Voiture et petite enfance
Dès l’enfance, l’automobile suscite chez l’Homme fascination ou répulsion, et il n’est pas rare que les premières expériences automobiles marquent à jamais le rapport homme/machine roulante. C’est ainsi que chez certains, la voiture est très tôt un objet de fascination, une sorte de maison magique capable de télétransporter les hommes d’un point à un autre. Un palais roulant qui a en outre l’avantage de posséder une foule gadgets extrêmement stimulants pour les jeunes esprits. Ah, l’attrait du klaxon, des vitres électriques, des essuie-glaces et de l’autoradio…
Pour d’autres, en revanche, la voiture est très vite associée à diverses expériences douloureuses et/ou humiliantes. Parmi lesquelles le tristement célèbre « mal de voiture » (ou Vomitis Automobilis), qui frappe des milliers d’enfants chaque année au moment des départs en vacances. Pour ces malheureux, que nous appellerons Individus Hypervomitifs, la voiture a très tôt l’odeur âcre et doucereuse du dégueulis de voyage :
– Granules de Vominux ? – Ingérées il y a cinq minutes – Bouteille d’eau sucrée anti-nausée ? – Prête à servir – Doudou de voyage ? – Actuellement à bord. – Bien. Cette fois, on a tout pour que la petite passe la route tranquille – Certes. Y a pu qu’à espérer que ce soit aussi le cas du chien.
On the road again, disait le poète
Fort heureusement (quoique), ces traumatismes précoces n’ont rien de définitif. Il est même très fréquent que les voiturophobes d’hier deviennent, à l’âge adulte, des conducteurs épanouis, capables, comme les autres, d’enchaîner créneaux et bras d’honneur.
Adolescence et bidon d’essence
Et puis vient l’adolescence, moment où la question du permis de conduire émerge dans les réunions familiales avec plus ou moins de sérénité. En effet, si dans de nombreuses familles, rejetons et parents se jettent main dans la main et sourire au lèvre dans l’aventure « permis », il arrive que le futur jeune conducteur (FJC) et ses géniteurs ne soient pas tout à fait sur la même bretelle d’autoroute.*
* Les métaphores les plus courtes sont les meilleures, je sais.
Il existe des cas (assez rares, convenons-en), où soit par totale indifférence, soit par peur de conduire, le FJC passe le permis à contre-coeur, convaincu que ce fichu papier n’est qu’une épreuve de plus imposée par l’adolescence, au même titre que l’excès de sébum et le poil aux pattes. La plupart du temps, cependant, lorsqu’il y a divergence, c’est que le FJC fait face à des parents affolés à l’idée que leur progéniture soit un jour lâchée seule au volant (de la caisse familiale, qui plus est).
Bien sûr, quelques soient leurs convictions et leur budget, la plupart des parents ont conscience de l’importance de pouvoir conduire, dans nos sociétés autocentrées (en particulier lorsqu’ils vivent dans un endroit où les transports en communs sont en voie de disparition). Toutefois, mettons-nous donc à leur place : comment imaginer qu’une créature sujette aux pires lubies, en proie à de brusques changements d’humeur, bref, un adolescent sillonne les routes de France en toute sécurité ? S’engage alors une phase de négociation plus ou moins longue et plus ou moins tendue entre parents et enfant, chacun y allant de ses arguments pour convaincre l’autre :
Pourquoi vous refusez que je passe le permis ? C’est dingue, ça. – Parce qu’on te trouve encore immature. Voilà. – Immature ?! Pour garder les petites, je suis bien assez mûre, par contre. – Ca n’est pas la même chose. – Mouais. – J’ai dit non, c’est non. A ton âge, tu es encore bien trop inconsciente pour conduire. – C’est pas toi qui m’as dit que plus jeune, tu faisais du deux roues avec ta 4L ? – Ce… C’était une autre époque.
C’est ce qu’on appelle prendre l’itinéraire bis.
De l’importance d’avoir le permis… Ou pas.
