Les contenus spirituels mentionnant l’existence d’une énergie féminine supérieure, d’un sexe biologique qui puiserait sa force dans la nature, ou encore d’une puissance sacrée dont les femmes auraient été déconnectées, abondent dans nos feeds de réseaux sociaux et sur les tables des librairies.
C’est quoi le « féminin sacré » et en quoi ça peut être dangereux ?
En résumé, le « féminin sacré » renvoie à une nature profonde des femmes, non-altérée par la culture patriarcale. Cela serait hérité de la préhistoire où ce qui était sacré était considéré comme féminin, soi-disant. Pour s’y reconnecter, plusieurs pratiques existent, souvent liées à des éléments naturels comme des recettes à base de plantes (façon potions de « sorcières modernes », expression que l’on retrouve beaucoup dans cette sphère), le recours à des pierres et cristaux pour se soigner (or, la lithothérapie tient d’un mythe contesté par la science), des accessoires comme des couronnes de fleurs, et autres rites rythmés par les astres.
Or, il y a une grande différence entre reconnaître l’influence des cycles de la lune sur le rythme des marées, et croire que cela aurait une incidence directe sur les menstruations humaines, par exemple. À vouloir ajouter de la spiritualité à sa vie, on peut avoir vite fait de verser dans l’ésotérisme. Si cela n’a rien de mal, certaines dérives peuvent s’avérer dangereuses pour soi.
C’était le cas par exemple des bains de vapeur infusée à l’armoise pour le vagin préconisés par Gwyneth Paltrow dès 2015. Pratique néfaste qui aurait pu tomber dans l’oubli, mais c’était sans compter le pouvoir de prescription d’une telle célébrité, et la popularité grandissante du féminin sacré qui fait que même Kourtney Kardashian raconte continuer de s’y adonner en 2022.
Outre le danger pour soi, individuellement, l’engouement pour ces pratiques peut également causer du tort, aux luttes féministes et d’autres minorités, à l’échelle collective.
En effet, certaines de ces idées ont déjà largement dépassé le phénomène internet et littéraire, et l’on en retrouve jusque dans le champ de la maternité, constate Illana Weizman, autrice de Ceci est notre post-partum et de Des Blancs comme les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme. D’après l’essayiste féministe et anti-raciste, l’idée principale véhiculée serait que les femmes porteraient en elles une force naturelle qui leur permettrait de mieux supporter la souffrance en enfantant. Des discours qui se veulent empouvoirant pour les femmes, mais qui sont surtout aliénants, explique Illana Weizman à Madmoizelle :
« Ils véhiculent l’idée que les accouchements n’ont pas besoin d’être aussi médicalisés qu’ils le sont. Mais la ligne est fine entre cette volonté de se réapproprier son accouchement, réussir à dépasser la douleur, et tomber dans un discours essentialisant qui assigne des caractéristiques physiques à des traits psychologiques, menant ainsi à des injonctions sexistes comme la maternité sacrificielle ou le don de soi. »
Un retour en arrière pour les luttes féministes
Si ces théories peuvent sembler révolutionnaires, elles n’ont en réalité rien de neuf. Elles appartiennent au mouvement spirituel New Age datant des années 60 et prônant un retour à la nature. Le mouvement est par ailleurs souvent considéré comme une tentative de réenchanter le monde face à la crise des idéologies et au refus du consumérisme. Une pensée se basant, concernant le genre, sur une considération biologique de ce dernier, à contre-courant du travail des féministes de ces dernières années et des avancées dans les luttes LGBTI+, visant à dépasser une certaine binarité sexiste, poursuit Illana Weizman :
« Avec le féminin sacré, on retourne justement dans un monde extrêmement binaire, avec des assignations très claires au niveau du genre, là où le féminisme veut justement s’émanciper de la considération biologique du genre, notamment au niveau de la sexualité, de l’orientation sexuelle, de la parentalité. Le féminisme du féminin sacré est un faux féminisme qui fait le lit du patriarcat, car il est complètement aligné sur ce que ce système attend de nous. »
Si rapprocher genre et biologie est une idée on ne peut plus régressive, elle était pourtant il n’y a pas si longtemps au centre des débats féministes. C’était notamment le cas dans les années 1970, au moment où le sujet n’était encore qu’académique et militant, bien avant sa popularisation suite au mouvement #MeToo en convergence avec l’émergence des Gender Studies aux États-Unis puis en Europe. C’est ce que constate auprès de Madmoizelle Marie de Gandt, maître de conférence en littérature comparée à l’université de Bordeaux :
« La popularisation du féminisme a entraîné un retour en arrière vers les débats des années 1970 entre les différentes branches du féminisme, par exemple, entre le féminisme essentialiste, qui part du principe que les hommes et les femmes sont différents par nature et par leur biologie, et le féminisme universaliste, revendiquant l’idée que le genre est une construction sociale. »
Renforcer les clichés pour mieux supporter sa condition sociale ?
Bien que ces débats entre féminisme essentialiste et féminisme universaliste datent de plusieurs décennies déjà, rappelons que le féminisme est une lutte sociale récente à l’échelle de l’humanité, et que les clichés sexistes et marqueurs corporels évoluent eux-mêmes au fil des époques. On pense notamment à la question des menstruations, qui n’a pas toujours été un marqueur corporel, à tel point que, à d’autres époques, on considérait que les hommes aussi avaient leurs règles. Preuve qu’il ne s’agit là que de constructions sociales, note Marie de Gandt :
« Les corps dits féminins ne sont pas tous rythmés de la même manière, mais on persiste avec l’idée qu’ils le sont tous les 28 jours avec les menstruations. De l’autre côté, les corps dits masculins sont, eux aussi, rythmés, mais nous ne nous intéressons tout simplement pas à ces rythmes. »
À noter également que les rythmes eux-mêmes varient en fonction des calendriers que l’on utilise, et que le temps est, lui aussi, une construction.
