C’est un serpent de mer, un de ces sujets de discorde qui revient d’année en année à l’approche des marches des fiertés de juin. C’est d’abord outre-Atlantique qu’il est apparu dans ma timeline Twitter, avant d’être repris en France et d’être jeté comme un pavé dans la mare : faut-il que les kinks et les fetish défilent à la pride cette année ?
Déjà, de quoi parle-t-on ?
Sous le mot fetish, on trouve une multitude de sexualités, de préférences, de désirs, de pratiques : adeptes du cuir, du latex, des uniformes, des jeux de rôles (comme par exemple le puppy play ou le pony play), du BDSM…
Ce sont des codes, des esthétiques, des cultures, des vêtements et des accessoires. Ce sont des lieux, des clubs, mais aussi des événements d’envergure, comme la Folsom Street Fair de San Francisco et sa déclinaison européenne à Berlin.
Pour certaines personnes, la présence de ces communautés fetish dans les marches des fiertés serait contestable.
Denis, président de Mecs En Caoutchouc (MEC), association pour les fétichistes du latex et des bottes caoutchouc, avoue avoir été très étonné devant le débat qui a eu lieu pendant plusieurs jours sur les réseaux sociaux : « Ça fait vingt ans que les fétiches défilent parmi tout le monde, ça n’a jamais posé problème, c’est un peu bizarre. »
Alors, quel est le problème ?
La peur de la mauvaise image
Dans l’imaginaire collectif, quand on pense à la communauté fetish, on pense surtout à des hommes gays, blancs et cisgenres en cuir — notamment parce qu’en termes de visibilité, ils se sont souvent retrouvés à incarner la pride dans les médias, rappelle Laurent, trésorier de l’ASMF, une des principales associations gays fétichistes du cuir :
« Dans les marches des fiertés d’il y a quelques années, qu’est ce qu’on filmait ? À la télé, on voyait les drag queens, les mecs en cuir, on voyait des choses comme ça, c’était plus vendeur pour la presse. »
Une visibilité extravagante, extrême, subversive… et à double tranchant, comme le rappelle le kit de l’Association des journalistes LGBTI, dans le chapitre consacré à l’invisibilité des lesbiennes :
« De nombreux médias choisissent d’illustrer la Marche des fiertés (ex-Gay Pride) avec des images de personnes très maquillées (généralement des hommes), vêtues de tenues exotiques ou presque dévêtues… Pourquoi pas, c’est joyeux, coloré et c’est une des facettes de la communauté LGBT, mais essayons d’être attentif-ve à varier les représentations. »
Si la présence des fetish aux prides est questionnée, voire vivement contestée, Laurent de l’ASMF y voit un désir de « normalité totale » grandissant qui vient effacer « le côté sexuel ou jeu du fetish » : « On devrait se fondre dans la masse sous prétexte qu’il faut défendre les droits des LGBT ! » Sous-entendu, il serait impossible de faire les deux.
La peur de donner une mauvaise image à la communauté LGBTI+, à ses revendications, est exprimée par les détracteurs des fetish. Mais c’est quoi, une mauvaise image ? « Montrer nos diversités, c’est une mauvaise image ? » s’ interroge Denis de MEC.
« Faites ça chez vous, mais pas devant les enfants »
Attention aux enfants, il ne faudrait pas qu’ils puissent voir de la nudité ou des actes sexuels extrêmes à la pride ! C’est en substance la raison pour laquelle certaines personnes LGBTI+ voient d’un mauvais œil la présence des fetish dans les marches.
Cela fait bien longtemps que je traîne mes guêtres à la Marche des fiertés, et jamais je n’ai vu quelque chose de répréhensible. Mais si on va par là, je me suis parfois sentie en grande insécurité en me retrouvant dans certains rassemblements plein d’hommes presque nus et saouls quand un quelconque club de foot gagnait un match…
Sous prétexte que des enfants sont présents – des adolescents LGBTI+ qui viennent pour la première fois, des enfants de familles homoparentales, ou même n’importe quel mineur présent en spectateur – il faudrait policer cet événement et n’autoriser que certaines personnes à défiler, celles qui ne choquent pas trop, qui seront suffisamment habillées ? (Il ne restera plus grand monde, croyez-moi.)
Sous couvert de protéger les enfants, on peut faire beaucoup de choses, comme l’a un jour très bien résumé la journaliste Rachel Garrat Valcarcel : « L’argument des enfants, de leur protection, a été de toute façon maintes fois mis en avant contre les avancées des droits des femmes et LGBT. »
C’est pour « le bien des enfants » qu’on s’oppose au mariage pour tous, à la PMA, aux affiches de prévention ciblées dans l’espace public.
Il y a de quoi s’étonner aujourd’hui en voyant que des arguments aux relents réactionnaires et homophobes sont repris à l’intérieur même de la communauté LGBTI+, comme si la communauté fetish constituait une menace. « Quand on commence à parler fétichisme, ça sort de la norme. Ce qui va déranger certains, le fait que ce n’est pas un schéma traditionnel », affirme Denis.
Sous-entendre que l’évocation d’une sexualité alternative pratiquée dans la joie et entre adultes consentants va forcément perturber les enfants, c’est laisser entendre que le sexe, c’est mal, dangereux, sale et moralement condamnable. Au lieu de leur cacher les yeux, parlez de sexualité à vos enfants (et oui, on sait, ce n’est pas évident), et n’hésitez pas à leur dire que le sexe peut être une chose fabuleuse et qu’il y a mille manières d’en faire.
Les kinks, pas légitimes à la Pride ?
