On le sait toutes, les hommes gagnent en général plus que les femmes. C’est le cas dans 75% des couples français, où ces dernières empochent en moyenne 42% de moins que leur conjoint.
Mais savez-vous qu’en équivalent temps plein, les hommes touchent 20% de plus que les femmes ? Qu’elles réalisent 72% des tâches domestiques de base et qu’une fois en couple, elles prennent 7 heures de plus dans les dents quand les hommes en perdent deux ? Qu’avec un enfant, elles consacrent 28 heures par semaine à ces fameuses tâches domestiques contre 10 pour leur conjoint ? Qu’une femme perd 20% de son niveau de vie après une rupture quand un homme, père de trois enfants, le voit augmenter de 12% ?
Dans Le Prix à payer, publié chez Les Liens qui libèrent, la journaliste et auteure Lucile Quillet jongle avec des chiffres qui donnent le vertige et fait sauter le grand tabou qui règne encore autour du sujet de l’argent dans le couple hétérosexuel.
En étudiant ce dernier sous l’angle du modèle de vie, cette spécialiste de la vie professionnelle des femmes se livre à une grande addition dont nous sommes les éternelles perdantes. Car son essai ne se contente pas de pointer le temps de la vie à deux. Il balaye aussi l’avant et l’après.
On y parle donc de la charge esthétique, des efforts et sacrifices onéreux que les femmes concèdent pour gagner leur « ticket d’entrée » au monde merveilleux du couple. Des charges domestiques et familiales qui vampirisent leur temps et leur énergie les privant d’opportunités de salaire et de carrière. De la logique de l’État qui les maintient dans un patriarcat décomplexé au moment de la séparation ou du décès du conjoint. De l’argent qu’elles touchent mais aussi de celui qu’elles ne toucheront jamais. Des femmes de footballeurs, de Britney Spears ou de Laeticia Hallyday.
De toutes ces petites et grandes choses sur lesquelles on s’assoit souvent faute d’énergie ou par compromis.
Chemin faisant, l’autrice nous parle aussi du poids des normes hétérosexuelles qui participent à définir la condition de la femme. Son texte se fait l’écho de ces petites voix qu’on a toutes entendues au moins une fois dans notre vie.
Vous savez, celles qui nous disent qu’une femme célibataire, l’est par dépit, car personne n’a voulu d’elle. Qui nous rappellent, faussement bienveillantes, le « tic tac de l’horloge biologique » et se désolent « avec un peu d’efforts quand même, tu serais bien ». Ces mêmes qui jugent « irrespecteux » le fait de ne pas s’épiler avant d’aller chez le gynéco, vous félicitent de ne grossir que du ventre lorsque vous êtes enceinte, encensent celles qui se « reprennent en main » à peine l’enfant expulsé, s’offusquent qu’une femme au foyer se dise fatiguée alors qu’elle a « la chance » de ne pas avoir à travailler…
Lucile Quillet souligne aussi ce que la très en vogue expression « prendre soin de soi » a de pernicieux.
Car est-ce vraiment uniquement pour elles que les femmes se polissent comme un sou neuf, prennent les armes contre les bourrelets et les boutons ou s’épilent le sexe quand bien même il disparaît sous leur ventre rebondi (ce qui, soit dit en passant, est techniquement très compliqué) ?
Qu’est-ce que veut dire « pour soi » quand on a intériorisé dès notre plus jeune âge des injonctions où le beau ne peut être que glabre et mince ? Quand on apprend à être désirée avant même de savoir désirer soi-même ?
C’est un livre absolument nécessaire porté par une colère salvatrice et une plume aussi délicate qu’incisive. Qui arrive parfois à nous faire franchement rire de ces sujets pourtant graves. On le finit avec un goût amer dans la bouche et l’envie de renverser la table. Mais aussi d’en parler. Alors on a décidé de poser quelques questions à son auteure.