Pourtant, se réattribuer soi-même en tant que femme cisgenre ce qui est considéré dans notre société comme appartenant au féminin peut avoir un côté rassurant. Ce phénomène peut notamment permettre de mieux vivre sa condition sociale au quotidien, en revalorisant justement les caractéristiques dites féminines. C’est ce qu’affirme Daisy Letourneur, autrice du blog La Mecxpliqueuse, déclinée en essai On ne naît pas mec – Petit traité féministe sur les masculinités. L’essayiste trans, féministe et lesbienne, nous explique ainsi :
« On peut comprendre qu’il y ait quelque chose de valorisant quand on est une femme cisgenre à se retrouver dans cette histoire de féminin sacré. Être mère, élever des enfants, s’occuper des autres, et toutes ces choses qu’elles font quotidiennement et que l’on associe au féminin ont bel et bien de la valeur. Malheureusement, la société patriarcale et capitaliste ne les reconnaît pas du tout. »
Malgré le confort que l’on peut éprouver à se retrouver dans ces valeurs sacralisées, force est de constater que ces dernières perpétuent malgré tout des assignations sexistes enfermantes, sans les remettre en question, poursuit Daisy Letourneur :
« Cette sacralisation du féminin est une arnaque. C’est une façon de dire « C’est tellement beau ce que vous faites », sans poser la question de pourquoi personne n’aide les femmes et ne les rémunère pour ce qu’elles font. Comme pour les soignants que l’on applaudissait à nos fenêtres pendant le confinement, mais dont le statut n’a jamais été revalorisé. »
Un discours dangereux entre transphobie et dérives sectaires
Outre la perpétuation d’idées sexistes ou encore la régression du point de vue de certaines luttes sociales, les théories associées à l’idée de féminin sacré sont également dangereuses. Elles représentent notamment un chemin vers des idées transphobes. Parfois, c’est plutôt la transphobie qui sert sa justification dans des notions naturalisantes et essentialisantes comme celles du féminin sacré. Parfois encore, ces systèmes de pensées peuvent mener à des dérives sectaires, souligne Daisy Letourneur :
« Si on reprend les discours de certaines féministes transphobes, elles sont à fond dans ces notions de féminin sacré, et dans d’autres concepts ésotériques. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les plus connues d’entre elles ont fait cet été une retraite chez Thierry Casanovas, guru antivax, signalé plusieurs fois par la Miviludes »
Un constat frappant, dans la lignée d’autres théories conspirationnistes, comme celles qui prétendent qu’il existe un lobby transphobe dirigé par Big Pharma qui forcerait tous les enfants à transitionner dans le but d’en faire des patients à vie grâce à la dose d’hormones quotidiennement nécessaire, conclut Daisy Letourneur :
« Si on commence à ne plus croire les médecins qui affirment que la transidentité existe bel et bien, les biologistes, qui disent que le sexe ne se divise pas en deux catégories, c’est une véritable porte d’entrée vers des pensées obscurantistes. »
À lire aussi : La GenZ, plus LGBT+ que ses ainées ? Une étude le confirme
Crédit photo de Une : Oleg Gekman via Canva.
Ajoutez Madmoizelle à vos favoris sur Google News pour ne rater aucun de nos articles !
Les Commentaires
Je me permets de rebondir plus ou moins sur votre débat (que j'ai lu avec beaucoup d'intérêt).
J'ai vu pas mal de gens se radicaliser complotistes ces derniers temps en arrivant par ce type de "portes d'entrées". Je ne sais pas si on peut parler de dérives sectaires, dans le sens où ces personnes restent chacune dans leur coin, mais j'ai l'impression que c'est la spécificité du complotisme 2.0 justement. On a pas besoin de rencontrer un gourou IRL pour tourner complotiste. Il suffit de trouver un contenu sur internet, puis un autre, puis les algorithmes faisant on se retrouve très vite embarqué.
Mais du coup, comment on considère le conspirationnisme moderne ? Moi j'aurais aussi tendance à le penser comme une dérive sectaire, mais en même temps, il n'y a pas toujours de gourou, ni d'argent extorqué. Pourtant les conséquences sont bien réelles (exclusion sociale, mise en danger (pour les antivax par exemple), etc.)
Je ne saurais pas le retrouver (#faitescequejedispascequejefais :lalala, mais j'avais vu un docu il y a quelques temps qui expliquait que le soucis avec le complotisme, c'est qu'une fois qu'on adhère à une théorie, on est susceptible d'adhérer à plein d'autres. Même si elles sont contradictoires entre elles.
L'expert expliquait ça par le fait que les gens adhèrent à toutes les théories qui peuvent renforcer la croyance que "le gouvernement nous ment". Du coup, le soucis c'est qu'une fois que la personne est dans la "pente" du complotisme, c'est super difficile de l'en sortir.
Tout ça pour dire que moi aussi, je suis très méfiante vis-à-vis du féminin sacré et des pratiques new age, même si le principal risque de certaines c'est d'être utilisées par le capitalisme. J'ai l'impression que beaucoup sont effectivement de très bonnes portes d'entrées vers des croyances beaucoup plus problématiques.
Petit agacement perso : la mode des plantes médicinales. Je trouve ça super les plantes comestibles et médicinales, mais je ne suis pas certaines que des vidéos tiktok d'une meuf qui fait du jus de plante en dansant soit franchement une façon sérieuse d'apprendre la botanique. Peut-être que je suis rabat-joie, mais j'ai vraiment du mal avec ça. Parce que fun fact, il y a un paquet de plantes qui peuvent tuer un humain, et ce à petite dose.