Encore aujourd’hui, j’admire énormément ma mère.
Elle m’a élevée seule, sans forcément pouvoir travailler car aucune assistante maternelle ne voulait me prendre en charge dans notre petit village de campagne à cause de mon handicap.
Elle m’a offert une enfance joyeuse malgré ma maladie et notre précarité. Elle s’est battue pour m’offrir une vie normale et digne. Elle est drôle et cultivée. Elle m’a toujours soutenue, épaulée, poussée à la réussite.
Pourtant, arrivée dans la vingtaine et alors que je trouvais ma mère toujours aussi admirable, je ne pouvais m’empêcher de m’éloigner d’elle. D’être en colère. De vouloir la contredire à chaque instant.
Je me disais, en rigolant :
« Je dois faire une crise d’ado tardive, ahah ! »
C’est quand ma mère a rencontré son nouveau compagnon, il y a environ un an, que j’ai compris ce qui n’allait pas.
Ma mère, victime de violences conjugales
Ma mère a quitté mon père quand j’avais un peu plus d’un an, parce qu’il était alcoolique et violent.
Bienveillante, et sûrement bien atteinte par le syndrome de l’infirmière, elle lui a trouvé un appartement avant de partir et elle s’est battue pour qu’il ait le droit de me voir dans un environnement protégé.
Elle ne s’est jamais désignée comme « femme battue », et ce n’est qu’à l’adolescence que j’ai compris que ma mère avait été victime de violences conjugales.
Avant ça, je me disais qu’elle avait « juste » été frappée, qu’il avait « juste » voulu l’égorger. Le refus de se considérer comme victime semble être un trait de famille…
Le nouveau compagnon de ma mère et la descente aux enfers
Mon enfance a été heureuse malgré de longues heures passées à l’hôpital et une certaine précarité. Mais les choses se sont dégradées à mon entrée au collège.
Quand j’avais onze ans, ma mère a commencé à sortir avec Ducon : un grand et beau mec qui travaillait dans le bâtiment et montait à cheval.
Je l’ai rapidement adoré. J’avais du mal à considérer mon père comme tel, et nos relations étaient tendues. Ducon faisait un nouveau papa tout trouvé, et ma famille trouvait enfin un semblant de normalité.
Il faut dire aussi que Ducon était absolument génial. Il autorisait tout ce que ma mère refusait, il était drôle, bricoleur, plein d’humour. Parfois, il se moquait de ma mère devant tout le monde et je trouvais qu’il était vraiment très, très drôle.
Au bout d’un an, j’ai commencé à trouver que ma mère était pénible. Elle pleurait souvent, elle n’arrêtait pas de disputer Ducon et je le plaignais sérieusement.
Parfois, elle se mettait à hurler et il me prenait à témoin :
« Regarde comme elle est chiante, ta mère ! »
J’avais onze ans et je devais bien avouer que je lui donnais raison. Sans que je comprenne pourquoi, ma mère était devenue tendue, sans cesse sur les nerfs, parfois hystérique.
Ça m’excédait, ça me faisait honte. Pourquoi ma mère devenait-elle cette insupportable folle à lier ? C’étaient les enfants qui faisaient des caprices, pas les parents !
J’ignorais bien sûr l’envers du décor… Ducon la trompait, lui faisait du chantage, la dévalorisait chaque jour. Plus tard, il serait considéré comme un « pervers narcissique ».
Il brisait ma mère et la persuadait que c’était elle qui brisait les autres.
À cette époque, Ducon a su me faire mépriser ma mère. Ça n’a pas duré très longtemps, parce qu’il a ensuite commencé à me faire souffrir également (à se moquer de moi, me priver de nourriture) et que j’ai compris que c’était bien lui le problème.
Mais cette fracture dans notre relation mère-fille était irrémédiable.
Vers mes treize ans, j’ai cessé de mépriser ma mère et j’ai voulu l’aider. Elle a commencé à me parler de ce que Ducon lui faisait, de ses manigances. C’était difficile.
Je ne comprenais pas pourquoi elle ne le quittait pas et, surtout, pourquoi elle continuait à lui trouver des excuses. Pourquoi elle le croyait quand il disait, pour la quatrième fois dans la même année, qu’il allait changer.
J’avais l’impression que ma mère était stupide et faible. C’était compliqué de comprendre la notion d’emprise : pourquoi est-ce que moi, enfant de treize ans, je voyais le problème et pas ma mère ?
L’emprise psychologique est l’un des socles des violences conjugales et explique que beaucoup de femmes victimes ne parlent pas et ne portent pas plainte.
Depuis le Grenelle contre les violences conjugales de novembre 2019, le gouvernement veut mieux prendre en compte les violences psychologiques et prévoit notamment d’intégrer la notion d’emprise dans le code pénal.
Les femmes victimes de violences conjugales peuvent appeler le 3919, gratuit, anonyme et disponible de 9h à 19h du lundi au samedi. Ce numéro n’apparaît pas sur les relevés téléphoniques.
