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« Nos femmes », le drame d’une comédie, du boulevard à l’impasse

Nos femmes est une pièce de théâtre à succès, adaptée en film. Une bromance navrante censée faire rire des violences conjugales, et de la bêtise machiste. La gêne est totale.

Max, Paul et Simon sont trois amis de trente ans. Ils partent en vacances ensemble pour prendre du bon temps, et surtout prendre un peu l’air, celui que leurs femmes respectives pompent le reste du temps.

Trois hommes d’âge mûr, flanqués de trois clichés : Paul (Daniel Auteuil), et sa mégère négligée, avec laquelle il n’échange plus guère que quelques platitudes quotidiennes — c’est dire si depuis la naissance de leurs deux enfants déjà grands, la chair est tarie. Max (Richard Berry), qui enchaîne les conquêtes éphémères, vieil ours au coeur de guimauve, maltraité par des princesses de glace, forcément capricieuses, nécessairement futiles. Et enfin Simon (Thierry Lhermitte), avec sa femme trophée, peau de marbre et sentiments assortis. Il la trompe avec les clientes de ses salons de coiffure, elle lui rend la monnaie arrondie à l’indifférence.

Si je griffe Nos femmes d’une plume acérée, c’est avant tout pour tenter de relever la médiocrité de l’écriture et la pauvreté du scénario. On n’est pas obligé de se vautrer dans la fange pour habiller la critique.

Je me suis infligé une heure quarante de film, je vous prierais de bien vouloir survivre à deux minutes dix-sept de bande-annonce, afin de pouvoir me suivre. Merci, et d’avance, pardon.

Voilà. QU’EST-CE QU’ON SE MARRE !

Le drame d’une comédie

Nos femmes est une comédie de boulevard comme on en joue des dizaines tous les soirs dans les cafés-théâtres de Paris. C’est un vaudeville des plus classiques, aux rebondissements si convenus que même des rires enregistrés ne pourraient feindre la surprise.

Trois amis se retrouvent pour une soirée poker, lorsque l’un d’entre eux, drame ! Annonce que dans un accès de folie, noyé dans la colère, il vient d’étrangler sa femme ! Et l’on s’émeut des angoisses de ce pauvre Simon, qui craint de finir ses jours derrière les barreaux d’une prison. Citation du personnage, tirée tout droit du film :

« Un mec qui tue sa femme, c’est la pire des ordures ! Tous les ans y a des campagnes contre les femmes battues, les violences conjugales ! Je vais avoir toutes les associations de défenses des victimes et les féministes sur le dos ! »

Tu l’as dit, bouffi.

La spectatrice que je suis entre en immédiate compassion avec les déboires de cet anti-héros, aussi drôle qu’attachant. (Non.)

Tandis que Simon comate sous l’effet d’une poignée de somnifères et d’une demi bouteille de whisky, Paul et Max débattent ensemble de l’opportunité de prévenir ou non la police — rapport au fait qu’Estelle, feu-l’épouse de Simon, gît étranglée sur le tapis du salon.

On est peu de choses.

S’ensuit donc une nuit riche en réflexions philosophiques sur la vie, l’amour et le couple (si votre notion de la philosophie se limite aux maximes imprimées à l’intérieur des fortune cookies), où l’on se lamente en boucle du mystère qui entoure cette espèce si volatile et impénétrable (oui, ce jeu de mot est volontaire) que sont… les fâmes.

Le film est donc l’épopée d’une bromance absolument navrante, menacée par la perfidie de ces femmes vénéneuses, sans lesquelles l’existence est d’une vacuité oppressante (cf. Max et ses désirs frustrés d’enfants), mais auprès desquelles, point de salut non plus (cf. Paul et Simon, et leurs mariages-naufrages.)

La vie est injuste, vraiment.

La chute trébuche sur une feinte convenue : Estelle n’était pas morte* !!!!!!!!!! (Le nombre de points d’exclamation est une puissance factorielle de ma consternation) et — plot twist de la mort qui tue — elle est allée porter plainte contre son mari pour violence conjugales, LA GARCE !!!!!!!!!!!!!!!

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*Ne dites pas « fais chier, tu m’as spoilé•e ! » : dites « merci, tu m’as épargné cette épreuve ». De rien.

