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Féminisme

« Passés 50 ans, les femmes se coltinent le sexisme et l’âgisme » : qui a peur des vieilles ?

Avec Qui a peur des vieilles ?, Marie Charrel explore le vieillissement des femmes, entre invisibilisation et injonctions contradictoires. Une enquête indispensable, tant les normes patriarcales infusent et modèlent le regard que nous portons sur le temps qui passe. 

Assise chez un dermatologue, Marie Charrel, 37 ans, s’apprête à se faire injecter du Botox pour la première fois. Depuis plusieurs mois, elle scrute sur son visage l’installation de la perfide ride du lion et ça la terrifie.

Tandis que, d’une main sûre, la médecin souligne au crayon les endroits où elle va piquer, la journaliste sent soudain peser sur elle le regard de sa grand-mère, disparue plusieurs années auparavant. « Tu n’as pas honte ? », semble lui dire son aïeule à laquele elle enviait tant sa liberté.

Marie Charrel prend alors ses jambes à son cou et s’enfuit du cabinet.

Cette anecdote personnelle, qui ouvre son livre, a été un des points de départ de la passionnante enquête qu’elle a menée autour du vieillissement des femme — ou plutôt du regard que porte la société sur ce vieillissement.

Dans Qui a peur des vieilles ? (Les Pérégrines,19 euros), elle met en lumière l’invisibilisation, la mise à l’écart et l’opprobre que subissent ces dernières.

La couverture du livre Qui a peur des vieilles ? de Marie Charrel

Qui a peur des vieilles ?, Marie Charrel, 19€

Des déclarations de Yann Moix se disant incapable d’aimer une femme de plus de 50 ans aux attaques dont sont victimes les actrices du grand retour de la série Sex and the City, en passant par les remarques, terriblement banales, sur la date de péremption des femmes ou leur degré de « conservation » malgré leur âge, les exemples de cet âgisme sexiste ne manquent pas.

L’autrice rappelle aussi à quel point notre vocabulaire est hypocrite — le mot « vieille » est quasi une insulte — et reflète le tabou constant autour de la question. 

Chemin faisant, la journaliste et romancière démontre combien nos normes, ainsi que les valeurs patriarcales, construisent dès notre plus jeune âge le rapport anxiogène que nous entretenons avec le temps qui passe.

Pour réaliser cet ouvrage, elle a rencontré des dizaines de femmes, célèbres ou inconnues, issues de milieux socio-professionnels variés, pour comprendre comment elles appréhendent leur vieillissement et la manière dont la société les traite.

Une des grandes forces de cet essai est d’aller au-delà de la dénonciation de l’âgisme et du sexisme. Grâce à de nombreux témoignages, Marie Charrel dessine les multiples voies qu’explorent les femmes avec l’âge. Et montre comme la vieillesse peut rimer avec audace, puissance, liberté ou même queer.

Interview de Marie Charrel, autrice de Qui a peur des vieilles ?

De la série Grace & Frankie au couple Macron, en passant par Nancy Huston, Laure Adler, Simone de Beauvoir, ou Sophie Fontanel ; son ouvrage grinçant, et parfois très drôle, s’appuie sur d’innombrables références qui rendent son texte irrésistiblement vivant. Rencontre. 

Les héroïnes de la série Grace & Frankie, deux femmes âgées, découvrent des sextoys.
La série Grace & Frankie est sur Netflix.

Madmoizelle : Le titre volontairement provocateur de votre enquête nous rappelle que le mot « vieille » est presque tabou. Pourquoi ?

Marie Charrel : Tout le vocabulaire autour de l’âge des femmes est très dévalorisant, c’est presque devenu synonyme d’insulte. Alors on va aller chercher des périphrases comme « femme d’un certain âge ». Ce qui est hypocrite, voire malsain. Parce que la violence symbolique ou réelle à l’égard des femmes âgées, elle, est bien là.

D’un côté on ne parle pas de vieilles, mais de l’autre on les vire du marché du travail, on les invisibilise. Toutes les crispations autour de ce mot montrent bien le tabou qu’il y a derrière.

Pourquoi vous être penchée sur cette question ? Le point de départ est-ce vraiment votre propre séance ratée d’injection de Botox ?

Je m’intéresse depuis longtemps à ces questions, notamment dans le cadre des chroniques que j’écris au Monde sur les inégalités homme/femme dans le travail. J’ai voulu raconter cet épisode personnel chez le dermatologue pour montrer que ce sujet n’est pas un sujet de vieilles. Que cela concerne toutes les femmes y compris des beaucoup plus jeunes que moi.

Dans mon entourage, j’ai pu constater que certaines scrutaient avec terreur l’apparition des rides dès 20-25 ans. Imaginez l’énergie qu’on perd là-dessus tout au long de notre vie… Cette hantise dit beaucoup de choses de notre rapport au temps qui passe.

