Natalie Portman est un modèle de réussite. Si je devais être jalouse d’une personne dans ce monde, je pense que ce serait d’elle. Reprenons, dans le désordre.
Elle est belle, genre tellement belle qu’elle est égérie de Dior (ce qui n’est pas donné à toutes les belles gosses de la planète non plus).
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C’est une actrice, une profession qui caracole en tête de celles que j’aurais aimé exercer, et elle est plutôt douée dans son domaine — en témoigne l’interminable liste de ses nominations et de ses récompenses, dont un Oscar, excusez du peu. À 33 ans seulement, Natalie Portman a déjà une carrière prolifique, et elle vient de passer derrière la caméra pour réaliser son premier film : A Tale of Love and Darkness.
Et tout ceci n’est que la liste de ses accomplissements sur le plan professionnel. Sur le plan personnel aussi, Natalie Portman m’impressionne : végétarienne depuis ses 8 ans, elle est devenue végane en 2009, elle milite et soutient les causes environnementales, la lutte contre la pauvreté, les droits des animaux, et s’implique en politique (notamment durant la campagne de Barack Obama).
Je le mentionne tout de même parce que ça n’enlève rien au tableau de perfection qu’est la vie de cette personne : elle a rencontré son mari sur le tournage de Black Swan, Benjamin Millepied, avec qui elle a eu un enfant en 2011. Parlons de ces femmes qui réussissent tout, famille ET carrière…
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En parallèle, elle est aussi diplômée d’Harvard, cette prestigieuse université américaine dans laquelle on n’entre pas vraiment comme dans une boîte de nuit. Et c’est d’ailleurs en qualité de diplômée en 2003 que Natalie Portman a été invitée par l’école à prononcer le traditionnel « commencement speech », un discours inspirant à l’attention des diplômé•es de l’année.
Et ô surprise : Natalie Portman, cette femme que j’admire pour l’ensemble de son oeuvre, commence son discours par… s’excuser.
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« Je doute toujours de mes capacités »
Sa première réaction lorsqu’elle a reçu l’invitation de l’école a été de demander « des prête-plumes comiques », pour pouvoir écrire un discours drôle. Comme si ce qu’elle avait à dire, elle, sur son parcours et son expérience, n’était pas en soi suffisamment intéressant ! Comme si, lorsque l’école lui a proposé à elle de faire ce discours, cette invitation n’était pas une preuve suffisante de l’intérêt qu’on porte à ses mots à elle, à ce qu’elle est mesure d’apporter !
Non, sa première réaction a été de douter de sa légitimité à faire ce discours. Elle, diplômée de cette même école, douze ans plus tôt.
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Le syndrome de l’imposteur, ce double maléfique
Ce doute a un nom : on l’appelle « le syndrome de l’imposteur », et il frappe énormément de jeunes femmes, qui en viennent à interroger systématiquement leur légitimité à accepter et exercer une responsabilité, une mission.
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Beaucoup d’entre nous se disent sûrement : « Si j’avais le CV de Natalie Portman, je n’aurais pas les doutes que j’ai aujourd’hui. Moi je ne crois pas en mes capacités parce que justement, je ne suis pas à la hauteur »… Mais il faut savoir que la hauteur de la marche supérieure est la même à tous les échelons — c’est d’ailleurs le principe même d’un escalier : si tout d’un coup une marche est plus haute, on trébuche !
Lorsqu’on monte un escalier, on ne se pose pas la question de savoir si on va réussir à passer la marche supérieure : on sait qu’il nous suffit de répéter la manoeuvre. Et oui, c’est un effort, mais il n’a rien de surhumain. Le syndrome de l’imposteur, c’est un espère de double maléfique qui fait s’installer le doute, en te soufflant à l’oreille : « Wow, t’es SÛRE que c’est pas trop pour toi ? ».
