Dans cet article, je parle de la « parole de concerné·e » telle qu’elle est entendue dans les milieux militants.
À savoir que quand on évoque une oppression (comme le sexisme ou le racisme par exemple), on privilégie l’avis des gens directement concernés par cette oppression.
Ainsi, on préfèrera écouter une femme sur le sujet de la misogynie, partant du principe que son expérience lui donne plus de légitimité pour évoquer ce thème, car elle subit directement ses effets.
Il n’est pas rare que dans un débat, on demande aux participants s’ils sont « concernés » par le sujet, ce qui donnera, selon la réponse, plus ou moins de poids à leur avis.
Il faut écouter la parole des concerné·es.
C’est un mantra qui revient perpétuellement dans le militantisme, notamment féministe. Et il se comprend : nos paroles ont trop longtemps été confisquées.
Aujourd’hui encore, des réunions, colloques, conférences sur la place des femmes sont animées par… 100% d’hommes. J’en ris plutôt que d’en pleurer ; je me dis que ce sont les derniers sursauts absurdes d’un monde bientôt mort.
La parole des femmes est encore trop souvent ignorée.
Tout comme la parole des victimes de viol. Des personnes qui ne sont pas hétéro. Des personnes trans. Des personnes en situation de handicap. Des personnes pauvres. Des personnes qui ne sont pas blanches.
De tous les gens, grosso modo, qui ont le mauvais goût de ne pas être des hommes caucasiens en bonne santé, avec de bons revenus, une vie sexuelle satisfaisante et très hétéro, et de l’aisance au niveau social.
Ça en fait, du monde.
DONC. Je comprends l’intérêt d’écouter la parole des concerné·es. Bien sûr qu’il faut prendre la parole, et qu’on désire être entendu·e quand on le fait.
Mais parole de concerné·e n’est pas parole d’évangile, et voir ce mantra ressortir à tout bout de champ, pas forcément de façon pertinente, provoque chez moi une colère croissante.
Il n’y a pas une parole de concernée, mais des paroles
Les concerné·es n’ont pas automatiquement raison ; ils et elles ont un point de vue spécifique sur une situation qui les concerne.
Il y a des femmes misogynes ; des femmes contre le féminisme ; des femmes qui pensent qu’être sifflée dans la rue, c’est un compliment…
Et les « concerné·es » ne sont pas forcément tou·tes d’accord !
Heureusement, d’ailleurs : la pluralité des opinions et des moyens d’action à privilégier est en partie ce qui permet aux divers combats de toucher le plus grand nombre.
Les concerné·es ne sont pas spécialistes de par leur condition. Avoir un vagin, être de genre féminin ne me donne pas automatiquement une connaissance profonde du féminisme, de son histoire, de ses luttes actuelles.
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La parole des concerné·es est importante, mais elle n’est pas magique.
Elle ne doit pas faire oublier les autres paroles, les recherches, les chiffres, les sources ; ni devenir une condition sine qua non à l’expression, ce qui exclut les gens n’ayant pas envie de révéler leur intimité.
Quand on me dit « écoute la parole des concerné·es », j’entends souvent : écoute UNE parole de concerné·es, celle avec laquelle je suis d’accord, celle qui va dans mon sens.
Les « paroles de concerné·es » qui ne rejoignent pas l’opinion majoritaire sont mises à l’écart, niées, tournées en dérision.
La parole de concernée, et le droit à l’intimité
Et puis, il y a le souci de l’intimité.
Dans certains cas, c’est relativement simple de voir si une personne est concernée par une oppression ou non.
La couleur de peau, par exemple, est généralement visible — bien que ça ne soit pas une science exacte. Peu de gens, face à mon teint d’aspirine, devinent que je suis métisse, à moitié marocaine.
Derien, moi aussi je l’ai dans la tête
Mais d’autres identités ne sont pas tatouées sur le front.
Comment savoir si une personne est bi, ou homosexuelle ? Si elle est trans ou non ? Si elle a été violée ? Si elle a une « maladie invisible » qui l’handicape ?
Un jour, sur un groupe Facebook féministe, sous un article parlant des travailleuses du sexe (prostituées, actrices porno…), une modératrice a demandé à une femme allant à l’encontre de l’avis majoritaire dans les commentaires :
— Tu es travailleuse du sexe ?