Vous expliquez d’ailleurs que votre ouvrage ne s’adresse pas seulement aux femmes âgées mais bien à toutes les femmes …

Oui, parce que derrière cette question de la représentation des femmes âgées, on touche vraiment aux normes patriarcales. Notamment celle qui prétend que la valeur des femmes repose sur leur beauté et donc leur jeunesse. Ce qui voudrait dire que plus on vieillit, plus on devient périmée.

Pourtant, ce n’est absolument pas le cas, il s’agit d’une construction. Et il ne faut pas attendre les années pour s’en libérer ! Si dès 20 ans, ou même avant, on a conscience de ça, on peut y réfléchir. Cela pourrait aider beaucoup de jeunes femmes, et de jeunes hommes aussi, à vivre mieux et à ne pas regarder les années qui passent comme un tombereau.

Évidemment, la peur de la mort est bien légitime lorsqu’on évoque le grand âge, mais ce n’est pas de ça dont il s’agit quand, à 30 ans, on s’inquiète de ses rides… Ce qui se joue c’est la peur de perdre de la valeur. Mais valeur aux yeux de qui ?

Se poser ces questions, faire un pas de côté, aide à prendre les choses avec plus de légèreté. On est dans une société où il est difficile de s’extraire complètement de ces normes-là mais on peut choisir d’adhérer, ou pas, à certaines, décider de s’en amuser, faire son marché à géométrie variable dans tout ça, afin que ce ne soit plus quelque chose de non formulé.

Se réapproprier les choses, ça prend du temps, donc autant commencer ce chemin le plus tôt possible !

D’autant que, comme vous le soulignez, il ne faut pas seulement s’extraire du regard de la société mais aussi du nôtre…

C’est ce que Nancy Huston, notamment, évoque dans son ouvrage Reflets dans un œil d’homme.

reflets-dans-un-oeil-homme

Reflets dans un œil d’homme est disponible en poche à 8,70€

Les femmes font face à la norme extérieure de la société, mais aussi à « l’œil intérieur », c’est-à-dire tout ce qu’elles ont intériorisé sur leur corps et la façon dont il doit être. La plupart d’entre nous ont cette petite voix en elles qui leur dit qu’elles ne sont pas assez si ou ça, qu’il faudrait plus ou moins…

C’est intégré, on le prend à notre propre compte et c’est sans doute là, le plus difficile à déconstruire. Comment faire taire un peu cet espèce de dictateur intérieur qui fait que les femmes ont beaucoup de mal à être satisfaites de leur apparence ? Il faut du temps.

En ce moment, on entend beaucoup parler des critiques autour de la suite de la série Sex and the City. Sarah Jessica Parker, Cynthia Nixon et Kristin Davis y incarnent des femmes de plus de 50 ans — ce qu’elles sont — et ont essuyé énormément de remarques virulentes sur leur physique. En quoi cela est-il représentatif de ce que subissent les femmes de cet âge ?   

Cette situation résume parfaitement la double injonction dont elles sont victimes.

D’un côté, on s’offusque qu’elles fassent leur âge, comme si c’était l’horreur. Mais de l’autre, on les accuse de tricher. C’est-à-dire qu’en même temps on leur reproche de vieillir mais si elles prennent soin d’effacer les traces du temps qui passe, on leur reproche aussi. Donc quoi qu’elles fassent, elles ont tout faux… C’est insupportable !

Les trois héroïnes de la série And Just Like That, la suite de Sex and the City

Ce même phénomène est à l’œuvre dans une grande partie de la presse féminine. Ces injonctions à « s’accepter telle qu’on est » — avec nos kilos, cheveux blancs, etc. — tout en devant quand même faire gaffe et « nous entretenir ». Il y a de quoi devenir folle ! 

Et cet exemple nous rappelle aussi qu’on regarde toujours d’abord les femmes sur leur physique avant de parler par exemple de la qualité du scénario.  

Vous expliquez d’ailleurs comment le sexisme et l’âgisme sont intimement liés…

Passé 50 ans, les femmes se coltinent les deux. Le sexisme, à savoir « il faut être dans la norme du corps jeune, beau, mince ». Et l’âgisme, qui concerne aussi les hommes, et amène à considérer que les individus ont moins de valeur après un certain âge.

Les diktats de la performance et de la jeunesse imprègnent beaucoup nos sociétés. C’est vrai au cinéma notamment mais aussi plus largement dans le monde du travail. Il y a cette idée que les séniors ont plus de mal à trouver du travail parce qu’ils coûtent « trop cher » ou que leurs savoirs sont « périmés ». Alors qu’on pourrait aussi voir les choses différemment et se dire qu’ils coûtent cher parce qu’ils sont performants, avec de l’expérience et qu’ils ont des choses à apporter aux entreprises.

Les réflexes de l’âgisme ne correspondent pas à ce qu’on devient en tant que nation, c’est-à-dire des sociétés de plus en plus vieillissantes. Et ce sont les femmes qui en souffrent le plus, parce qu’elles subissent une double peine.  