Ainsi, Natalie Portman, qui figure au rang de mes modèles dans la vie, souffre du même syndrome de l’imposteur que celui qui m’a saisie le jour où un recruteur m’a proposé un poste, et qu’au lieu d’accepter du premier coup, j’ai d’abord répondu : « euh… ça m’intéresse, mais j’ai jamais fait ça » !
« Vous n’êtes pas là par hasard »
Face aux diplômé•e•s d’Harvard de l’année 2015, Natalie Portman est revenue sur ces doutes, qui paralysent les initiatives et plafonnent les ambitions. Elle raconte sa propre arrivée dans ce prestigieux établissement, le sentiment de ne pas y être légitime, la pression qu’elle s’est mise toute seule pour démontrer continuellement sa valeur et son mérite.
Et puis, surtout, comment elle s’est progressivement détachée de ce poids, sans jamais réussir à s’en débarrasser complètement (en témoigne sa première réaction face à l’invitation de l’école).
Natalie Portman le répète à ces jeunes qui s’apprêtent à quitter les bancs de l’université pour investir les différentes sphères professionnelles de la société : vous n’êtes pas là par hasard, vous ne recevez pas ce diplôme par hasard.
Et ces leçons s’appliquent aussi à nous, chacun•e dans son domaine de compétence ou de passion, qui doutons systématiquement de nos capacités, qui nous demandons perpétuellement si on est capables, qu’est-ce qu’on aurait à dire de plus, qu’est-ce qu’on ferait de mieux… Au lieu de tenter notre chance, de prendre des risques, d’échouer parfois et d’apprendre de nos erreurs.
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On vous a traduit l’intégralité du discours de Natalie Portman, parce que c’est une voix mêlant humilité et ambition — deux forces paradoxales, qui sont à la fois des moteurs et des freins. Et c’est une voix que tou•tes celles et ceux qui doutent constamment de leur propre valeur, de leurs capacités, de leur légitimité à s’exprimer, ont besoin d’entendre davantage.
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Merci pour ces mots, Natalie.
Le discours de Natalie Portman face aux diplômé•es d’Harvard 2015
– Merci à Louise Scheuh, Sarah Bocelli et Myriam La Vile pour la traduction !
« Bonjour chère promotion de 2015 ! Je suis très honorée d’être devant vous aujourd’hui, monsieur le président, mesdames et messieurs les professeurs, les parents, et plus particulièrement vous, les étudiant•e•s.
Merci beaucoup de m’avoir invitée. Ceci est, très sincèrement, l’une des choses les excitantes qu’on m’ait demandé de faire !
Je dois commencer par l’admettre — parce que je ne peux pas le nier, à présent que cet email a été publié suite au piratage de Sony — que lorsque j’ai reçu l’invitation, j’ai répondu, et je me cite :
« Wow ! C’est vraiment sympa ! Je vais avoir besoin de prête-plumes comiques ! Vous en auriez ? »
Cette première réponse, désormais publique, découlait de l’expérience de ma propre cérémonie de remise des diplômes, où nous avions eu la chance d’avoir Will Ferrell comme invité : beaucoup d’entre nous ayant la gueule de bois, voire étant défoncés, nous voulions principalement rire.
C’est vrai qu’on rigole toujours avec Will Ferrell — ici à Harvard en 2003.
Je dois donc vous avouer qu’aujourd’hui encore, douze ans après l’obtention de mon diplôme, je doute toujours de mes capacités, et je dois me rappeler que je ne suis pas ici par hasard.
Ce jour me rappelle celui de ma rentrée, ici, en première année, en 1999, une époque où vous étiez, à mon plus grand désarroi, encore en maternelle. Je me disais qu’il y avait dû y avoir une erreur, que je n’étais pas assez intelligente pour faire partie de cette école, et qu’à chaque fois que j’ouvrirai la bouche, il faudrait que je prouve que je ne suis pas « juste une actrice stupide ».