Lucile Quillet en interview
Madmoizelle : En quoi le couple hétérosexuel, est-il, de bout en bout, une arnaque pour les femmes ?
Lucile Quillet : Autour du couple hétérosexuel gravitent des idéaux de ce que doit être une femme, des codes et une répartition genrée. Dès le début, on dépense par exemple beaucoup plus d’argent que les hommes dans la charge esthétique. Imaginez qu’à raison de 60 euros par mois, l’épilation représente 20 000 euros à l’échelle d’une vie !
On nous a appris à nous aimer en faisant tout ce travail de modification de notre corps. Et ce dans l’espoir d’obtenir l’amour des autres et notre « ticket d’entrée » pour le couple. On apprend aussi aux femmes à ne pas compter, à s’oublier, à ne pas parler d’argent, à gérer seule leur charge contraceptive, à mettre plutôt en tête la carrière du conjoint, à faire plus de tâches domestiques pour être une bonne mère et une bonne épouse.
Vous précisez que cela n’empêche pourtant pas de nombreuses femmes d’être heureuses en couple.
Oui et tant mieux ! Les femmes font comme toujours avec ce qu’elles ont, jonglant entre les injonctions pour tenter de trouver un compromis. Mais on vit tout de même avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête : si ça se passe mal dans le couple, il y a de grandes chances qu’on soit perdantes.
Il suffit de regarder la façon inégalitaire dont, par exemple, les pensions alimentaires sont calculées en cas de séparation. Si on met tout bout à bout et qu’on regarde les chiffres, objectivement, oui, le couple est une arnaque financière !
Vous racontez par exemple comment une idée qui nous semble garante d’une certaine équité — le 50/50 dans les dépenses — est en réalité un piège.
En quoi serait-il équitable de faire 50/50 dans son couple alors qu’on vit dans une société qui ne le fait absolument pas ? Qui sous-rémunère les métiers où il y a majoritairement des femmes ? Qui ne se bat pas vraiment contre les inégalités criantes de salaire et continue de privilégier un monde du travail formaté par et pour les hommes ?
Quand on pense à l’incroyable lenteur avec laquelle la société traite les inégalités, c’est surprenant de voir avec quelle rapidité les femmes ont intégré qu’elles devaient prouver leur autonomie et leur indépendance, alors que cela ne fait pas si longtemps qu’elles ont le droit d’avoir un compte en banque.
On est tellement hantées par ces stéréotypes sexistes de la femme entretenue ou vénale qu’on oublie tous ces éléments pour mettre un point d’honneur à partager tout en deux.
Et ce alors même que, comme vous le rappelez, les femmes gagnent en moyenne 42% de moins que leurs conjoints…
J’ai entendu beaucoup d’entre elles qui remboursent, par exemple, un prêt à 50/50. Elles n’osent pas aborder le fait qu’une fois ces charges payées, elles rencontrent des difficultés à boucler la fin du mois. Et ne peuvent plus épargner. Leurs compagnons, eux, ont de quoi mettre de l’argent de côté…
On met la barre très haut pour prouver qu’on n’est pas des femmes entretenues alors qu’en réalité, ce sont la société et les hommes qui sont entretenus par le travail gratuit des femmes.
Dans votre ouvrage, vous faites beaucoup référence à l’argent que les femmes ne toucheront jamais. De quoi s’agit-il ?
Il y a derrière l’argent deux autres notions immatérielles que sont le temps et l’énergie. On dépense beaucoup de tout ça pour se sentir belle, par exemple. Parce qu’il en faut de l’énergie, pour faire avec un espace mental encombré de complexes et d’injonctions. Tout ce temps qu’on va passer à se demander si on ne devrait pas faire plus de sport, à essayer de s’accepter, de s’aimer, de se réparer , on ne va pas le dépenser à autre chose.