La femme ne prétendait pas parler pour les travailleuses du sexe ; elle donnait son avis sur la question.
Quelle interrogation intrusive ! Peut-être qu’elle l’est ; peut-être n’a-t-elle pas envie de le dire, sous son vrai nom et avec sa photo, dans un groupe comportant des milliers de membres !
Le coming-out forcé au nom de la « parole de concernée »
Chaque personne a droit à sa vie privée. Depuis quand c’est ok de dire « révèle-moi des choses sur toi si tu veux que je t’écoute » ?
Sors du placard. Oute-toi. Raconte-moi ton traumatisme. Dis-moi que tu as été violée. File-moi ton carnet de santé.
Alors, seulement, je considérerai que ta parole a, ou non, de la valeur.
Honnêtement, ce genre de situation me fait sortir de mes gonds.
Parce que j’ai autour de moi des personnes non-hétéro, non-cisgenres, non-aisées, non-valides, sauf que ça ne se sait pas, qu’elles ne sont pas sorties du placard, que leur maladie n’est pas visible.
Je les vois être accusées de nager dans les privilèges, de parler « à la place des concerné·es », et se retrouver face à ce choix injuste : se taire, ou s’outer.
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Tu as activé ma carte piège « victime d’oppression »
Je trouve ça terriblement réducteur de devoir sortir mes « cartes d’opprimée » pour avoir le droit à la parole.
Je me souviens d’une personne qui m’avait reproché d’avoir loué Comment c’est loin, le premier film d’Orelsan.
Elle m’expliquait que c’est super violent, pour les victimes d’agression sexuelle, de voir Orelsan porté aux nues sur madmoiZelle alors que certaines de ses paroles sont considérées comme misogynes.
J’ai choisi de « sortir ma carte » de victime. Je suis concernée, j’ai été victime, ne me dis pas ce que ressentent « les victimes », car elles sont différentes, multiples, en contradiction.
Car ce sont des personnes !
Quand on me demande, quand on exige de moi que j’étale mes cartes « oppressions subies » avant de juger ma parole digne d’intérêt, j’ai l’impression qu’on nie mon humanité.
De personne, je passe à victime d’oppression. Je ne suis plus qu’une facette de moi, celle qui me donne le « droit » de m’exprimer sur ce sujet précis.
La légitimité niée, bafouée, au nom de l’égalité
Je suis féministe, je me bats pour que les femmes aient le droit d’être elles-mêmes, aient le droit à la parole, pour qu’elles soient écoutées et respectées.
Pas pour qu’on exige qu’elles montrent leurs tripes, leurs cicatrices, qu’elles se foutent à poil avant de considérer leur parole comme valide.
C’est quand même dingue que dans une démarche d’égalité, de reconnaissance des oppressions et d’aide aux personnes opprimées, on en vienne à rejeter tant de paroles.
À faire preuve d’une violence silencieuse qui exclut les gens n’ayant pas envie de se mettre à nu avant d’oser avoir une opinion.
J’arrête de jouer au jeu des oppressions, continuez sans moi
J’en ai marre de sortir mes cartes, je crois que je vais les jeter.
J’en ai marre de voir la petite lumière qui meurt dans les yeux de mon amie à chaque fois qu’on lui dit qu’elle est cisgenre, hétéro, et donc privilégiée, alors qu’elle est non-binaire et pansexuelle mais qu’elle n’est pas encore sortie du placard.
J’aimerais qu’on s’écoute. J’aimerais qu’on se parle. J’aimerais qu’on arrête de me demander mon CV couturé avant de m’autoriser à avoir une opinion.
Reprenez-moi sur le fond, toujours, tous les jours. Mais pour le reste, abstenez-vous, j’arrête de jouer à ce jeu. J’en ai marre de devoir faire valider mon identité.
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Les Commentaires
Intérieurement j'étais super enthousiaste pour ce genre de sujet, tout en pensant "ahahahah les madz qui zonaient sur le forum au lieu de réviser ont eu raison !!!!" (sous réserve d'être dans la bonne filière).