Donc je voudrais commencer par vous présenter mes excuses : ce discours ne sera pas spécialement drôle, je ne suis pas une comique, et je n’ai pas eu recours à des prête-plumes. Mais je suis ici pour vous le répéter : vous allez recevoir un diplôme de l’université d’Harvard, vous n’êtes pas ici par hasard.
Parfois, vos doutes et votre absence d’expérience pourront vous mener à suivre les attentes, les standards ou les valeurs de quelqu’un, mais vous pouvez exploiter cela pour construire votre propre voie. Une voie sans fardeau, sans savoir comment les choses sont censées être, une voie définie par des raisons qui vous sont propres.
Mais on rigole AUSSI avec Natalie Portman !
L’autre jour, je suis allée dans un parc d’attractions avec mon fils de presque quatre ans. Je l’ai regardé jouer à un jeu d’arcade : il était incroyablement concentré, lançant la balle vers la cible. En mère juive que je suis, j’ai brûlé une vingtaine d’étapes et je l’imaginais déjà en joueur professionnel, pensant à son but, affûtant son bras et sa concentration.
Mais ensuite j’ai réalisé, quand il a gagné, qu’il se concentrait pour échanger ses tickets contre des jouets pourris en plastique. Le prix était bien plus intéressant que le jeu. Évidemment, je voulais l’inciter à s’amuser et profiter du jeu, à améliorer sa pratique, à profiter de la satisfaction de bien faire les choses, et même à ressentir le plaisir d’avoir rempli les objectifs du jeu… mais tous ces aspects étaient dans l’ombre de ce petit jouet en plastique à 10 centimes avec des bras bleus élastiques et collants qu’il frapperait contre les murs. C’était ça, le prix.
Dans la nature même des enfants, on reconnaît beaucoup de nos propres tendances intérieures. Je me suis vue en lui, et peut-être que vous aussi. Partout, des prix nous sont servis, comme de fausses idoles : le prestige, la richesse, la reconnaissance, le pouvoir. Vous serez certainement exposé•e•s à toutes ces choses, ou au moins à certaines d’entre elles. Bien sûr, outre le fait d’être une fière ancienne élève, ce qui m’a permis d’être invitée à parler ici c’est aussi d’avoir obtenu des jouets très convoités dans ma vie, y compris un jouet pas trop en plastique et pas trop pourri : un Oscar.
Alors on se heurte à la rhétorique habituelle des discours de cérémonie de diplôme, avec ces gens qui ont réussi et qui vous disent qu’il ne faut pas toujours faire confiance aux fruits de la réussite. Mais je pense que cette contradiction peut être résumée par cette leçon : la réussite est magnifique quand tu en connais les raisons. Dans le cas contraire, ça peut devenir un piège terrible.
Je suis allée dans un lycée public à Long Island, le Syosset High School. Les filles avec qui j’étais au lycée avaient des sacs à main, les cheveux lissés et parlaient avec un accent que moi, débarquée du Connecticut à l’âge de 9 ans, j’imitais pour m’intégrer. « Oranges de Floride, cerises au chocolat »… En ce temps-là, Internet commençait à peine à s’imposer ; quand j’étais au lycée, les gens ne portaient pas beaucoup d’attention au fait que j’étais une actrice.
J’étais connue plutôt parce que j’avais un sac à dos plus grand que moi, et toujours du blanco sur les mains parce que je détestais voir quelque chose de barré dans mes cahiers. En terminale, j’ai été considérée comme « la plus à même d’être une candidate de Jeopardy » [un jeu télévisé de culture générale, NDLR] — une autre façon de dire « la plus intello ».
Quand je suis arrivée à Harvard, juste après la sortie du premier épisode de Star Wars, je savais que je repartais à zéro quant au regard des autres sur moi. J’avais peur que les gens pensent que j’étais entrée juste parce que j’étais connue et que je ne serais pas digne de la rigueur intellectuelle d’Harvard. Et ils n’étaient pas forcément loin du compte.
