Article publié le 8 mai 2021
Vous l’avez forcément déjà entendu en soirée, dans une discussion entre collègues au boulot, ou juste en laissant traîner vos oreilles à l’occasion de n’importe quelle situation impliquant des interactions sociales.
Vous l’avez entendu, oui, celui qui engage la discussion par un (faussement) innocent :
« Je vais me faire l’avocat du diable, mais… »
C’est celui qui va dire que quand même, ça pose question qu’un enfant élevé par deux femmes soit privé de connaître son père.
Ou celui qui va dire qu’il faudrait réfléchir aux conséquences des fausses accusations d’agressions sexuelles avant de mettre tous les hommes dans le même panier. C’est celui aussi qui se demande quand même si les personnes blanches ne souffriraient pas aussi de discriminations.
« Se faire l’avocat du diable », de procédé rhétorique à trolling hypocrite
Se faire l’avocat du diable, c’est défendre une opinion à laquelle on ne croit pas forcément et dont on sait qu’elle va dans le sens contraire à la majorité ou aux personnes que l’on a en face de soi.
À la base, c’est un procédé rhétorique. Mais force est de constater que dans certaines circonstances, on a aussi l’impression que c’est de la provocation facile, un moyen de nous faire sortir de nos gonds. Du trolling, grandeur nature, avec le son et l’image.
Cassandre Begous, doctorant en sciences politiques spécialisé sur les questions de genre, a déjà observé ces situations, notamment vis-à-vis de son expérience en tant que personne trans :
« Tel que je l’ai vécu dans mon parcours, c’était dans des soirées avec un type généralement de mon âge, qui s’affiche de bonne foi sur les questions féministes et LGBTQI+ ; qui veut, pour mon bien, me dire “nan mais si le genre n’existe pas, est-ce qu’on pourrait dire que tu n’as pas besoin de prendre des hormones” et qui va presque trouver une solution à ma transidentité, rapide, comme ça, dans une soirée. »
Il explique qu’il s’agit pour ces personnes de faire « une expérience de pensée » :
« Parce qu’il n’est pas concerné, c’est de l’ordre de l’abstraction. Mais ça peut être pris avec beaucoup de violence pour une personne trans comme moi, parce que son abstraction a des réalités vraiment concrètes qui s’appliquent à ma vie quotidienne, ça touche à mes droits. Ce n’est pas une expérience de pensée pour moi. »
Pour ma part, lors de discussions avec d’illustres inconnus, amis d’amis croisés en soirée, je repense à certains échanges sur le mariage pour tous, ou sur l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Je repense à quel point je ressortais de ces discussions fatiguée et en colère d’avoir dû justifier de mon vécu, de la validité de mon expérience face à des personnes qui avaient juste très envie d’un débat, et pas du tout envie de remettre en question leur vision du monde ou leurs privilèges.
« Ces discussions sont peut-être un jeu pour toi, mais pour beaucoup de gens dans la pièce, c’est de leur vie dont il s’agit », résume très justement Juliana Britto Schwartz dans une lettre ouverte publiée sur Feministing et adressée aux privilégiés qui s’amusent à se faire l’avocat du diable.
Le reflet de l’opposition entre la raison et l’émotion
Ce qui ressort quand on se penche sur cette notion d’avocat du diable, c’est qu’elle met en évidence l’opposition entre la raison et l’émotion. « Un dualisme très occidental » selon Cassandre Begous :
« Dans la tradition philosophique occidentale, on a d’un côté la raison, de l’autre l’émotion, d’un côté le masculin et de l’autre le féminin. Ça signifie que la raison est masculine, et l’émotion féminine, mais aussi que la raison ne peut pas coexister avec l’émotion. »
Ce constat éclaire la démarche intellectuelle d’une personne qui va s’octroyer la place de l’avocat du diable dans un débat ou même une simple discussion : « celui qui prend le rôle du rationnel se considérera du coup protégé de l’émotion, il estimera que toute objection émotionnelle sera hors du champ intellectuel, ça truque le jeu d’emblée », analyse Cassandre Begous.
