« Attends, mais là, ils étaient dans le passé ou dans le futur ? Et le héros, du coup, il a organisé tout ça depuis l’avenir ? Comment ça marche déjà les balles qui vont à l’envers ? Il a un prénom le personnage principal ? »
Bien des questions se posent à la fin de Tenet, le dernier film (un peu inutilement) complexe de Christopher Nolan. Mais dans ma tête de féministe, celle qui s’impose, c’est « Bon sang, POURQUOI Nolan continue-t-il à essayer d’écrire des personnages féminins ?! ».
N’est-il pas temps d’arrêter le massacre ?
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Kat, la femme de Tenet, et les violences conjugales
Kat (Elizabeth Debicki) est le personnage féminin principal de Tenet, qui en compte deux autres : la scientifique Laura (Clémence Poésy) et la trafiquante d’armes Priya (Dimple Kapadia). C’est Kat qui prend le lead dans l’intrigue, et donne au protagoniste une raison de prendre des risques.
Problème : c’est un personnage féminin… médiocre. Pour rester sympa.
En écrivant une femme victime de violences conjugales et enfermée dans une relation d’emprise, Nolan a le mérite de traiter d’un sujet très réel ; le souci, c’est qu’il le fait avec des ficelles plus grosses que l’accent « russe » de Kenneth Branagh (Sator, le méchant du film et époux toxique de Kat).
Alice Rahmoun, cofondatrice de 1001 héroïnes, une plateforme visant à mettre en avant les femmes dans la culture, explique à Madmoizelle :
C’est important de montrer les violences conjugales dans un film très grand public… encore faut-il que ce soit réaliste.
Ici, l’auteur de ces violences est l’antagoniste du film. Pour qu’il soit identifié comme tel, il faut qu’il soit dangereux dans tous les pans de sa vie, y compris avec son épouse. Au final, ces violences conjugales servent à caractériser l’homme en tant que « vraiment très méchant », et non à donner de la profondeur au personnage féminin…
De plus, Sator est totalement extra-ordinaire, au sens premier du terme : c’est un super-vilain adepte du voyage temporel, prêt à sacrifier l’humanité toute entière. Il ne représente en rien les violences conjugales « de la vraie vie ».
Andrei Sator assène à Kat : « Si je ne peux pas t’avoir, alors personne ne t’aura ». Si la réplique manque de subtilité, la logique correspond à celle qui anime bien des auteurs de violences conjugales, sauf qu’elle est généralement inconsciente — c’est bien ce qui la rend aussi terrifiante…
Comme le note Alice Rahmoun, c’est positif de voir un sujet aussi important représenté dans une oeuvre qui touche un très large public. Pas question de nier les intentions, probablement louables, de Christopher Nolan, mais force est de constater que le résultat pèche quelque peu par son manque de finesse.
Et que dire du moment où Kat tue son époux… Victoire féministe d’une victime à bout de nerfs qui reprend le contrôle de sa propre vie ? Ça aurait pu être une lecture possible, nonobstant un minuscule détail : la mission de la femme était précisément de GARDER Sator en vie jusqu’à ce qu’on lui indique le contraire. En l’abattant, Kat met littéralement en péril l’humanité toute entière.
Je ne dis pas que c’est le message qu’a voulu faire passer Christopher Nolan, mais mettre en scène une femme qui risque la fin du monde parce qu’elle n’a pas su contenir ses émotions, ça ressemble un peu trop au cliché selon lequel nos humeurs (voire nos hormones) (voire nos règles) dictent notre comportement, bien loin de la légendaire RaTiOnAlItÉ mAsCuLiNe.
La mère-courage vue par Christopher Nolan
En 2010, le site spécialisé en cinéma Slashfilm relayait une lecture des personnages féminins dans les films de Nolan basée sur la dichotomie « la vierge et la putain ».
[Selon cette lecture], Nolan « met dans le frigo » ses personnages féminins, ce qui signifie qu’il le tue « uniquement dans le but de donner au héros masculin une raison de souffrir ». Les femmes qui ne sont pas tuées, pendant ce temps, sont souvent divisées entre « madones et putes » : il « sépare les femmes entre les madones ultra « pures » qui ne peuvent jamais être souillées par l’intimité sexuelle, et les putes malpropres qui ne pourraient jamais être des épouses ni des mères ».
Il y a peu de mères au sens propre chez Christopher Nolan ; bien qu’il soit père lui-même, Kat est l’une de ses rares incursions dans le domaine de la maternité. Et c’est, au bas mot, une tentative en demi-teinte.
L’amour d’un parent pour son enfant est un sujet fascinant que le réalisateur a déjà mis en scène avec brio dans Interstellar (comment oublier les larmes du héros, incarné par Matthew McConaughey, lorsqu’il regarde les vidéos envoyées par sa fille ?). Avec Tenet, l’exercice est loin d’être aussi réussi.
L’obsession de Kat pour son fils vire au ridicule ; dans mon cinéma, le public a grogné d’un rire exaspéré lorsqu’en apprenant que l’humanité toute entière court à sa perte, elle précise « Y compris mon fils ». Bah oui, y compris ton fils, zozo, on parle de TOUT LE MONDE, sors un peu de ton nombril… Le jeu de l’actrice n’est pas forcément en cause, c’est la réplique qui tombe comme un cheveu sur la soupe.
Autre problème, on voit vraiment trop peu Kat interagir avec son fils pour croire profondément au lien qui les unit, et qui la mène à rester dans une relation toxique pour ne pas le perdre. Mais ça, c’est un problème qui gangrène tout le film : aucun personnage n’est assez creusé pour qu’on entre vraiment en empathie, et les enjeux émotionnels sont au mieux survolés.