Un argument comme quoi les fantasmes et les pratiques sexuelles n’auraient pas leur place à la pride est aussi revenu, comme l’explique Laurent :
« On nous explique qu’on est LGBT par nature, on est gay, lesbienne, on ne l’a pas choisi, on est né comme ça. Mais on ne naît pas cuir, on ne naît pas latex, on ne naît pas puppy, c’est ça le problème. On nous dit qu’on peut défiler parce qu’on est gay ou lesbienne, bi, trans, toutes les autres lettres… mais “vos sexualités, vos déviances”, car c’est tout juste si on ne nous le dit pas comme ça, “on n’a pas à les voir”. »
Ce serait déjà très réducteur pour les adeptes de la communauté fetish. Mais c’est aussi oublier un peu vite que ces communautés sont là depuis très longtemps, qu’elles ont participé activement aux luttes. Si l’on avait encore besoin de prouver la nécessité de transmettre l’histoire des luttes LGBTI+ dans notre propre communauté, la voilà.
« On a fait des marches, beaucoup même ! », tient à rappeler Laurent.
« On a fait progresser des choses en étant visibles il y a quarante ans. Quelque part, on a une légitimité par l’ancienneté, par le fait qu’on a structuré une communauté à une époque. Si vous regardez les premières marches aux États-Unis, à San Francisco, les mecs en cuir, il y en avait, ils faisaient une bonne partie du défilé. C’était presque les extrêmes qui défilaient à l’époque, on défilait en cuir, en drag queen — les gens normaux, un peu cachés, ne venaient pas. »
C’est donc avec le sentiment un peu amer que ce débat se fait, comme si le chemin parcouru depuis plusieurs décennies était vite oublié, comme si l’empathie et l’ouverture d’esprit dans la communauté s’étiolaient.
. « On s’est battus pour nos droits », insiste Laurent.
« Et maintenant on nous dit : oui, mais vous vous êtes battus il y a quarante ans, nous on a nos droits, on est des gens normaux, on se marie, on veut des enfants, on veut la même chose que tout le monde et on ne vous veut plus parce que vous ne représentez plus le futur de la communauté. »
La marche des fiertés doit-elle être respectable ?
Depuis quand la marche des fiertés devrait-elle être un événement respectable ? Et puis respectable aux yeux de qui ? Veut-on vraiment une pride aseptisée pour plaire aux hétéros ?
« On n’est pas là pour plaire, pour être lisses, on est là pour déranger ! », rappelle Denis. « Les marches, c’est un moment où on peut montrer qui on est et ça peut éveiller des curiosités. »
D’ailleurs, l’animosité rencontrée sur les réseaux sociaux est loin des réactions que lui et les membres de son association déclenchent à la pride : « Il y a plus de gens qui vont venir vers nous avec de la curiosité que d’hostilité. »
Si nombre d’entre nous se font toujours une joie de cet événement, c’est parce qu’il rassemble et confronte une fois par an des parties de la communauté LGBTI+ qui pour certaines se retrouvent rarement dans le même espace.
La pride rassemble, fédère et confronte des jeunes qui ne mettent pas forcément encore le mot sur qui ils ou elles sont, et des personnes qui défilent depuis plusieurs décennies. Des personnes vivant dans de petites villes, dans des banlieues et d’autres habitant dans l’anonymat des grandes villes. Des personnes militantes et déconstruites sur tous les fronts, et d’autres qui n’ont jamais entendu le mot « intersectionnalité ».
Et elle rassemble aussi des gens qui sont bien dans les clous des attentes sociales et des normes, et d’autres qui les questionnent par leur seule présence.
La pride rassemble des revendications différentes, mais pas forcément contradictoires : on peut militer pour avoir le droit de fonder une famille, ce qui peut sembler une revendication tout à fait normative et consensuelle, sans penser forcément que des hommes en cuir et en latex, des puppies et leurs maîtres, n’ont pas ou plus la place dans ce cortège parce qu’ils menaceraient la bienséance.
La conclusion d’un article de l’auteur Simon McNeil me parait fort appropriée pour contrer cet argument de la respectabilité :
« Le vieil adage est “on est là on est queer, faut vous y faire”, pas “on est là, on est queer, pitié aimez-nous”. C’est une démonstration de force, une façon de montrer que certaines bizarreries ne céderont pas. Si vous voulez une pride pour tous les âges, désexualisée, faites donc la vôtre. En attendant, n’espérez pas arrêter les kinks de marcher. »
Alors oui, restons bizarres, restons queer, restons irrévérencieux, continuons d’attirer des regards désapprobateurs. Le jour où la pride ne dérangera pas, c’est peut-être là qu’il faudra s’inquiéter.
Écoutez l’Apéro des Daronnes, l’émission de Madmoizelle qui veut faire tomber les tabous autour de la parentalité.
Les Commentaires
Si cela vous dérange de voir des mecs en cuir, faudrait changer de paroisse et aller à la manif pour tous.
Oui, à quoi ce défilé sert-il si on n'ose plus parler de nos sexualités symboliquement parlant je précise.
Les fetishs ne défilent pas à poils.
Bah c'est aux organisateurs de veiller aux grains s'il y a des exibs.
On défile à Paris une journée et après on ne peut toujours pas se tenir la main dans la rue les autres jours.
Le défilé à l'origine c'est symboliquement un défouloir, la possibilité de se montrer en plein jour et grâce à la foule être protégé pour revendiquer notre droit à être différents. Enfin c'est vite dit, en tant que trans, je reste entourée d'une foule de cisgenres donc pas forcément à l'aise, ce qui explique mon réflexe de partir de ce défilé où je faisais du surplace coincée avec des ados qui me regardaient comme si j'étais une daronne cis égarée ^^, comme si ma génération n'avait pas sa place dans ce défilé, bref aucuns intérêts d'y rester.