C’est en errant d’actualité en actualité à la recherche de quelque chose d’inédit, de décalé et d’intéressant que je suis tombée sur un article du Courrier International abordant un sujet qui m’est cher. Il reprend l’édito d’un certain Jamie Serra, directeur artistique dans un journal barcelonais, La Vanguardia.
Jamie Serra publie chaque semaine une infographie ; celle de la première semaine de novembre 2014 nous interroge sur notre rapport à la parole et au silence, au verbe et au néant. Traduite par le Courrier International, cette infographie parvient en à peine quelques phrases à aborder un problème philosophique très intéressant.
Cette infographie m’a poussée à m’interroger sur mon propre rapport aux mots : ceux et celles qui me connaissent pourront en témoigner, je ne me contente pas que de m’en servir à l’écrit ! Je parle beaucoup, tout le temps, dans un flot ininterrompu parfois qualifié de « diarrhée verbale ». Pour vous, j’ai décidé de revenir sur ce dont parle Jamie Serra dans son infographie, avant de vous proposer une analyse plus personnelle en forme d’introspection sur mon propre rapport aux mots, au silence, et à l’angoisse que cela génère.
Le mot, une prison de la pensée ?
Pour certain•e•s, l’existence même du langage et donc du mot est la plus grande entrave à la pensée libre. Le mot nomme, il donne une existence à une chose, un concept, une idée. Comme on peut désigner cette idée, elle a désormais une définition qui l’accompagne. Elle évoluera selon les sociétés et ses mutations, et la représentation de chacun. L’idée existe parce qu’on lui a donné un nom. On peut ainsi la partager, la complexifier et la décliner.
On va ajouter un peu de complexité, mais promis ça se calme après !
Un mot ne veut pas dire la même chose pour tout le monde : une idée n’est pas désignée de la même façon dans le temps ni dans l’espace. Un même terme comporte en réalité des définitions multiples… parfois autant qu’il existe d’individus ! Car chaque chose est vue par nos yeux, notre ressenti propre, notre histoire, notre langue…
Le problème, c’est qu’en nommant une chose, on la limite à un certain sens, une définition. Donc le mot est à la fois imprécis comme expliqué plus haut, et trop spécifique pour exprimer tous les sens d’un concept ou d’une idée. C’est un vrai casse-tête !
Et qu’en est-il de ce qui ne peut pas être nommé ? Ces sentiments, ces émotions, ces concepts trop complexes pour n’avoir qu’un nom unique ? Ils sont soit définis au rabais, soit abandonnés faute d’existence dans la langue. Si on ne peut pas les décrire, alors ils n’existent pas… donc ils disparaissent et nous n’évoluons pas, car nous restons bloqués sur les mêmes choses à jamais (tristesse).
Ces concepts, ces idées, ces sentiments innommables (au sens premier du mot, sans valeur péjorative) existent dans le ressenti, dans l’impression, mais quand il faut y mettre des termes, c’est une autre histoire. Ce qui n’a pas de mot pour le décrire reste inconscient, immatériel et quasi-impossible à transmettre à autrui.
Qui n’a jamais été frustré de ne pas parvenir, malgré toutes les métaphores possibles et imaginables, à décrire exactement ce qu’il a ressenti à un moment donné ? Faute de mot, l’expérience vécue est perdue, elle ne trouve que des substituts, des descriptifs qui sont « presque ça mais pas tout à fait ». C’est très énervant, alors on parle encore plus, on ajoute des détails… ou alors, on passe l’éponge, et on part du principe que la personne ne pourra jamais comprendre exactement ce que l’on a voulu dire, l’expérience individuelle qui s’est déroulée notre cerveau à nous. Moi, j’aime pas baisser les bras.
Tout cela, c’est selon le Courrier International…
« La dépendance des hommes à la parole, à ces mots censés dire les sentiments et pourtant inappropriés pour les exprimer pleinement. Incapable de vivre sans des mots qui le plongent dans le désarroi, l’homme ne supporte plus le silence. »
Cette infographie, que je trouve un peu extrême dans le propos, reste très parlante : c’est une vraie invitation à la réflexion. Elle figure très bien le cauchemar, le malaise ressenti parfois quand on traverse un silence. Parfois, on le subit, ou au contraire on le choisit. Dans le cas où il n’est pas choisi, il peut s’accompagner d’une grosse frustration, parce qu’on arrive pas à dire ce que l’on voudrait, de la manière la plus adaptée à la situation et à nos émotions.
