Mes parents sont libanais. Nés au Liban, ils ont fui le pays très jeunes, pour finir leurs études en France. Quand je parle de « fuite », c’est à prendre au sens propre : guerre civile, occupation et gouvernements corrompus aidant, beaucoup de Libanais•es ont comme eux quitté ce qu’il leur restait de famille et d’ami•e•s, formant peu à peu (à Paris surtout) une large communauté de Libanai•es de la génération des années 60.
Mes parents se sont rencontrés à Paris par le biais d’amis communs, et se sont mariés juste avant d’obtenir tous deux la nationalité française, un an avant ma naissance en 1999.
Grâce à cette communauté, j’ai toujours vécu « à la libanaise » : je parle libanais, je mange libanais, mes manières et mes valeurs sont typiquement libanaises et je suis entourée de Libanais•es, puisqu’aux ami•e•s de mes parents et leurs enfants viennent s’ajouter une partie des frères et sœurs de mes parents.
De plus, je vais au Liban une fois par an depuis ma naissance à peu près, une grande partie de ma famille maternelle y étant installée. J’ai rapidement idéalisé ce pays, étant chaque année plus pressée d’y retourner et rêvant d’un jour y habiter.
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Entre deux mondes
Malgré ce très fort ancrage dans mes origines, renforcé par mon physique puisque je suis la plus « typée » de mes sœurs (petite, à la peau mate et aux yeux et cheveux noirs très foncés), je n’ai jamais eu de problèmes avec « le monde français » : le Liban étant issu d’un mandat français, mes parents ont étudié dans des écoles où la culture hexagonale primait, et, contrairement à certains parents de mes cousins ou amis, ils parlent parfaitement la langue, ont une multitude d’ami•e•s français•es et sont tombé amoureux de la France en gardant leurs valeurs orientales.
J’ai donc moi-même grandi en sachant faire la part des choses et critiquer à la fois les Français•es et les Libanais•es, et en essayant de prendre le meilleur de chaque culture.
Je me sens entièrement, complètement française, malgré ce que souhaiteraient certains politiques, mais je refuse de considérer le Liban comme une origine lointaine : je conserve précieusement tous les acquis qui m’en rapprochent culturellement malgré la distance physique. Je ne sais pas si je préfèrerais réellement y « vivre » un jour, mais j’y résiderai sûrement quelques années, comme l’ont fait beaucoup de Français•es libanais d’origine une fois majeur•e•s et indépendant•e•s.
J’ai baigné dans les récits de la vie de mes parents avant ma naissance, surtout leur enfance au Liban ; ma mère me racontait la mort de sa grande sœur (que je n’ai pas connue), sa vie heureuse malgré la pauvreté d’une famille de neuf enfants dépossédée de ses biens par la guerre, la générosité de mon grand-père qui cachait des réfugiés palestiniens dans sa maison et offrait le peu qui lui restait à des familles encore plus pauvres que la sienne, le tempérament de mon oncle qui a pris les armes pour défendre son pays à travers des réseaux de résistance… Toutes ces histoires qui remontaient à une guerre lointaine et floue appartenaient pour moi à des temps révolus.
Et plus je grandissais, plus je revendiquais ces origines, très attachée à ma famille de l’autre côté de la Méditerranée. Jusqu’à ce que pour la première fois, mes parents hésitent beaucoup à se rendre au pays à l’été 2012. Je n’ai pas compris, j’en ai rigolé, sans m’inquiéter, et on a fini par y aller, rejoignant mes cousin•e•s « français•e•s » là-bas. Ils et elles sont issu•e•s de la même double culture franco-libanaise, et nous avons passé les vacances à nous raconter (en français) la vie de nos parents, notamment des histoires sur le village de ma mère. On a fini par nous parler d’une certaine prison en haut de la colline…
Ils nous ont raconté que les filles de la famille (dont ma mère) y avaient été enfermées, que les garçons (leurs pères) avaient fui pour ne pas y être enfermés à leur tour… Autant de choses qui ont fait croire à mes sœurs et moi qu’ils exagéraient ; nous avons donc peu à peu oublié cette histoire en revenant en France.
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Quand un monde s’effondre
Mais je n’ai pas vraiment oublié. Cette histoire m’est revenue un an plus tard, en août 2013 vers la fin des vacances. Cet été-là nous ne sommes pas allés au Liban : j’ai eu beau pleurer et tempêter pendant six mois, la « situation » ne le permettait pas.
La « situation », c’est un mot que les Libanais•es aiment bien. La situation, ce sont les attentats à répétition comme celui qui a fait exploser un pan de rue à vingt mètres de chez mon grand-père, ceux qui nous ont empêchés de retourner au Liban en 2014, et nous en empêcheront peut-être aussi en 2015.
J’ai découvert le présent en même temps que le passé, quand j’ai demandé, craintivement : « C’est vrai que tu es allée en prison maman ? ». Elle m’a répondu très calmement « oui ». Et elle m’a raconté.