Quand je suis arrivée ici, je n’avais encore jamais écrit un article universitaire de dix pages. Je ne suis même pas sûre que j’avais déjà écrit un article de cinq pages. J’étais inquiète et intimidée par l’air paisible de mes camarades étudiants, qui venaient d’Exeter et pensaient que, par rapport au lycée, la charge de travail demandée ici ne représentait pas grand-chose. J’étais complètement submergée, et je pensais que lire 1000 pages par semaine était impossible, que je ne pourrais jamais écrire un mémoire de 50 pages. Je ne voyais pas comment expliquer quel était mon objectif — il n’était même pas clair à mes yeux !
Je suis actrice depuis que j’ai 11 ans, mais je pensais que le milieu de la comédie était trop superficiel, et futile. J’ai grandi dans une famille d’universitaires, et j’avais très peur de ne pas être prise au sérieux. D’un autre côté, alors que je cherchais encore ma voie, le premier jour de ma première année universitaire, cinq étudiants distincts se sont présentés à moi en me disant « Je vais être président-e, souviens-toi du moment où je t’ai dit ça ». Leurs noms, pour mémoire, étaient Bernie Sanders, Mark Rubio, Ted Cruz, Barack Obama et Hillary Clinton.
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Très sérieusement, je les ai tous crus. Leur allure et leur assurance suffisaient à confirmer leurs prédictions, quand je ne pouvais m’empêcher de continuer à douter de moi-même. Je n’avais été admise que parce que j’étais célèbre ! C’était comme ça que les gens me voyaient, et c’était comme ça que JE me voyais.
C’est mon manque de confiance en moi qui m’a poussée à chercher quelque chose de « sérieux » à faire à Harvard. Quelque chose plein de sens, qui allait changer le monde et le rendre meilleur. À l’âge de 18 ans, j’étais actrice depuis 7 ans, et je partais du principe que j’allais trouver une voie plus sage et pleine de sens à l’université. Alors quand la rentrée est arrivée, j’ai décidé de m’orienter vers la neurobiologie et la littérature hébreuse moderne avancée. Parce que j’étais sérieuse, parce que j’étais une intellectuelle. Il va sans dire que j’aurais dû échouer aux deux matières… J’ai eu des B, si vous voulez savoir, et depuis ce jour, chaque dimanche, je fais un sacrifice aux dieux païens de l’inflation des notes !
Mais tandis que je me démenais pour garder la tête hors de l’eau, je voyais mes ami-e-s écrire sur la voile et la pop culture, et des professeurs donner des cours sur les contes de fée et Matrix. J’ai réalisé que rechercher une voie « sérieuse » seulement pour être prise au sérieux était une entreprise vide de sens, et discutable, qui n’avait pour but que de contrer un débat interne à propos de moi-même.
Il y avait une raison qui fait que je suis actrice. J’aime ce que je fais. Et j’ai compris, grâce à mes pairs et mes mentors, que ce n’était pas seulement une raison « acceptable » : c’était la meilleure des raisons. Quand je suis venue à ma cérémonie de remise de diplôme, assise comme vous l’êtes aujourd’hui, après 4 années à tenter d’être enthousiasmée par quelques chose d’autre, j’ai admis que j’étais impatiente d’y retourner et de faire plus de films. Je voulais raconter des histoires, imaginer la vie d’autres personnes et en aider d’autres à faire la même chose. J’avais trouvé ou peut-être reconquis ma raison.
Vous avez un prix à présent, ou du moins vous en aurez un demain. Le prix est un diplôme d’Harvard dans votre main. Mais quelle est votre raison derrière cela ? Mon diplôme d’Harvard représente pour moi la curiosité et l’inventivité qui ont été encouragés ici. Les amitiés que j’ai entretenues. La façon dont ce professeur m’a dit de ne pas décrire la manière dont la lumière touche une fleur mais plutôt l’ombre que projette la fleur. La façon dont cet autre professeur parlait du théâtre comme d’une force religieuse transformatrice. Comment cet autre encore montrait quelle part de son cortex visuel était activée juste par l’imagination.