Je vais me servir de mon propre cas (incurable, hélas) pour tenter de démêler ce rapport supposé conflictuel de l’humain au silence, sa dépendance à la parole et au tout écrit, au tout imagé.
C’est difficile à décrire : comment nommer l’absence de mot… c’est une question à elle toute seule et un casse-tête total !
Passons aux réjouissances. Analysons les causes et conséquences de ma diarrhée verbale (DV pour les intimes), et mon angoisse du silence, des temps morts dans une conversation.
Bavardage, partage et angoisse du néant
Il était une fois une petite fille qui commença à parler… pour ne plus jamais s’arrêter. Babillant de manière assez permanente, elle enchantait les vieilles dames dans le bus de son gazouillis rigolo, mais donnait la migraine à ses parents. Cette petite fille, je vous le donne en mille : c’est moi. Deux décennies plus tard, ça n’a pas changé. Je suis née bavarde, bavarde je suis restée.
Être bavarde, c’est un avantage mais c’est aussi perçu comme un vilain défaut. Trop parler, sans retenue, c’est vulgaire, voire impoli. C’est aussi un qualificatif à connotation assez négative, ce dont j’ai fait l’expérience : on a l’air dispersé, avec une pensée volatile et une personnalité instable.
Tout est une question de rapport au langage, d’affinités et de moment : j’ai fait des rencontres merveilleuses grâce à ma diarrhée verbale qui a le pouvoir magique de briser la glace la plus épaisse (kärsher de la parole, ouech). J’ai aussi braqué des personnes dès les trois premières secondes d’une rencontre, et ce de manière irrémédiable. C’est comme ça, on s’y fait ou pas.
Je me promets régulièrement que la prochaine fois, le lendemain ou le mois prochain, je ne parlerai pas autant. Mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir toujours quelque chose à dire ou à demander, une expérience à partager ou une blague nulle à faire. C’est aussi une manière de donner, simplement mais efficacement : je donne de moi, de mon expérience et je reçois parfois en échange. C’est toujours un moment très précieux, qui donne envie d’aimer tout le monde et de distribuer des bouquets de fleurs au milieu des papillons.
Cependant, cette situation va bien au-delà du simple bavardage perçu comme superficiel de prime abord. Moins je connais une personne, et plus je vais avoir envie de parler : c’est pour combler un vide, une angoisse, une impression que si l’on a rien a se dire alors le temps est arrêté et la Terre ne tourne plus.
C’est irrépressible, je dois combler ce silence qui me fait l’effet d’un cauchemar dont je ne parviens pas à m’extirper. Première grosse métaphore, et première frustration : je ne peux pas mettre de mot réel sur cette angoisse de la non-parole. Vous la connaissez aussi, elle vous est peut-être familière… ou vous ne l’avez jamais remarquée ni nommée. Peut-être qu’elle n’existait pas pour vous car vous ne saviez pas comment la reconnaître. Maintenant, vous savez !
Je ne sais pas à quand cela remonte mais j’angoisse vite si je suis prise dans un silence. Je le ressens comme la preuve que je n’ai rien à partager avec la personne en question, je vis une sensation très désagréable de néant.
Frustration d’être seul•e dans sa tête, face à ses émotions et ses ressentis
L’utilisation massive de mots, que ce soit à l’écrit ou à l’oral, est une manière de compenser une frustration permanente : celle de la solitude dans mon propre esprit. C’est le besoin et l’envie de partager de manière assez absolue, pure et parfaite un ressenti personnel… alors que c’est impossible ! On voudrait donner une vision la plus évidente d’une idée, d’une image, d’un récit ou de sa personnalité et on ne peut pas vraiment avec de simples mots.
