Ce 22 février 2023 au matin, l’aterro de Flamengo, parc populaire de la côte carioca, vibre au son des trompettes et xequerês. Perchée sur une paire d’échasses et drapée d’un déguisement de vagin, Regina se déhanche en rythme, quelques gouttes de sueur perlant sur son crâne rasé. La designer belge fait partie du bloco Mulheres rodadas, un groupe de femmes badass luttant contre les stéréotypes et le machisme pendant le carnaval de Rio.
Avec un orchestre composé de percussions et de cuivres, ce bloco – sorte d’association musicale dont la visée est de se produire dans l’espace public – réinterprète des classiques brésiliens. Des échassières complètent le tableau en enchaînant pirouettes et chorégraphies. Les hommes sont autorisés à jouer, mais minoritaires. « Le carnaval, c’est se réapproprier la rue, et c’est d’autant plus symbolique en tant que femme », insiste Regina. Arrivée au Brésil il y a un an, elle a rapidement découvert la culture carnavalesque et en est tombée amoureuse. « L’ambiance est bien plus sympa entre meufs, on s’entraide, on se soutient, toujours dans la bienveillance », explique celle qui a depuis décidé de donner des cours, pour transmettre à d’autres femmes l’art du maniement des échasses.
Des réseaux sociaux aux rues de Rio
La genèse de ce projet féministe, c’est un post machiste publié sur Internet en 2014. Sur la photo partagée, un homme porte un panneau affirmant qu’il « mérite mieux qu’une mulher rodada ». L’expression « mulher rodada », difficilement traduisible en français, exprime l’idée d’une femme ayant eu un nombre important de partenaires sexuels. Du slut-shaming, en somme. Excédées, les journalistes Débora Thomé et Renata Rodrigues, amies depuis plus de vingt ans, décident de fonder un bloco revendiquant le fait d’être une « mulher rodada ». Une réappropriation d’un terme sexiste et un véritable pied de nez au machisme présent sur les réseaux sociaux. Les deux complices décident d’utiliser ces derniers à leur avantage. Elles créent un événement Facebook dans la foulée. Et le succès est immédiat : 1000 participantes en à peine 24 heures. Quelques appels à des amis musiciens et musiciennes plus tard, le premier bloco féministe de Rio se produit dans les rues cariocas.
Les objectifs affichés sont multiples : mettre les problématiques féministes sur le devant de la scène et permettre aux participantes de s’exprimer artistiquement dans un espace libre de préjugés. « Beaucoup rejoignent notre bloco pour apprendre un instrument », précise Débora Thomé. C’est le cas de Belu, astronome argentine de 31 ans. Après avoir suivi les aventures du bloco sur Instagram pendant quatre ans, elle a décidé de se lancer, une fois la pandémie passée. « J’étais initialement un peu gênée parce que je n’avais pas joué de saxophone depuis longtemps. J’avais peur de ne pas être à la hauteur. La bonne nouvelle, c’est que je me suis trompée », s’amuse-t-elle, coiffée d’un serre-tête orné d’une planète. Depuis un an, elle participe à des cours chaque vendredi soir. « L’idée principale, c’est de s’amuser et de ne pas avoir peur de faire des erreurs. Tu ne connais pas les notes ? Danse, chante, rie », explique la musicienne, qui a gagné en confiance en elle grâce à ces moments d’échange.
Sororité et messages politiques
Lors des performances des Mulheres Rodadas, les bribes de conversations entendues sont un joyeux cocktail de portugais, espagnol, français ou italien. Ce bloco constitue un moyen de (re)trouver un espace de sororité et une communauté pour des étrangères arrivées récemment dans la Ville merveilleuse. Et le public en redemande. « C’est un bloco différent car il met en avant certaines problématiques graves comme les féminicides, tout en gardant un contexte festif », se réjouit Eve, 36 ans, architecte mexicaine dont c’est le premier carnaval. Fan de la première heure, Claudia, 56 ans, n’a jamais perdu une représentation des Mulheres rodadas. « Ici, on voit des corps de femmes travailleuses, des corps normaux, des corps qui sortent des standards habituels de féminité », note cette professeure habitant la banlieue de Rio, en tapant du pied.
Dans l’assistance, formée de personnes de tous âges et genres, il n’est pas rare d’apercevoir des éventails arc-en-ciel. « C’est essentiel que le carnaval représente les minorités, les femmes, les noirs, les personnes LGBTQI+, les personnes non-binaires, les personnes trans », souligne Kelly, 38 ans. Sur son épaule, un sticker marqué de l’inscription « On t’a dit non ? Respecte cette décision » recouvre une fine couche de paillettes dorées. L’écrivaine originaire de Rio confie avoir laissé échapper une larme lors de la puissante réinterprétation de « Geni e o Zepelim ». Dans cette chanson culte datant de 1979, Chico Buarque raconte le destin tragique d’une femme trans travailleuse du sexe.
Pendant près de trois heures, les morceaux s’enchaînent et le bloco s’achève dans une joyeuse cacophonie, chaque musicienne improvisant quelques notes avant que la foule ne se disperse. Pour beaucoup de participantes, cette édition du carnaval a un goût de liberté retrouvée, après une période marquée par le Covid-19 et quatre années de Bolsonarisme jugées particulièrement sexistes. Mais Débora Thomé insiste, « le patriarcat ne se termine pas avec la fin du précédent gouvernement, la lutte féministe continue ».
La playlist des musiques originales jouées lors du bloco
Crédit photo de Une : Anaïs Richard.
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