Simple comme Sylvain, Anatomie d’une Chute, et maintenant Pauvres Créatures. Du triangle amoureux, au mystère d’une mort irrésolue, en passant par la découverte du monde par une femme Frankenstein, ces films sortis ces derniers mois n’ont, à priori, absolument rien en commun.
Et pourtant. Tous témoignent d’un mouvement à l’œuvre dans le cinéma contemporain, qui, enfin, est le lieu de films de femmes. Il existe bel et bien un point commun tacite, mais majeur pour penser la façon dont le féminisme renouvelle et améliore le cinéma.
Dans Pauvres Créatures (comme dans les deux titres précédents), le cinéma de Yórgos Lánthimos puise sa matière même dans la curiosité, l’empathie, la bonté, l’humour, l’intelligence et la sensibilité infinies de son personnage principal féminin. Ces films ouvrent des territoires de cinéma regorgeant de nouvelles histoires, de nouvelles images, dans un art historiquement borné à raconter un monde d’hommes à partir de la perspective du male gaze.
Pauvres créatures, de quoi ça parle ?
Bella est une jeune femme ramenée à la vie par le Dr Godwin Baxter. Sous sa protection, elle a soif d’apprendre. Élevée entre quatre murs, sa main est promise au jeune et gentil assistant du docteur, Max McCandless.
Mais, avide de découvrir le monde dont elle ignore tout, elle s’enfuit avec Duncan Wedderburn, un avocat habile et débauché, et embarque pour une odyssée étourdissante à travers les continents.
Imperméable aux normes de genre et aux idées préconçues de son époque, Bella ne se laissera influencer par rien, sinon par son sens de l’écoute, de l’observation, son empathie et son intelligence.
Au-delà du trope de la « born sexy yesterday »
Quand le Dr Godwin Baxter montre Bella au jeune apprenti Max McCandless, les premiers mots de ce dernier en l’apercevant sont : « Elle est sublime. quelle jolie demeurée ». Au début du film, Bella a tout d’une grande enfant écervelée. Ses genoux cagneux l’empêchent de marcher droit, rigole en cassant des assiettes et découvre un plaisir inoui et inattendu quand elle touche sa vulve par hasard. Autrement dit, au début du film, Bella est une pure sensibilité, sans cerveau.
Dès lors, en commençant le film, on avait une hantise : qu’il rejoue l’un des pires tropes sexiste, fétichisant du cinéma, la born sexy yesterday. Ce stéréotype renvoie à un personnage au corps de femme extrêmement désirable et dans les normes de beauté, mais dont le cerveau la rend comparable à celui d’un enfant. En d’autre terme, la born sexy yesterday est une déclinaison du cliché sexiste de la femme fatale, dans lequel la bêtise, la candeur et l’appétit sexuel enthousiaste a remplacé la dimension manipulatrice et diabolique.
Qu’elle soit un alien (Under The Skin), une femme ayant voyagé dans l’espace et le temps (Wonder Woman) ou une Frankenstein (c’est le cas de Bella), un simple tour de passe-passe scénaristique suffit comme prétexte pour reproduire les sempiternels dialogues ou scènes potaches, où cette femme sublime parle et agit de manière complètement décomplexée parce qu’elle découvre la sexualité et n’a aucune idée des normes et réalités sociales, comme la pudeur ou encore les violences sexuelles que font subir les hommes.
Seule la vastitude du monde est à la mesure de la curiosité de Bella
Alors qu’on aurait pu penser qu’il y plongerait tête baissée, le film ne se contente pas de déjouer le trope de la born sexy yesterday : il l’utilise de manière réflexive pour amener son Bella là où elle doit aller. « God », son créateur, a beau la maintenir loin des humains, la belle attire les vautours. Duncan Wedderburn, un homme absolument ravi de prendre en otage une femme-enfant pour en faire son objet sexuel, l’emporte avec lui en voyage à Lisbonne. Il était alors loin, très loin (et ne sera d’ailleurs jamais capable de le faire) d’imaginer combien la richesse intérieure de Bella allait contrecarrer tous ses plans.
En réalité, l’enjeu de la découverte de la sexualité par Bella est bien plus vaste que le guet-apens d’un mascu stupide, manipulateur et à la limite du pédocriminel. Ce n’est qu’une partie des découvertes sensibles, intellectuelles ou émotionnelles de Bella. Des plaisirs gustatifs à la musique, de la beauté visuelle à l’instruction contenue dans les livres en passant par l’amitié, les convictions politiques, la joie ou la dépression, son voyage n’est qu’un prétexte pour que ce qui est en elle puisse éclore.
Jusqu’ici, cette idée d’un voyage initiatique n’a rien de très révolutionnaire. Mais là où Pauvres Créatures ne ressemble à rien d’autre, c’est qu’il raconte l’intelligence, la noblesse, l’empathie et la bonté véritablement innées d’une femme dans un monde gangréné par l’avarice, la possessivité, la jalousie ou le cynisme des hommes.
En réalité, le personnage a beau apprendre en ne cessant d’observer et d’écouter les autres, elle n’est influencée que par elle-même. Personnage paradoxal et passionnant, Bella absorbe tout, mais n’est jamais influençable. Aucune de ses actes, ses choix ou ses paroles n’échappe au travail opéré par son instinct, son bon sens et son cœur.
Le film n’a rien d’essentialisant. Il ne dit jamais que ses qualités sont biologiques chez Bella. Au contraire : elles relèvent toujours du parti pris du personnage. tandis que les hommes, eux, sont rendus complètement insensibles, cyniques ou abrutis par leur violence, leur égoïsme, leur obsession de posséder et dominer.
Un bon-sens enfantin, pour mieux révéler l’absurdité de la masculinité
Toutes ces qualités, la plupart des hommes (à commencer par Duncan Wedderburn) n’y comprennent rien et sont incapables de les voir. Pire : ils y réagissent en allant complètement à contre-sens. Quand elle a du plaisir en couchant avec lui, il lui demande de « ne pas s’attacher », mais quand il réalise qu’elle ne s’émancipe pas qu’avec lui mais avec n’importe quel humain croisant sa route, il la prend en otage sur un bateau. Quand elle a des amies, une sexualité épanouie, son argent, des valeurs, de l’amour et des convictions, il hurle et se roule par terre en la traitant de putain.
Si Pauvre Créature est une pure matérialisation de female gaze, c’est que la curiosité insatiable de Bella contamine tout le film jusque dans sa mise en scène, sa forme et son montage. Le film ne regarde pas Bella comme un objet : elle est celle qui regarde. Le film se contente de se mouler sur ce regard.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les « pauvres créatures » du titre, ce n’est pas Bella, mais bien les hommes autour. Chez eux, l’intelligence et la bonté n’a jamais l’occasion d’éclore tant l’intérieur est gangréné par la masculinité.
Bella les rend tous chèvres parce qu’elle n’appartient à personne.
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