médicaments, c’est que l’on n’est pas guérissable et que l’on portera toujours le danger de notre mal. Toute la différence de traitement résidera dans la proximité : finalement, la relation se nouera exclusivement avec une seule catégorie de malade, le malade du cerveau… L’inoffensif.
Cette représentation et les pratiques associées (inclusion/exclusion) « facilitent » la vie sociale, permettent de gérer les relations quotidiennes avec les malades, de se défendre face à la présence d’un groupe envahissant, menaçant pour l’identité et la communauté… Maintenir le statut de malade, c’est aussi assurer la distinction civils/non civils et garantir que les civils ne seront pas assimilés aux « fous » à l’extérieur de la communauté.
En guise de conclusion, j’ai simplement envie de revenir sur la citation d’une habitante interrogée par Jodelet (p.89) :
« Quand nous sommes arrivés, il y a vingt-deux ans, nous étions comme tous les gens qui ne sont pas d’Ainay-le-Château : il y avait les fous et les sages. Jamais nous ne nous étions posé la question de savoir s’il y avait une limite entre les deux cas qui est quelquefois assez difficile à placer !… À quel degré peut-on être considéré comme fou ? Moi j’en sais rien, la barrière entre… C’est comme la « dimension », à partir de quelle taille un homme est-il de taille moyenne ou est-il grand ? À partir de quel critère un homme est-il méchant ou l’est-il moins ? On ne peut pas dire ! »
Et vous, vous en pensez quoi ? Pourriez-vous assumer un fonctionnement similaire ? La façon dont la société traite ses fous n’est-elle pas un reflet de ce qu’elle est ?
* Pour conclure, je dirais que je SAIS parfaitement que vous vous êtes endormies, assommées devant ce pavé sans aération… Mais sachez que je me rattraperai la semaine prochaine avec quelque chose de plus funky-fresh, quoi (quelqu’un croit à ça ?).
Pour aller plus loin
– Le livre original de Denise Jodelet est mis à disposition sur le site des Classiques des Sciences Sociales (je remporte la palme de la source, or what ?) – Un article de Nicolas Roussiau – Des représentations sociales à l’institutionnalisation de la mémoire sociale
Les Commentaires
- autant celui de Thon qui a écrit exactement ce que je vis et que je n'arrivais pas à expliquer aussi clairement... c'est fou comme je m'y retrouve...
- autant les messages d'un point de vue différent du mien qui me redonnent espoir : Done_in_chocolate : tout les soignants ne sont pas aussi empathiques que tu sembles l'être, et ça peut être compliqué quand on est "coincé" dans un service et que la seule personne à qui on pourrait parler, "doesn't give a shit" ( puis :mad
Les autres messages aussi étaient intéressants, on peut voir la "folie" sous différents angles : les soignants... et les soignés. Mais aussi un troisième : tout les autres qui ne connaissent pas forcément cet univers!
Ca doit faire deux ans que je n'ai plus mis les pieds à l'HP, et je suis assez fière de moi pour le coup! Je sens que je suis plus sereine qu'avant, et même si c'est encore difficile au quotidien, je commence à m'entourer de gens intéressants et qui m'aident beaucoup à me débarrasser de l'Angoisse (Zi ouane avec un grand A!)
Je trouve que ce topic est super intéressant et ce serait cool que d'autres madz viennent encore témoigner! (Qu'il ne soit pas mourru quoi!)