Comment j’ai compris que j’étais une enfant victime de négligence parentale
Nous sommes parties quand j’avais quinze ans. J’ai été hospitalisée après une opération qui s’était mal déroulée et Ducon n’a pas du tout été présent pour nous : ç’a été l’électrochoc pour ma mère.
Ensuite, nos relations mère-fille sont lentement redevenues complices, mais je gardais une mystérieuse rancœur.
J’avais l’impression de ne pas lui pardonner de s’être laissée dévorer par cet homme, et je m’en voulais parce que je me répétais qu’elle n’avait été que victime et en rien responsable.
L’année dernière, donc, ma mère a rencontré son actuel compagnon. J’étais très heureuse parce que, pour la première fois, il me semblait être un homme bien – ou du moins pas un homme trop mauvais.
Je me souviens m’être dit :
« Chouette, elle va enfin être heureuse ! »
Et puis les choses se sont compliquées : elle m’a rapidement parlé de leurs problèmes de couple. J’étais étonnée parce qu’elle se mettait dans des états incroyables de colère pour des détails, des petites choses.
Elle a aussi eu un GRAND épisode de parano où elle était persuadée qu’il la trompait avec une amie.
J’ai compris qu’elle n’arrivait pas à construire une relation sur des bases saines car elle ne sait ni communiquer ni faire confiance. Elle suppose immédiatement le pire et fait des crises de colère au moindre problème.
Elle est engluée dans le traumatisme de ses précédentes relations
.
Petit à petit, elle glisse dans cette paranoïa même entre nous : un malentendu au téléphone sur une horaire de rencontre donne lieu à une crise, parce qu’elle est persuadée que je l’ai volontairement trompée pour la mettre au pied du mur.
Me rendre compte de ces choses m’a replongée dans cette période troublée de ma vie. C’est à ce moment-là que j’ai compris que, prisonnière d’une profonde dépression et aux prises avec cet homme destructeur, ma mère avait été incapable de s’occuper de moi.
J’avais été victime de négligence.
Avant, en parlant de mon adolescence à mes amis proches, je disais :
« Oui, je me suis un peu élevée toute seule parce que ma mère ne s’occupait pas trop de moi, ahah. »
Je ne me rendais pas compte. Oui, j’ai été victime de négligence.
La négligence parentale est une maltraitance punie par la loi. Selon le ministère des Solidarités et de la Santé :
« La maltraitance faite aux enfants recouvre de multiples formes : violences physiques, psychologiques, sexuelles, négligences… Elles ont toutes de graves conséquences pour les enfants qui en sont victimes et sont toutes punies par la loi.
[…] Les négligences sont le fait, pour la personne responsable de l’enfant (parents, grands-parents, etc.), de le priver des éléments indispensables à son bon développement et à son bien-être.
Il peut s’agir par exemple de privations de nourriture, de sommeil, de soins, d’attention… La négligence est ainsi une forme de maltraitance par omission, à savoir l’absence de mobilisation de l’adulte dont dépendent le présent et l’avenir de l’enfant.
Invisible et souvent oubliée, la négligence a néanmoins pour enjeu la survie, la sécurisation, l’éveil, l’estime de soi et l’éducation de l’enfant.
La négligence peut ne pas être intentionnelle, mais elle met en danger l’enfant : c’est à ce titre qu’elle entre dans le champ de la maltraitance et doit être signalée.
Le fait, pour un parent ou pour le titulaire de l’autorité parentale de priver un enfant d’aliments ou de soins au point de compromettre sa santé est puni de 7 ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende. »
Ma traversée de l’adolescence et la négligence de ma mère
Lorsque j’étais en troisième, l’assistante sociale m’a fait convoquer à son bureau parce qu’on lui avait rapporté le récit des disputes qui se déroulaient chez moi.
Elle m’a demandé s’il y avait un problème à la maison, et j’ai répondu que non.
Quand j’en ai parlé à ma mère le soir, elle m’a dit que je ne devais surtout rien dire : si je disais que quelque chose n’allait pas à la maison, on lui enlèverait ma garde.
Ma mère ne s’est pas occupée de ma scolarité durant toutes ces années. J’ai été souvent disputée parce qu’elle ne signait pas mes contrôles ou mon cahier de correspondance.
Elle avait systématiquement beaucoup de retard à la sortie du collège. Elle ne s’occupait que des points les plus importants de ma santé mais n’assurait aucun suivi médical non-vital (dentiste, kiné, ophtalmo…).
J’ai eu mon premier véritable rendez-vous chez le dentiste à dix-neuf ans.
On ne parlait pas. Ni du harcèlement scolaire dont j’ai été victime en cinquième à cause de mon handicap, ni de mes premiers déboires amoureux. Ni de mes insignifiantes disputes entre copines, ni du décès de mon père — il est mort lorsque j’avais treize ans et j’ai fait mine de ne pas être affectée.
Lorsque l’infirmière du collège m’a proposé d’en parler si j’en avais besoin, je n’ai pas compris : après tout, même ma mère ne me proposait pas d’en parler ! C’était bien la preuve que tout allait bien…
J’ai traversé mon début d’adolescence seule parce qu’il n’y avait pas de place pour moi. Ma mère était aux prises avec Ducon, elle ne pouvait pas être le pilier d’une adolescente, handicapée, orpheline de père.