Ce qui nous amène au point suivant.
Kat de Tenet, un outil scénaristique plus qu’une femme en chair et en os
Tenet trouve son climax, en termes de suspense, au moment où le protagoniste décide de mettre toute sa mission en péril pour repartir dans le passé avec Kat, blessée par une balle « inversée », afin de la sauver. Une entreprise fort dangereuse, qui trouve sa racine dans l’amour qu’il ressent pour elle — pas forcément au sens romantique du terme, mais en tout cas au sens d’un lien humain assez fort pour transcender l’objectif, qui est tout de même de sauver le monde.
Le souci ? Ce lien n’est jamais vraiment visible. L’alchimie entre les personnages ne fonctionne pas ; les deux compères interagissent bien trop peu pour qu’on croit à cet amour censé justifier une telle prise de risque. Alice Rahmoun, de 1001 héroïnes, analyse ce schéma narratif pour madmoiZelle :
Pourquoi est-ce que le protagoniste sauve Kat ? À mon sens, Nolan joue ici sur une forme d’ambiguïté, une timide subversion des codes.
Son héros n’est pas un James Bond qui couche avec toutes les femmes croisant sa route, certes. D’ailleurs, il n’a pas de relation sexuelle avec Kat, même une fois qu’il a accompli sa mission. Mais ça n’en fait pas moins un schéma très classique de chevalier sauvant une demoiselle en détresse.
Le personnage féminin passe une bonne partie du film blessée et coincée sur un brancard. Elle reste globalement passive, se laisse guider par les « gentils » ou est maltraitée par le « méchant ». Lorsqu’elle agit, c’est quand elle « perd les pédales » et tue son époux, mettant la mission du héros en danger…
Les autres femmes de Tenet, des occasions manquées ?
Comme mentionné plus haut, Kat n’est pas le seul personnage féminin de Tenet, qui en compte deux autres. Elles ont le mérite d’être dans des rôles qui ne sont pas traditionnellement féminins : l’une est scientifique de pointe, l’autre trafiquante d’armes — Nolan s’offre même un twist joueur, puisqu’elle utilise son mari comme couverture alors que c’est elle qui tire les ficelles.
Cependant, aux yeux d’Alice Rahmoun, ces personnages féminins ne vont pas au bout de leur potentiel.
Comme dans beaucoup de films de Nolan, les trois femmes de Tenet sont seules : elles ne se croisent jamais, ne se parlent jamais, sont isolées, éloignées les unes des autres. Elles n’ont pas de contact entre elles et semblent parfois n’en avoir aucun avec le monde extérieur. Leur seul lien se fait par le protagoniste.
Je m’attendais à ce que Laura, la scientifique, joue un rôle de « madame science », de cheffe des gadgets, mais au final elle oriente le héros dans sa quête, puis reste enfermée entre ses quatre murs pendant que Neil (Robert Pattinson) reste le bras droit du personnage principal.
Quant à la trafiquante d’armes, même si le personnage en soi est intéressant, il tombe un peu à plat : elle aussi ne semble servir qu’à le faire avancer, et dans un ultime twist temporel, on se rend compte que c’est le protagoniste qui, depuis le futur, se sert d’elle. Elle travaillait pour lui depuis le début ! Dommage pour une femme présentée comme libre et indépendante des hommes…
Nolan et les femmes, un naufrage longue durée
Tenet n’est que le dernier exemple en date d’un personnage féminin foireux écrit par Christopher Nolan.
Très peu de ses films comportent des femmes « réussies » (d’un point de vue écriture) ; trop souvent, elles sont des outils, qui accomplissent leur rôle pour faire avancer le héros — forcément de genre masculin — puis disparaissent, parfois littéralement.
Je me souviens m’être fait cette réflexion, en sortant de Dunkerque : « Au moins, vu la période historique (la Seconde Guerre mondiale), Nolan ne s’est pas forcé à inclure des meufs écrites avec les pieds, et tant mieux ! ». Pourquoi s’obliger à faire quelque chose alors que de toute évidence, on n’y arrive pas ?
Le cinéma se portera mieux le jour où Christopher Nolan se concentrera sur son point fort : les relations sentimentales entre hommes.
Christopher Nolan et ses bromances magnifiques
Quel est LE personnage qui tisse le lien émotionnel le plus fort avec le protagoniste de Tenet ? Qui semble prêt à tout pour lui, lui témoigne de l’affection verbale comme non-verbale ? Qui, en marchant vers sa mort, offre le seul moment vraiment touchant du film ?
Neil, le personnage incarné par Robert Pattinson.
Et ce n’est pas la première fois que Christopher Nolan fait ce coup-là : dans Inception, la bromance taquine entre les personnages d’Arthur (Joseph Gordon-Levitt) et d’Eames (Tom Hardy) avait donné lieu à bien des fanfics aussi brûlantes que lubrifiées.
Les duos masculins sont un sujet récurrent dans l’œuvre de Nolan, qu’ils soient caractérisés par une amitié virile (Tenet, Inception) ou une rivalité mâtinée de fascination (Le Prestige, Insomnia). Ses hommes vibrent pour d’autres hommes, les aiment, les haïssent, les vénèrent, les jalousent avec une intensité rarement accordée aux couples hétéro qu’il écrit.
Pourquoi faire mine que le protagoniste de Tenet est prêt à tout risquer pour Kat alors qu’il est clair qu’il serait plutôt prêt à traverser l’Enfer pour Neil ? L’hétéronormativité, c’est du passé : il est temps que Nolan assume ses points forts et qu’il se consacre entièrement à des récits d’amour, de haine, d’amitié, de filiation entre mecs.
Ses films ne passent déjà pas le test de Bechdel, alors autant y aller à fond !
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
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