Dans votre ouvrage, vous consacrez un chapitre à une sorte d’histoire des vieilles. Est-ce que celles du 21e siècle ont quelque chose à envier à leurs homologues du passé ?

C’est difficile à dire parce qu’il y a eu des flux et reflux dans l’histoire sur cette question. Et parce que la définition de l’âge de la vieillesse a évolué à mesure que l’espérance de vie a augmenté. Donc on est forcément vieille plus tard aujourd’hui, et en meilleure santé.

Il y a sûrement une société, civilisation quelque part, où leur statut était plus enviable. Je pense par exemple aux travaux de la sociologue Cécile Charlap autour du statut de la femme ménopausée. Elle montre qu’il existait des sociétés où cette dernière prenait une place importante — elle pouvait s’asseoir à la table des hommes et retrouvait une force et une puissance dont les règles l’avaient bannie.

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La Fabrique de la ménopause, 20€

Mais il est indéniable qu’on a fait beaucoup de progrès autour de la cause de toutes les femmes et particulièrement durant le 20e siècle avec la contraception, l’accès à l’emploi, l’IVG, etc. C’est infiniment précieux et nouveau pour les femmes au regard de l’histoire sur le temps long.

Vous n’avez pas seulement voulu raconter ce que les femmes subissent en prenant de l’âge mais aussi leurs forces. Quelles sont-elles ?  

Pour cet ouvrage, j’ai recueilli un vaste panel de témoignages qui dessinent de nouvelles voies apportées par l’âge.

Certaines femmes disent que puisqu’elles ont fait leur preuve au sens large, elles n’ont plus rien à prouver et ont maintenant une liberté de ton retrouvée et d’action — en bref, « si j’ai envie de dire merde, je dis merde et ce n’est pas grave ».

D’autres, comme l’universitaire Belinda Cannone, évoquent une montée en puissance intellectuelle, un sentiment de puissance après une vie de travail derrière elles.

Il y a aussi celles qui considèrent que le fait de sortir du grand cercle de désir, de ne plus être regardées par les hommes, leur enlève un poids, leur octroie une liberté.

D’autres encore disent explorer une autre forme de relation aux autres, une nouvelle expression de leur féminité non liée à la fécondité et de leur part masculine — je pense notamment à cette autrice américaine, Darcey Steinke qui, passée la ménopause, s’est sentie comme dégenrée et à qui ça a plu de sortir des cases simplificatrices et d’explorer ça en elle.

En bref, ces femmes démontrent que la vieillesse peut rimer avec puissance ou indépendance et qu’on peut continuer à vivre, découvrir, aimer, expérimenter durant cette période… 

Vous estimez que le prochain tabou à fissurer autour du corps des femmes concerne celui du corps vieillissant. Et vous évoquez aussi la « revanche des vieilles », citant notamment des personnalités comme l’influenceuse Caroline Ida, Kamala Harris ou Christine Lagarde. Le regard de la société sur les vieilles est-il en train de changer ? 

On peut en effet dire que les lignes bougent. L’intégration des femmes sur le marché du travail et toutes les mesures législatives qui ont été prises pour forcer un peu les choses au sommet des entreprises et dans la représentation politique portent leurs fruits. On a encore assez peu de cheffes d’entreprises mais elles ont souvent plus de 45 ans.

Il y a de plus en plus de femmes de pouvoir comme Christine Lagarde, Angela Merkel, Ursula Von der Leyen, Kamala Harris. C’est la suite des progrès sur la parité et cela va continuer.

L’influenceuse Caroline Ida

Par ailleurs, dans le sillage de #MeToo, il y a en effet de plus en plus de réflexions et de travaux sur les corps vieillissants. Les livres de témoignages abordant tous les aspects de la ménopause se multiplient.

Certaines personnalités comme Sophie Fontanel font bouger les choses en posant nues, avec un corps de leur âge, tout en voulant que ce soit de belles photos d’art. Il y a quelques films et publicités aussi où on commence à voir des corps de femmes de tous les âges.

Sophie Fontanel, poitrine nue en couverture du ELLE
Sophie Fontanel poitrine nue en couverture du ELLE en octobre 2021

Les séries aussi se montrent très créatives et audacieuses. Je pense évidemment à Sex and the City, mais aussi à Grace & Frankie où on parle notamment de lubrifiant pour vieilles ou de sièges pour se relever de ses cabinets. Il y a du mouvement.

Le jour n’est peut-être pas si loin où on ne sera plus choqué de voir les seins d’une femme de 50 ans ! 

Qui a peur des vieilles ? de Marie Charrel est disponible partout

À lire aussi : « Que dois-je faire ? Arrêter de vieillir ? » : Sarah Jessica Parker dénonce l’âgisme visant les femmes


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Les Commentaires

4
Avatar de lafeemandarine
21 décembre 2021 à 19h12
lafeemandarine
Les hommes aussi devraient lire ce livre. On entendrait peut-être moins de remarques déplacées. Perso, je suis plus heureuse à 42 ans qu'à 18 et ça, pour certains, c'est impossible.
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