Elle peinait trop à se maintenir elle-même pour vérifier que sa fille ne coulait pas. Je ne pouvais pas parler parce qu’elle ne pouvait pas m’entendre.
J’ai vécu dans ma chambre. J’y mangeais et j’y jouais aux jeux vidéo jusqu’à trois heures du matin, même en semaine.
Quand j’avais onze ou douze ans, ma santé s’est légèrement compliquée. C’était la période où Ducon commençait à révéler son véritable visage : moi, j’aurais eu besoin d’aller voir un kiné…
Je disais à ma mère, tous les matins :
« Tu penses à prendre rendez-vous, hein. »
Et elle ne le faisait jamais. Un jour, lorsqu’on parlait encore, je lui ai demandé pourquoi, et elle m’a répondu :
« Ça fait plus de dix ans que je m’occupe de tout ça, je suis fatiguée ! J’en ai marre, j’ai juste besoin d’une pause ! »
Aujourd’hui, je comprends.
Je comprends à quel point s’occuper de moi, seule, avec tout ce qu’elle avait vécu, avait été éprouvant. Je comprends qu’elle espérait une vie plus douce, heureuse et posée avec l’homme dont elle tombait amoureuse.
Mais on ne peut pas prendre de pause dans l’éducation de son enfant.
Cette phrase m’a fait beaucoup de mal car j’ai eu l’impression d’être un poids et de ne pas avoir ma place dans sa vie. D’être fautive de quelque chose.
C’est une phrase à laquelle je repense souvent aujourd’hui.
L’impossibilité de me reconnaître comme une enfant victime de négligence parentale
J’étais handicapée et mon père était mort : je ne pouvais pas en plus avoir été victime de négligence ! D’autant plus que ce mot accusait ma mère, et ma mère était justement une victime, pas une coupable.
Encore aujourd’hui, j’ai du mal à me reconnaître dans ce terme d’« enfant victime de négligence ». Je relis souvent la définition, parce que certaines personnes utilisent les grands mots à tout va et que je ne veux pas grossir la réalité.
Je me sens illégitime. J’ai eu beaucoup de mal à reconnaître que ma situation n’était pas normale. Je minimisais mes souffrances liées à l’adolescence.
Je ne me rendais pas compte que chaque fois où ma mère n’était pas là (pour un chagrin d’amour, d’amitié, pour une remarque déplacée d’un professeur) était une blessure.
Encore maintenant, parfois, je me dis :
« Mais non, ce n’était pas de la négligence. »
En fait, je n’ai pas envie d’être victime. Comme si c’était honteux. Comme si je ne voulais pas être comme ma mère : victime.
Aujourd’hui, j’ai du mal à retrouver une relation apaisée avec ma maman. Je l’admire et je l’adore. Il faut dire que je peux compter sur elle pour beaucoup de choses : elle est toujours prête à venir bricoler à la maison ou à me conseiller.
Elle reste debout alors qu’elle a eu une vie terriblement difficile. En revanche, je sais que je ne peux pas compter sur son soutien émotionnel.
Il y a deux ans, j’ai eu de nouveaux soucis de santé et elle n’a simplement pas été présente parce qu’elle était elle-même aux prises avec ses propres problèmes.
La totalité de ses relations, amicales et amoureuses, sont toxiques et elle me parle de ses problèmes relationnels à chaque fois que nous nous voyons.
J’ai arrêté d’essayer de la conseiller et j’évite le sujet, parce que ces discussions sont anxiogènes pour moi.
J’aimerais pouvoir lui parler de tout ça mais je peine à franchir le pas parce que j’ai toujours l’impression de devoir la protéger.
Les rôles sont souvent inversés entre nous : elle a une vie un peu adolescente et inconsciente, elle n’arrive pas à garder un travail fixe et je l’aide souvent financièrement.
Pourtant, plus le temps passe et plus cette situation me pèse.
Je sais qu’il faudrait que je reprenne un suivi psy, mais j’ai encore trop de mal à accepter que cette situation puisse me poser un problème et à reconnaître que j’ai été victime.
Le 119 est le numéro vert du Service Sational d’Accueil Téléphonique de l’Enfance en Danger (SNATED).
Il est destiné à tout enfant ou adolescent victime de violences/maltraitances ou a toute personne préoccupée par une situation d’enfant en danger ou en risque de l’être.
Il est gratuit et confidentiel, ouvert 24h/24 et 7j/7 et n’apparaît pas sur les relevés téléphoniques. Un formulaire est également disponible en ligne sur le site Internet du SNATED.
Pour consulter un ou une psychologue en cas de besoin, tu peux te référer à l’article Comment choisir son ou sa psy ? pour trouver le ou la thérapeute idéale.
Si tu n’as pas les moyens de payer des consultations chez un ou une psychologue, tu peux prendre rendez-vous dans un Centre Médico-Psychologique (CMP ou CMPP) près de chez toi, les consultations y sont entièrement gratuites, mais les délais peuvent être très longs avant d’obtenir un rendez-vous !
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