Du boulevard à l’impasse

Nos femmes est adapté d’une pièce de théâtre, écrite par Éric Assous. Il est réalisé par Richard Berry, qui passe devant la caméra sous les traits de Max aux côtés de Thierry Lhermitte (Simon) et de Daniel Auteuil (Paul). Que ce film serve de leçon à ceux que la perspective d’une recette facile tenteraient à l’avenir : ce qui marche sur les planches ne fonctionne pas nécessairement à l’écran…

Le cinéma est politique, mais le théâtre est sociétal. Depuis la Grèce antique, sa fonction première est une catharsis sociale. Il grossit les traits jusqu’à la caricature, pour nous renvoyer nos tares à la faveur du miroir déformant du jeu des acteurs.

Au théâtre, les comédiens surjouent, amplifient, exagèrent, de sorte que la colère devienne furie, la peur une détresse, et la tristesse un drame insurmontable.

Les comédies de boulevard moquent les travers de la société, et en cela, elles sont extrêmement temporelles. Des Précieuses ridicules au Bourgeois gentilhomme, en passant par les tragicomédies de Feydeau, les moeurs caricaturées ont évolué depuis ces époques lointaines, que l’on étudie en histoire mais que l’on dissèque en littérature, à travers ces textes englués de sarcasmes et d’ironie.

Si le trait est grossi, c’est précisément pour que le spectateur voie la poutre qui obscurcit son oeil, et biaise son jugement. C’est là tout l’intérêt.

Regardez combien votre avarice est si pathétique, qu’elle provoque l’hilarité de votre entourage ! Regardez combien votre pudibonderie fait glousser vos semblables ! Regardez combien votre misogynie est lâche et rétrograde.

Le théâtre est social, mais le cinéma est politique. Et ce qui passe sur une estrade manque cruellement de subtilité une fois projeté à l’écran.

L’humour m’a tuer

Je n’ai pas vu Nos femmes lorsque la pièce était jouée sur scène, mais j’ai vu J’aime beaucoup ce que vous faites, une autre comédie de boulevard qui connait un énorme succès populaire.

Et oui, c’est drôle, j’ai ri au comique de situation, j’ai ri aux blagues absolument pas subtiles, aux gags téléphonés. J’ai ri aussi parce que la salle riait, et j’ai grincé des dents parfois, parce que le fondement de la plupart de ces blagues était misogyne, et que la condition des femmes dans notre société ne me fait pas rire tous les jours.

À lire aussi : Ce monde sexiste m’épuise

Mais c’est du théâtre : je sais en achetant le billet, et en entrant dans la salle, que je m’expose à de l’humour manié sans précaution. C’est du boulevard, c’est gras et donc ça tache lorsqu’on s’y frotte sans considération.

Anachronisme sociétal, méta-ironie

Recadrer sa femme d’une droite bien méritée était une pratique tout à fait tolérée il n’y a encore pas si longtemps. Alors, moquer les mégères qui l’avaient « bien mérité » était une ficelle pas si usée que cela, il n’y a encore pas si longtemps.

« Il n’y a encore pas si longtemps. »

Ce qui devrait faire rire dans cette histoire me glace le sang. Et pourtant, en subissant Nos femmes, j’ai ressenti un plaisir coupable : celui d’être le témoin d’un naufrage indéniable, celui d’un humour dépourvu de ressort comique.

Il n’y encore pas si longtemps, le sujet de Nos Femmes n’aurait pas fait ciller une seule seconde. Mais eh, si certains auteurs semblent être restés coincés dans un temps ringard que nous ne regrettons pas, la société a, en revanche, quelque peu évolué sur la question. 

Ainsi, la bande-annonce seule a suffit à provoquer la consternation et la colère sur les réseaux sociaux, où l’on dénonce la légèreté d’un scénario qui tourne en dérision des violences si peu reconnues encore qu’il manque dans notre langue le mot pour les décrire, ce que dénonçait encore récemment Osez le féminisme.

À lire aussi : Pourquoi les féminicides sont qualifiés de crimes « passionnels » dans les médias

Dans les médias, en revanche, on manque rarement de qualificatifs imagés, et parfois poétiques, pour relater ces « faits divers tragiques » : ces « crimes passionnels », où l’homme « commet l’irréparable », souvent « en proie » (il en deviendrait presque la victime !) à « un accès de folie ». Diantre.

Je suis convaincue que même mon grand-père, dont la fibre féministe est absolument inexistante, partagerait mon avis sur ce film : assommant, sans rythme, les dialogues sont creux, les rebondissements si convenus qu’ils en sont pathétiques, l’écriture est laborieuse, le résultat est lamentable.