L’avocat du diable se donne le beau rôle en se mettant à bonne distance de son sujet. Il se positionne en observateur neutre, objectif. Une posture bien pratique pour dire le fond de sa pensée, mais aussi pour exposer des propos qu’il peut qualifier de « non politiquement correct » afin de les mettre à distance.
Mais dire avec des guillemets ce qu’on n’aurait « pas le droit » de dire tout court permet-il réellement de dénoncer un point de vue ? Ou cela met-il justement l’emphase sur le sous-entendu ?
Pourtant, se faire l’avocat du diable peut aussi être une démarche intellectuelle très saine — « c’est un procédé que j’utilise parfois pour me faire ma propre opinion », explique Cassandre Begous, avant de poursuivre :
« Mais c’est un exercice d’esprit critique qui fonctionne que si tu le fais en bonne foi, si tu es prêt à changer ta façon de penser. Dans un environnement social où l’on est en face de personnes qui vont être à peu près toutes d’accord avec certaines bases du féminisme, les personnes qui se font l’avocat du diable vont savoir que leur opinion ne va pas forcément être bien accueillie… et elles ne se font pas tant l’avocat du diable, que l’avocat d’elles-mêmes. »
Le débat est permis, ne pas répondre l’est aussi
Alors que faire face à l’avocat du diable ? Quel comportement adopter ? Cassandre Begous y voit une bonne occasion d’éduquer :
« Ce que je vais dire à cette personne, c’est l’argument qui va lui rester en tête. C’est presque un pouvoir : quand quelqu’un se fait l’avocat du diable, il nous donne aussi les clefs pour qu’on lui propose une certaine vision du monde, face à laquelle il devra se justifier. »
Mais c’est aussi possible de se dire qu’on ne veut pas mettre les pieds dans un débat biaisé. Qu’on n’a pas d’énergie ni de temps à perdre à essayer de convaincre une personne pour qui l’expérience des discriminations restera somme toute très théorique.
Pour ma part, j’ai envie de pouvoir choisir de ne pas me laisser envahir par la colère alors que je passe un moment agréable. Si mes émotions disqualifient d’emblée mon propos, à quoi bon se donner du mal ?
Et une fois le débat terminé, l’avocat du diable, lui, peut poursuivre sa vie, satisfait de son expérience, tandis que moi, il ne me reste qu’à ressasser tous les arguments que je n’ai pas réussis ou pas eu le temps d’avancer et à encaisser l’énervement et la fatigue qui vont avec.
On a parfois — souvent — mieux à faire que de répondre à l’avocat du diable.
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Crédit photo : Andrea Piacquadio via Pexels
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Les Commentaires
Edit : j'avais peut-être lu ton post un peu vite dsl
tu parles des gens qui ont attaqué la FI en mode "il faut croire la victime" alors que d'habitude ils s'assoient sur le féminisme ? Je dirais que dans ce cas c'est du cynisme politique (on prend n'importe-quel argument tant que ça permet de taper sur l'adversaire à un instant T) plutôt que de l'avocat du diable, parce que ça ne cherche pas à débattre ?
à la base, je venais sur ce topic pour dire : merci pour cet article, et perso quand je vois venir un avocat du diable j'essaie de me mettre en mode "don't feed the troll". Fuir la conversation, faire une poker face et changer de sujet, bloquer le contact...
ça m'arrive toujours de craquer et mordre à l'hameçon, mais j'essaie vraiment de développer un radar à trolls et de ne pas leur donner ce qu'ils veulent (me provoquer).
C'est profond ce que dit Cassandre dans l'article, que dans la pensée occidentale à force d'opposer émotion et raison, on a un préjugé comme quoi la personne qui est émue ne peut pas avoir raison intellectuellement.
J'essaierai de sortir cet argument la prochaine fois que quelqu'un arrive à m'énerver