La prison dont il est question, c’est l’une des plus tristement célèbres de la seconde moitié du XXème siècle, la « prison de Khiam » — Khiam, c’est le village de ma mère, dont le nom m’avait toujours paru si doux. Ma mère y a passé presque un an, ma tante en est sortie à 20 ans après deux ou trois ans de détention : elles ont été enlevées par les soldats pendant l’occupation du Sud Liban pour se venger de la fuite de mes oncles, qui évitaient un sort bien pire, celui d’être engagé de force dans les milices pour combattre leurs propres frères et amis.
Ma mère ne m’a pas beaucoup parlé de cela, mais j’ai découvert que « détenu•e » y signifiait un bout de pain en guise de repas, une vie affreuse dans la crasse, souvent torturé•e, et écarté•e de toute présence humaine pendant des années — quand on a le malheur d’être placé•e en « cellule d’isolement ». Comme cette amie de ma mère qui vit en Suisse, que je connais si bien, et qui a passé dix ans dans cette prison, torturée, peut-être violée, je ne veux pas le savoir, pour avoir tenté d’assassiner un chef militaire persécuteur de la région. Elle a été libérée grâce à la pression internationale en 2000.
J’avais 14 ans quand j’ai appris ces événements, et j’ai passé quatre ou cinq mois à rechercher, archiver, dévorer tous les soirs, de 22h à minuit et plus, des articles trouvés au prix de longs efforts, des vidéos de cette fameuse amie, et même un article où je crois qu’il est question de ma mère et de l’une de ses sœurs.
Comment j’ai construit ma personnalité autour de « mon » histoire
C’est ainsi que mes certitudes se sont effondrées, que j’ai passé des soirées à pleurer, en m’appropriant peu à peu le passé de ma mère et en développant, pendant un certain temps, une étrange culpabilité… Je me sentais coupable de ne pas avoir souffert, d’avoir vécu heureuse depuis toujours, de ne pas avoir connu l’horreur que ma mère a connue.
Avant de savoir tout cela, je me calquais inconsciemment sur ma mère. Je lui ressemble énormément, à la fois physiquement et par nos similitudes de caractère : je pense comme elle, nous aimons les même choses, je m’intéresse sans le savoir à tout ce qui l’intéresse aussi, je fais les même remarques qu’elle sur tout et n’importe quoi, je m’habille de la même façon…
En grandissant ces similitudes se sont multipliées, et j’ai toujours eu besoin de communiquer énormément avec elle. Apprendre d’un coup une phase aussi tragique de ce qui a constitué cette personnalité à laquelle je ressemble tant m’a profondément choquée. Je m’identifiais entièrement à elle, et je me suis mise à culpabiliser de ne pas être capable de ressentir la douleur qui l’avait au final forgée.
Je porte la personnalité de ma mère comme un héritage précieux, et cette révélation inattendue m’a déstabilisée ; j’ai eu peur de ne pas réussir à devenir aussi formidable qu’elle, et j’ai ressenti mon existence comme futile, me punissant de cela en portant cette culpabilité lourde et injustifiée.
Plus tard, un sentiment de révolte plutôt que de pitié a pris le dessus : ce mal-être a été remplacé par une fougue assez caractéristique chez une grande partie de « la jeunesse » mais qui chez moi a pris des proportions très importantes. Je porte donc toujours l’héritage de ma mère, mais il n’appartient plus uniquement à une dimension affective puisqu’il est la base de départ de mes convictions, et indirectement de ma propre personnalité, qui se différencie tout naturellement de celle de ma mère grâce à cette révolte salutaire.
J’ai peu à peu exorcisé cette culpabilité et gardé cette histoire au fond de mon cœur, en m’intéressant plus à l’histoire de mon pays en général, en me cultivant, lisant des livres, regardant des films à propos de cela. Je n’en parle maintenant plus beaucoup, je n’ai plus cette envie folle de me confier comme au début de mes « découvertes », mais j’ai adopté une personnalité très forte ; je me suis politisée, je suis devenue militante, j’ai été entourée d’ami•e•s formidables avec lesquel•le•s j’ai achevé de construire une « nouvelle moi » par des débats enflammés, je me suis révélée de nouvelles convictions comme le féminisme, qui est très éloigné de cette histoire mais fait désormais partie de moi.
Maintenant la seule chose dont je rêve c’est d’en découvrir toujours plus sur les gens qui m’entourent, ces histoires dont ma mère me révèle parfois des bribes au détour d’une conversation. Cela fait deux ans que je n’ai pas foulé le sol libanais, senti ces odeurs familières de nourriture, l’odeur de la maison de mes grands-parents, celles des rues et des cafés que je connais si bien, ni vu ces montagnes, ces villes, ces visages si familiers…
Mon rêve est d’y retourner rapidement et un jour, dans un futur plus lointain, de fonder une association pour venir en aide aux victimes des conflits et des guerres qui s’y succèdent.
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Les Commentaires
Merci pour ton témoignage et l'expression de cette double culture qui fait la richesse des pays et de l'humanité. Il est reste important d'en parler, de le partager et de l'afficher pour mettre fin aux discours binaires et manichéens qui souhaiteraient voir ces incroyables héritages passés sous silence.