Si le permis fait tant chauffer les radiateurs, c’est qu’au fond, c’est beaucoup plus qu’une autorisation de faire vroum. Comme le bac, le permis est un cap, un signe social, un rite de passage. Avoir son permis, c’est basculer du stade de celui qu’on transporte, au statut de celui qui transporte. Du passager forcément passif, au conducteur plus ou moins actif. Plus question, quand aucun autre moyen de transport n’est disponible (bus, métro, vélo, pieds), de devoir dépendre d’un tiers pour ses déplacements. Finis les « je passerai te chercher à telle heure » et les « ah ouais mais qui c’est qui va te conduire ? ». Avec le permis de conduire, l’ado gagne aussi un bout d’autonomie. Il deserre le frein à main de la vie et prend le volant de sa frêle existence… Avec ou sans direction assistée.
– Maman ? Samedi je vais à la soirée de Samerlapüt, t’as pas oublié ? – Gnin ? – Tsé, l’étudiant Erasmus, là. Qui repart lundi au Danemark. – Ah oui c’est vrai. Oui mais tu y vas comment ? – Ben je prends la voiture. – Ah non. J’en ai besoin : samedi soir je vais à la Lady’s Night du Chic Strip Club – Hein ? Mamaaan ! – Ne sois pas égoïste, ma fille. Ta mère aussi a le droit de s’amuser. – Tu… Tu pourras me déposer, au pire ? – Ah non. J’emmène tes cousines et ta grand-tante. Ce sera complet. Demande à tes amis de t’emmener. – Mais je devais justement jouer les chauffeurs. A quoi ça sert d’avoir le permis si j’ai pas de bagnole ? – A me laisser encore un peu de pouvoir.
La vie, c’est pas des bisounours.
… Ou pas.
On s’aperçoit réellement de ce poids symbolique qu’a le permis… Quand on ne l’a pas. Car dans une société dans laquelle la voiture est reine, ne pas être autorisé à en conduire une relève de la marginalité. Et pas des plus valorisantes. Peu importe que cette situation soit choisie ou subie : quand on ne peut conduire que des caddies, il faut s’attendre à en payer le prix. Le prix de l’honneur*.
* Le lecteur aura compris au ton de ce paragraphe que l’auteure de ces lignes est une Sans Permis.
En effet, dire « j’ai pas le permis », c’est convoquer immédiatement des équations peu avantageuses. Ainsi, « Je l’ai pas passé
» = « Individu immature refusant ses responsabilités, boulet de la société incapable de se prendre en main… Probablement peu dynamique ». « Je l’ai loupé = Individu incapable de maîtrise de soi, potentiellement angoissé, tête en l’air et/ou affublé de graves problèmes psychomoteurs. Probablement peu fiable » etc, etc., le degré de gravité du diagnostic augmentant généralement avec le nombre de passages ratés. Résultat : pour peu qu’ils possèdent un peu trop d’amour-propre, les sans-permistes développent peu à peu une hyper susceptibilité à la limite de la paranoïa…
– Ouh là. Chuis crevé, je vais rentrer, là. – Ok. Tu veux que je te ramène ? – Nan c’est bon, je vais prendre le métro. – Mais… Y en a plus à cette heure-ci. – … Bon ben je rentrerai à pied, alors. – Ah nan, ça craint dans le coin. Je te ramène. – Mais non. – Mais si. – Mais non. – Mais si. – JE SUIS PAS UN BOULET ! JE MARCHE, J’AI DIT !!! (d’abord c’est pas parce que j’ai loupé 10 fois mon permis que je sais pas me débrouiller, merde alors, sa race, bordel à cul de bordel à chier de mille sabord de saperlotte) – Ca va, t’énerve pas. Je disais ça pour t’aider… – J’AI PAS BESOIN D’AIDE ! JE DEPENDS DE PERSONNE !! – Je… Personne ne dit le contraire. – Au contraire : tout le monde le pense mais personne ne le dit. »
Orgueil blessé n’a point d’oreille.
La préparation à l’exam
Comme tout examen, le permis de conduire exige une sérieuse préparation qui a la particularité de se dérouler en deux temps : d’abord, l’apprentissage d’un nombre impressionnant de normes et de statistiques appelé Code la route. Une étape qui nécessite avant tout une solide mémoire et une patience en béton armé, deux qualités indispensables pour ingurgiter les nombreuses règles qu’il verra, toute sa vie, si souvent transgressées par les autres.