Il y a aussi évidemment le temps passé aux tâches domestiques. Ou la perte de salaire, quand les femmes adaptent leur temps de travail à l’arrivée d’un enfant. D’ailleurs, plus elles ont d’enfants, moins elles sont considérées comme actives. Ce qui est un comble puisque c’est un travail qui n’est pas reconnu comme tel.
Et quelles sont les conséquences à long terme ?
Pour s’occuper des enfants, les femmes travaillent souvent moins, et donc gagnent moins. On pense que c’est équitable puisque le conjoint qui travaille plus, dépense plus pour la famille. Mais en termes de capitalisation, c’est moins de droits au chômage, d’argent à la retraite et donc d’argent en leur nom propre !
On dit souvent que les femmes ne produisent pas beaucoup d’argent, que ce n’est pas leur domaine mais en réalité elles produisent une valeur immense. Seulement cette dernière ne se retrouve pas toujours directement dans leur bourse, mais plutôt dans le bulletin de salaire de leur conjoint qui peut viser une belle carrière puisque quelqu’un s’occupe gratuitement du foyer et des enfants. Et cela bénéficie aussi à l’État qui est, par exemple, bien content de compter sur ces femmes pour pallier le manque de crèches.
Dans votre livre, vous allez même plus loin puisque vous montrez comment la logique de l’État appauvrit les femmes et les maintient dans un patriarcat décomplexé.
Il suffit de regarder comment l’État s’appuie toujours sur les ressources du foyer. Imaginons une femme qui habite seule, et bénéficie d’une aide au logement de 150 euros. Si elle se met en concubinage et que son conjoint a un salaire plus élevé, elle va toucher moins d’allocations parce que les ressources du foyer augmentent. Comme s’il était évident que les deux mutualisent leurs revenus.
Lorsqu’on mutualise l’impôt sur le revenu, alors que dans 75% des couples ce sont les hommes qui gagnent le plus, ce n’est pas très compliqué de savoir à qui profite le système…
Vous pointez aussi la manière dont sont calculées les pensions alimentaires. Pouvez-vous détailler ce système ?
J’ai été très marquée par la lecture d’un ouvrage génial des sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac. Dans Le genre du capital (La Découverte), elles mettent à jour le système de comptabilité inversée. C’est-à-dire qu’au moment de calculer la pension, on ne fait pas les comptes par rapport à ce dont l’enfant a besoin, mais selon ce que l’homme peut donner dans la limite de ses moyens.
Il faut savoir qu’en général la pension alimentaire représente entre 10 et 13% du salaire de celui qui la verse et qu’elle se situe en moyenne à 170 euros par mois. On entend souvent de l’empathie pour les hommes « qui ne peuvent pas donner plus », mais la mère, qui a dans la grande majorité ses enfants à charge, doit bien les nourrir tous les jours. Est-ce que le 20 du mois elle va arrêter de donner à manger sous prétexte qu’elle ne peut pas faire plus ? Non, évidemment.
Ce mécanisme illustre parfaitement la manière dont on demande aux femmes de se débrouiller avec des bouts de ficelle tandis que les hommes participent mais sans trop entacher leur patrimoine. Dans ce livre, je voulais aussi rendre justice aux femmes, montrer comment elles sont débrouillardes avec l’argent, surtout quand il n’y en a pas.
Les femmes, elles-mêmes, ont selon vous quelques difficultés à accepter le caractère inéquitable de leur couple. Comment expliquer ça ?
Quand je parle de la charge esthétique, autour de moi, les femmes sont sur la défensive. « Je fais ça pour moi, pas pour mon mec », « Je me maquille parce que je me plais comme ça », « Ma crème Nivea coûte deux euros comme celle de mon conjoint »…
En même temps, je comprends : personne n’a envie d’être une victime. C’est beaucoup plus rassurant de se dire qu’on fait ça pour nous. On nous raconte qu’on a le choix mais ce n’est pas si simple.