Pourtant, la quête de l’absolue compréhension est une des raisons de mon bavardage permanent. Évidemment, cela dépend du contexte, mais lorsque je me prends à discuter avec des gens dont la personnalité m’intéresse, dont l’opinion et les sentiments n’importent, je voudrais pouvoir leur transmettre l’essence même de ce que nous échangeons. Cette essence, c’est ce que nous ressentons dans nos propres cerveaux, avec toutes nos représentations intimes.
C’est comme si, à force de mots, on pouvait les éliminer eux-mêmes et ne garder que la pensée. Ce serait le ressenti pur et parfait, quasi divin. Si les anges ou les licornes existaient et qu’ils parlaient, ce serait par la pensée pure ! Les problèmes de transmission et d’exactitude n’existeraient pas et je me tairais pour toujours.
C’est pas demain la veille, ma bonne dame.
Exprimer au-delà des mots grâce à l’art
L’écriture calme un instant cette frustration. Le fait de réfléchir longuement et de choisir ses mots oblige à faire le tri : on devient plus précis•e, on doit faire l’économie de mots là où la parole est un déversement continu. Certaines personnes fonctionnent à l’inverse : elles peinent à utiliser la parole, mais laissent un flot continu s’échapper du bout de leurs doigts quand elles s’expriment autrement.
L’art dans sa globalité est une manière de contourner cette limite du langage. L’art parvient parfois, de manière fugace et éphémère, à saisir exactement ce que les mots ne peuvent pas faire exister pleinement !
Je ne sais ni dessiner, ni peindre, ni photographier, ni composer ou jouer. Il me reste donc la parole, et l’écriture. Il est difficile de pouvoir compenser l’imprécision de l’une par l’utilisation de l’autre : il m’arrive donc d’écrire comme je parle et de parler comme j’écris. Mais cela crée une confusion supplémentaire, c’est à la fois une richesse et un problème épineux.
D’un côté, on a un flot continu de paroles sans queue ni tête exprimant humeurs, émotions, concepts et idées. De l’autre, on a la sensation de bien-être profond de donner au mot une existence supplémentaire en le transformant par l’art ou l’écriture.
Et pourtant ! Écrire, dessiner ou composer une idée, c’est déjà la limiter. Il faut donc accepter que l’absolu est inaccessible, mais que c’est en essayant très fort que l’on produit peut-être les choses les plus pures, abstraites et touchantes à la fois.
Une mélodie peut parfois mieux décrire un sentiment que n’importe quel mot. Un film être impossible à décrire sans que l’on en perde la subtilité du sens. Un spectateur sans mots devant une oeuvre d’art.
Les mots eux-mêmes ne se trouvent pas : on peut même les perdre !
Silence, serais-tu d’or ?
Parfois, le silence est un cauchemar. En d’autres occasions, Il est l’espace de la liberté, du rêve et de la création.De manière plus pragmatique, il me donne des sueurs froides comme il me stimule de manière permanente.
Je connais ces moments de grâce suspendus dans le temps, pendant lesquels j’accepte le silence pour ce qu’il est. Je ne cherche pas à le percer de mots chargés d’imprécisions. Le silence est pur, plein d’un sens qui n’appartient à personne, ni au dictionnaire ni à aucun poème. C’est quelque chose qui n’appartient qu’à moi… et parfois à une autre personne.
J’y crois fermement : cette certitude, dans un échange de regards, que le silence ressenti de chaque côté est le même, évident et parfait, me donne l’espoir que l’on peut dépasser les mots pour exprimer quelque chose qui n’existe que dans nos têtes. C’est une expérience assez absolue, belle et rare, dont je suis en quête… tout en la redoutant.
J’ai souvent fait le vœu de ne plus être aussi bavarde. Parfois je fais illusion, mais pas longtemps : parler, c’est trop bon. C’est libérateur, communicatif, frustrant… mais enrichissant aussi !
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Les Commentaires
(Si tu veux, tu peux faire un petit tour sur mon article : Comment recevoir (et mettre à profit) les critiques ? dans laquelle j'y parle de mon défaut de grande bavarde, peut-être que ça t'aidera :happy (j'ai dit peut-être hein)