Ensuite vient une série de leçons pratiques visant à aider l’aspirant conducteur à maîtriser la route et son véhicule. Pour ce faire, le FJC rejoint plusieurs fois par semaine le chaleureux habitacle d’une voiture d’auto-école et conduit sous l’œil vigilant de l’affable moniteur chargé de l’instruire entre deux anecdotes personnelles. Les moniteurs d’auto-école sont en effet souvent loquaces, sans doute pour habituer le FJC à ne pas se laisser distraire par les assauts verbaux de ses passagers :
– Pfouah ! Qu’est-ce qu’y pollue, celui-là ! Pire que mon beau-frère. – Hu – Un jour, sa deux CV va le lâcher. – Wû – Mais comme c’est dans celle-là qu’il a connu sa femme, y veut pas s’en séparer. – Wû. – On a droit à l’histoire de leur rencontre à chaque repas de famille. Qu’est-ce qu’il est gonflant ! – Wû – Et pis c’est Le King du Postillon. Pas intérêt à être en face quand il te dit « C’était en décembre, j’avais prêté main forte à cette exquise piétonne… » – Wû – Bah ? Pourquoi t’as pas tourné ? J’avais dit direction Cité des Bois Fleuris ? – W… Oh merde.
Apprendre à ignorer les caquètements de la poule tu dois, petit scarabée.
En plus de cette formation de choc, le FJC a aujourd’hui la possibilité de se former à la conduite auprès d’un porteur de permis de son entourage. Une pratique appelée Conduite accompagnée. De nombreux FJC prennent ainsi la route leur mère/père/aîné sur le siège du passager. Le FJC ayant à parcourir un nombre donné de kilomètres pour valider son apprentissage, chaque déplacement est soigneusement noté sur un livret, et tout devient prétexte à « faire conduire le petit/la petite ». Le volant devient un compagnon, le kilométrage une obsession :
– Allez viens, on va voir la mère de ton père. – Ah ? On y va jamais, d’habitude – Normal : je peux pas la blairer. Mais elle habite à au moins 100km. Ca te fera conduire, ma fille.
Le permis n’est pas toujours le meilleur ami de l’environnement…
L’accompagnant ne possédant pas la « double pédale » magique grâce à laquelle les moniteurs rattrapent les loupés de leurs apprentis, la conduite accompagnée est un véritable test de confiance. Test que certains parents passeront main crispée sur le siège passager, regard braqué sur la route et ulcère vissé à l’estomac…
Le Jour J
La préparation terminée, le FJC passe enfin l’ultime épreuve, aboutissement de sa lente et douloureuse quête. Pour obtenir le permis, il devra conduire en oubliant qu’un inconnu observe le moindre de ses faits et gestes, tout en suivant à la lettre des instructions parfois dignes d’une énigme du Père Fouras :
– Bien. Vous tournerez à droite dès que vous le pourrez… – … – Et alors ? Pourquoi z’avez pas tourné ? – Euh… C’est que… Généralement quand vous dites « dès que vous le pourrez », ça veut dire qu’en fait, je pourrai pas tourner tout de suite, genre la première à droite c’est un sens interdit et.. – Sauf que ça n’était pas le cas. – … – C’est pas grave ma petite. De toute façon, avec tout ce que vous m’avez fait jusque-là, je ne vais pas pouvoir vous le donner, votre permis. – Mais c’est injuste ! – Non. C’est juste prudent.
Et oui : certains, paralysés par le stress, minés par le manque de confiance, échoueront à cette étape et seront forcés de repasser (ou non) le fameux examen. Les autres auront la joie de posséder un permis. Donc une photo de permis. Celle qui, si tout va bien, sera à jamais collée au précieux sésame… Pour le meilleur et pour le pire.
– Montre-la moi ! – Nan. – Allez, montre-la moi, quoi ! – La décence m’en empêche. – Elle est si horrible que ça ? – Plus que toutes celles que tu as pu voir dans ta vie. – Je me moquerai pas. Je te le jure sur ma vieille 205 – Bon. Alors tiens, la vla. – … GAAAAAH ! – Je le savais. C’est l’acné ? Le rouge à lèvres orange ? La frange ? – Non. Plutôt la moustache. – Tu comprends maintenant pourquoi mes frères m’avaient surnommée « Frida Khalo » ?
Avant de te faire tirer le portrait, Futur jeune conducteur, n’oublie pas : les années passent, les permis restent.
Les Commentaires
Non, je vais essayer... mais c'est pas facile, j'avais plus vraiment le moral. Je vais à l'auto-école ce soir pour essayer d'avoir une prochaine date rapidement. Espérons que la deuxième fois sera la bonne.