Sans compter que ces choses ne m’aident pas nécessairement à répondre aux questions les plus communes qui me sont posées : « Quel créateur portez-vous ?», « Quel est votre routine fitness et votre régime alimentaire ?», et « Vous avez des conseils en maquillage ? ».
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Mais je n’ai plus jamais eu honte de me poser ce que je pensais auparavant être une question stupide. Mon diplôme d’Harvard et mes autres prix sont les emblèmes des expériences qui m’ont menée jusqu’à eux. Les panneaux de bois des amphithéâtres, les feuilles colorées de l’automne, les toascaninis chauds à la vanille, lire des romans géniaux dans les chaises rembourrées de la bibliothèque, courir dans les réfectoires en criant « Ouh ! Ah ! CityStep, CityStep, CityStep, CityStep ! »…
C’est facile aujourd’hui de romancer le temps que j’ai passé ici, mais il y a aussi eu des moments difficiles. Un mélange entre avoir 19 ans, gérer ma première rupture, prendre une pilule contraceptive qui a depuis été retirée du marché à cause de ses effets secondaires dépressifs, et manquer trop souvent de lumière du jour pendant les mois d’hiver m’a menée à des moments particulièrement sombres, surtout en deuxième année.
En plusieurs occasions, j’ai fondu en larmes lors de rencontres avec un professeur, dépassée par ce que j’étais censée produire alors que j’arrivais à peine à m’extraire de mon lit le matin. Des moments où j’avais pris comme philosophie pour mon travail scolaire « Fini ! Pas bien ! ». Si je pouvais ne serait-ce que finir mon travail, même si ça devait me prendre un paquet géant de bonbons pour me faire tenir sur un seul devoir de 10 pages… J’avais le sentiment d’avoir accompli une grande épreuve. Je me répétais « Fini ! Pas bien ! ».
L’obsession de la perfection, thème central de Black Swan
Il y a quelques années, je suis allée à Tokyo avec mon mari, et j’ai mangé dans le restaurant de sushis le plus incroyable du monde. Je ne mange même pas de poisson, je suis végane : c’est dire à quel point c’était bon. Même avec juste des légumes, ces sushis étaient divins. Le restaurant avait six couverts. Mon mari et moi faisions l’éloge de ce riz qui était supérieur à tous les autres.
On se demandait pourquoi ils n’avaient pas un plus grand local, pour devenir le restaurant le plus populaire de la ville. Nos amis locaux nous ont expliqué que tous les bons restaurants à Tokyo sont aussi petits et ne servent qu’un seul type de plat : des sushis, des tempuras, des teriyakis… Parce qu’ils veulent faire les choses à la perfection : il n’est pas question de quantité, il s’agit de prendre du plaisir en faisant quelque chose de parfait, de particulier.
J’apprends encore maintenant que l’important c’est le « bien », et peut-être jamais le « fini » ; que la joie, l’éthique du travail et la virtuosité que nous apportons à des choses particulières peuvent apporter du plaisir aux autres et bien sûr à soi. Dans ma vie professionnelle aussi, ça m’a pris longtemps de trouver mes propres raisons de faire ce que je fais.
Mon premier film est sorti en 1994… encore une fois, et je n’en reviens toujours pas, l’année où beaucoup d’entre vous sont né•e•s ! J’avais 13 ans à sa sortie et je peux encore citer au mot près ce que le New York Times a dit à mon sujet :
« Mademoiselle Portman pose mieux qu’elle ne joue. »
Le film a eu des critiques universellement positives et a été un succès commercial. Ils’intitulaitLe Professionnel — ou Léon en Europe — et aujourd’hui, vingt ans et trente-cinq films plus tard, c’est toujours le film dont les gens me parlent le plus: à quel point ils l’ont aimé, à quel point il les a émus, à quel point c’est leur film préféré… Je me sens chanceuse que ma première expérience dans le cinéma soit celle-ci ; ça m’a appris que ma valeur devait venir de l’expérience d’avoir joué dans le film, de l’occasion de créer un lien avec des personnes, plutôt que des prix décernés dans mon domaine ou du succès commercial comme critique. J’ai aussi appris que ces premières réactions peuvent être de fausses prédictions quant à la valeur finale et à l’héritage du travail accompli.
