Il y a des moments dont on se rappelle forcément, alors que ça fait plus de dix ans que ces événements sont passés. J’ai beau avoir eu énormément de mal à me souvenir de mon passé (ce que j’ai fait la veille peut passer aux oubliettes en un rien de temps), il y a des sensations que je ne pourrai jamais oublier. Et celle que je vais vous rapporter en fait partie.
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Un bouleversement marquant
On est en décembre 1999, et au large des côtes, un bateau se trouve en grande difficulté. Les conditions sont abominables mais le commandant du navire a tout de même décidé de prendre la mer, qui est déchaînée. Le navire est un rafiot qui n’arrivera jamais à bon port, puisqu’il se déchirera en deux dans la tempête, répandant des litres de mazout dans l’océan. Ce bateau, c’est l’Erika.
Je ne m’attarderai pas sur ce qui c’est passé. Les infos de l’époque ont largement fait tourner la nouvelle, et l’épisode « Affaires sensibles » de France Inter qui y est consacré raconte mieux que je ne pourrais le faire ces événements.
« 400 km de côtes souillées par une matière immonde, des kilomètres de falaises et de rochers recouverts d’un goudron noir et poisseux, des dizaines de milliers d’oiseaux englués, agonisants, le drame des pêcheurs et des ostréiculteurs paralysés dans leurs activités et privés de leurs revenus. Et surtout, des bénévoles s’affairant sur les plages, les mains dans le cambouis pour évacuer les immondices avec les moyens du bord… »
En janvier 2000, j’avais 7 ans, et comme tous les mômes de mon âge, j’allais à l’école, où une surprise m’attendait un matin. Notre maître d’école n’était pas là, mais dans un centre de sauvegarde de la faune et de la flore qui tentait tant bien que mal de démazouter les oiseaux. C’était donc une remplaçante qui assurait les cours, et nous ne nous sommes pas posé trop de questions, ne sachant pas très bien ce qui se passait, et pensant à autre chose.
Pourtant, un jour, on nous a annoncé qu’on irait voir notre professeur le lendemain. Les parents furent prévenus, et personne n’était absent au moment où le car est parti de notre petite école communale. On était bien loin de se douter de ce à quoi on allait être confrontés — comme d’habitude, ça chahutait et ça parlait… Nous avions bien vaguement entendu parler des événements provoqués par la tempête, mais sans nous sentir plus concernés que ça, absorbés dans nos jeux et les préoccupations habituelles pour notre âge.
Enfin, nous sommes arrivés, nous sommes descendus du car et nous nous sommes mis en rang avant d’aller à l’intérieur du centre, une baraque blanche qui n’annonçait rien de la claque violente que nous allions nous prendre en pleine figure.
La première chose qui nous a marqués, c’est l’odeur. Une odeur absolument infecte de vase et de mazout qui arrachait le nez et la gorge, nous faisant tous grimacer. L’ambiance était pesante, et ce n’était pas les cris des oiseaux, qu’on entendait mais ne voyait pas, qui allait aider à l’alléger… Le silence s’est fait dans les rangs, et nos mains se sont serrées, mal à l’aise.
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Dégâts écologiques et colère
La maîtresse nous a emmenés voir les bénévoles, et nous avons alors aperçu notre professeur. Charlotte sur la tête, combinaison blanche et gants en latex, il était en train de démazouter un oiseau qui était en bien piteux état et ne cessait d’essayer de s’enfuir. Les autres personnes présentes faisaient le même travail. Il nous a rejoints et nous a expliqué ce qu’ils faisaient, avant de nous montrer le centre, nous racontant tout, de A à Z.
Autant vous dire que la mini-moi de 7 ans n’avait qu’une envie : s’enfuir très vite, loin de cet endroit qui puait la mort à plein nez. Et pourtant, j’ai tout vu, tout écouté, avec une attention accrue et une colère immense qui montait, montait. Je ne comprenais pas comment cela avait pu se produire, ni qui étaient les responsables, mais je voulais que ça s’arrête et que justice soit faite. Mon professeur était devenu une sorte de combattant du mal, tout comme les bénévoles de l’époque, et le soir même, j’ai posé des questions à mes parents qui m’avaient expliqué la situation.
Ça a fait mal. Très mal. J’en veux encore à tous les acteurs de cette pollution, notamment Total. Surtout Total. J’ai grandi avec cette colère démesurée, celle d’une enfant qui avait vu le lieu de tous ses jeux et de tous ses rêves se faire souiller par une masse visqueuse et noire. Qui avait vu des oiseaux souffrir et mourir à cause d’elle.
On parle souvent du passage de l’enfance à l’âge adulte en terme de perte d’innocence, de la prise de conscience de notre mortalité et de la réalité de certaines choses. La mienne fut traumatisante, et m’emplit d’un sentiment d’injustice profonde qui a tout recouvert, autour de moi et en moi.
Alors quand le procès est arrivé et que Total a été condamné, le seul mot qui m’a traversé l’esprit était « enfin ».
La conscience ne vient qu’avec les catastrophes
Ça va faire 14 ans que cet incident s’est déroulé. Pourtant, en Bretagne, sur les plages les plus touchées, les souvenirs de l’Erika restent encore visibles aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre. Pour moi, l’Erika sera toujours associé à cette odeur qui refuse de me laisser tranquille et qui me donne la nausée, et aux images des oiseaux prisonniers.
Cette claque écologique ne s’est pas estompée avec le temps. Était-elle nécessaire ? Oui, car c’est à ce moment-là que j’ai compris à mon échelle que quelque chose n’allait pas ; l’affaire a permis de faire jurisprudence et d’enfin condamner les pollueurs à une toute autre échelle. Mais si seulement cela avait été fait plus tôt… Voilà mon seul regret dans l’histoire : qu’il ait fallu une telle catastrophe pour que quelque chose soit fait… Comme bien trop souvent.
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Les Commentaires
Du coup, quand il y a eu le naufrage de l'Erika (j'avais 10 ans), on est naturellement allé nettoyer la plage avec des copains de classe. On a bien galéré avec nos sacs poubelles et nos p'tites brosses à dents, mais on a eu l'impression d'aider... Par contre c'était carrément en mode warrior, sans gants, ni rien... ^^ mais la plage avait pas été beaucoup touchée.