Je serais plus clémente vis-à-vis des acteurs : aussi talentueux soient-ils, ils restent tributaires de la qualité du script, de l’exigence de la mise en scène et de la réalisation. Clairement, ils s’échouent dans ce naufrage. Si la colère de Daniel Auteuil m’a arraché quelques gloussements, ma consternation fut constante durant la projection.

Je prédis à ce film les mêmes déconvenues que le Titanic (celui qui a coulé), moins l’exposition médiatique et la place dans l’Histoire. Serrez-vous sur la planche messieurs, il n’y aura pas de rédemption pour tout le monde… « Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? »

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L’humour misogyne en 2015, une allégorie

Le miroir de nos vices

Vous savez ce qui me réjouit profondément dans cette histoire ? C’est la force de l’anachronisme sociétal qu’il dépeint. Bien qu’en France, on ait encore déploré 146 victimes de violences conjugales en 2013, il est désormais ancré dans les mentalités qu’on ne doit jamais, sous aucun prétexte, lever la main sur sa•son conjoint•e (pour ce qui est de lever la main sur son enfant, on y travaille, mais c’est en cours).

Le scénario ne s’épargne aucun cliché : Paul est prêt à pardonner le féminicide de son meilleur ami, mais lorsqu’il le soupçonne d’entretenir une relation charnelle avec sa propre fille (de trente ans sa cadette), il n’y a plus d’allégeance qui tienne.

Qu’on le livre à la police sans tarder.

Tuer sa femme, c’est compréhensible, niquer ma fille, ça mérite le pilori.

On ne le répètera jamais assez, mais les « filles de leur père » sont d’abord et avant tout des individus pourvus de libre arbitre, et la meilleure chose qu’un père puisse souhaiter à sa fille, c’est d’avoir une sexualité épanouie. Y compris avec un homme plus âgé si tel est son souhait.

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Deal with it

J’espère que ce film sera projeté dans les collèges et les lycées, analysé et commenté en cours de français, de sciences sociales, d’histoire ou de philosophie ; que des générations d’élèves étudieront les travers de notre société, illustrés par ce vaudeville cynique, comme j’ai étudié ceux de l’Empire et de l’Ancien Régime à travers les oeuvres de Molière, Racine, et des philosophes contemporains de ces temps reculés.

Enfin rien n’est moins sûr, vous me direz. Ces textes trouvaient au moins un intérêt dans la qualité de l’écriture et le génie de leurs auteurs, ce que, indéniablement, Nos femmes ne peut prétendre revendiquer.

Je signe donc cet article dans l’espoir d’attribuer à cette oeuvre la postérité qu’elle a amplement méritée : l’opprobre et le mépris le plus complet.

N’allez pas voir Nos femmes, c’est une heure quarante de votre vie que vous ne récupérerez jamais. En revanche, si vous avez un•e ennemi•e que vous haïssez au point de lui souhaiter les pires plaies de la Création, dépêchez-vous de lui recommander cette escroquerie, qui ne saurait rester à l’affiche bien longtemps.

À lire aussi : J’ai été victime de violences conjugales — Témoignage


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Les Commentaires

70
Avatar de Latitef
11 mai 2015 à 20h05
Latitef
Mais le théâtre peut aussi être politique, en fait. Et perso quand je vais au théâtre - donc trois fois par semaine -, j'en attends beaucoup beaucoup plus qu'un boulevard gras et sexiste. Bref, c'est super cool de faire un article pour attaquer le film qui a l'air extrêmement problématique, en effet, un peu moins cool de parler du théâtre sans trop avoir les outils pour
Parce que justement, le fait que le théâtre soit régi par des codes de la représentation très stricts en fait souvent un art "conventionnel", et du coup, en prendre conscience peut permettre de l'utiliser pour briser les codes et dénoncer de manière super efficace... Plus que "forcer le trait pour pousser à la catharsis", ce qui est une vision super aristotélicienne du théâtre, et par conséquent aussi super dépassée.

Bref, tout ça pour dire : le théâtre c'est bien plus que le boulevard ou que Molière ! Et si les liens entre genres et théâtre t'intéresse, Clémence Bodoc, je te conseille la lecture de Tracy Davies « Questions for feminist methodology in theatre history » dans interpreting the theatrical past : essays in the historiography of performance... C'est super intéressant.
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