Changer le regard qu’on a sur soi-même, la manière dont on se trouve jolie, c’est compliqué. Il ne suffit pas de se dire « l’épilation c’est nul, alors je vais arrêter et me trouver belle quand même ». Ces inégalités et injonctions n’ont pas été décidées par un comité central masculiniste. Ce sont des choses implicites, inconscientes.
On est pétries de stéréotypes genrés et de normes qui ont accompagné notre éducation. Et cette prise de conscience génère de la culpabilité, ce qui est parfaitement injuste.
Vous parlez d’ailleurs de « double peine » à ce sujet.
Je ne souhaite faire la morale à personne, je suis moi-même en couple et prise dans ces schémas. Mon objectif est d’éveiller les consciences. Et pas de dire qu’il faut arrêter de se maquiller, de s’occuper des enfants ou même d’être en couple. Ce serait de nouvelles injonctions et en effet une double peine.
Alors qu’elles subissent des injustices, c’est toujours aux femmes de se remettre en question, d’être exemplaires. On devrait plutôt se demander comment, tous ensemble, on pourrait créer une société plus juste. Pourquoi devraient-elles être des modèles d’égalité dans un monde inégalitaire ?
À vous lire, on a l’impression que quoi qu’on fasse, on sera toujours lésées. Alors comment renverser la vapeur ?
Oser parler d’argent dans son couple, c’est déjà un grand pas. Même si ce n’est pas facile. Il y a plein de petites choses du quotidien sur lesquelles s’interroger.
On peut évoquer le mode de fonctionnement à deux en s’intéressant au prorata. Se demander si on ne pourrait pas partager le coût de la contraception, si on est bien protégé lorsqu’on n’est pas marié et faire des testaments. S’intéresser à la répartition des dépenses — en général, la femme gère l’éphémère et les périssables alors que l’homme se charge plutôt des impôts, voitures, etc.
À terme, cela peut créer des écarts : quand on se sépare, il est évident que ça en impose plus d’avoir payé les impôts pendant 15 ans plutôt que le PQ et les cahiers des enfants !
On peut aussi essayer de rééquilibrer les tâches domestiques et parentales pour qu’enfin ce ne soit plus la femme qui s’adapte éternellement à la carrière de son conjoint. Heureusement, il y a de plus en plus d’hommes qui militent pour que les choses changent et souhaitent voir leurs enfants grandir.
C’est un signe d’espoir que les choses changent !
Évidemment, mais on aura beau faire beaucoup à l’échelle individuelle, être le couple le plus égalitaire du monde, on se heurtera toujours aux logiques d’État inégalitaires qui font des économies sur ces répartitions hyper stéréotypées.
Alors à grande échelle, qu’est-ce qu’on pourrait imaginer ?
Il faudrait repenser la notion de travail comme une activité qui dégage de la valeur et des opportunités pour quelqu’un d’autre que soi. On pourrait alors créer un salaire domestique pour les femmes qui passent à temps partiel ou qui sont mères au foyer afin qu’elles aient des droits décents au chômage et à la retraite.
Ce serait bien plus protecteur et moins hypocrite. Élever un enfant, c’est un travail !
Et puis si on revalorise ce temps, peut-être qu’on arrêtera de regarder avec condescendance les travaux dits féminins et que les hommes s’y intéresseront plus. L’État doit mettre en place une vraie politique de la petite enfance, créer bien plus de places en crèche pour que les femmes aient réellement le choix de s’arrêter de travailler ou pas. On pourrait aussi proposer un congé paternité qui soit égal au congé maternité, revoir le calcul des pensions de réversion ou alimentaires…
En fait, il y a tellement à faire qu’il faudrait monter un parti féministe pour porter tous ces sujets et essayer d’œuvrer à une évolution en profondeur de la société.
À lire aussi : La pandémie a accru les inégalités salariales entre femmes et hommes, qui est surpris ?
Crédit photo : Mikhail Nilov via Pexels
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