J’ai commencé à choisir uniquement des rôles qui me passionnaient et desquels je savais que je pouvais tirer des expériences heureuses, riches de sens. J’ai profondément troublé tout mon entourage : les agents, les producteurs et le public. J’ai joué dans Les Fantômes de Goya, un film indépendant étranger, et étudié l’histoire de l’art en visitant le Musée du Prado tous les jours pendant quatre mois, tout en lisant des textes sur Goya et l’Inquisition espagnole. J’ai joué dans V for Vendetta, un film d’action à gros budget, dans lequel j’ai tout appris sur ceux qui se battent pour la liberté et qui, s’ils n’étaient pas tolérés, seraient appelés terroristes.
J’ai joué dans Votre Majesté, une comédie potache avec Danny McBride, pour laquelle j’ai ri pendant trois mois d’affilée. J’ai été capable de posséder ma propre valeur, qui n’a pas été déterminée par les résultats du box-office ou par un quelconque prestige.
Au moment où j’ai joué dans Black Swan, mon expérience m’appartenait toute entière et je me sentais immunisée face aux pires choses qu’on pourrait dire ou écrire à mon propos. Je ne m’inquiétais pas de savoir si les gens iraient voir le film ou non.
C’était instructif de voir que, pour les danseurs et danseuses de ballet, à partir du moment où tu atteins un certain niveau technique, tout ce qui te sépare des autres ce sont tes défauts ou tes différences. Une ballerine était connue parce qu’elle tournait avec un léger déséquilibre. Personne ne peut être le meilleur techniquement : quelqu’un d’autre sautera toujours plus haut ou aura une plus belle ligne. Le seule domaine dans lequel tu peux être le/la meilleur-e, c’est le développement de ta propre personne.
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Être l’auteur-e de sa propre expérience était le sujet de Black Swan. J’ai travaillé avec Darren Aronofsky, le réalisateur du film, pour changer ma dernière réplique en « C’était parfait. » parce que mon personnage, Nina, réussit artistiquement uniquement quand elle trouve la perfection et le plaisir pour elle-même et non quand elle essaye d’être parfaite aux yeux des autres.
Donc quand Black Swan a rencontré un succès commercial et que j’ai commencé à recevoir des récompenses,je me suis sentie honorée, et reconnaissante, d’avoir pu me connecter aux autres. Mais j’avais surtout atteint le coeur de ma valeur et du sens de mon travail, j’étais indépendante par rapport aux réactions venant de l’extérieur. Les gens m’ont dit que Black Swan était un risque artistique, que c’était un défi terrifiant d’essayer d’incarner une ballerine professionnelle. Mais ce n’est pas le courage ou l’amour durisque qui m’ont poussée à faire ce film.
J’étais tellement inconsciente de mes propres limites que j’ai fait des choses auxquelles je n’étais absolument pas préparée. Ainsi, l’absence d’expérience qui me complexait à l’université et qui me donnait envie de jouer selon les règles des autres me faisait prendre de vrais risques… sans même réaliser qu’ils en étaient !
Quand Darren m’a demandé si je pouvais danser un ballet, je lui ai dit que j’étais pratiquement déjà une ballerine au fond… ce dont je doute beaucoup maintenant. Quand, en préparant le film, j’ai réalisé que j’étais à des années-lumières du niveau d’une ballerine, ça m’a poussée à travailler un million de fois plus dur, et bien sûr la magie du cinéma et des doublures ont aidé à l’effet final.
Mais l’idée c’est que si j’avais eu conscience de mes propres limites, je n’aurais jamais pris ce risque. Et ce risque a mené à une de mes plus belles expériences artistiques et personnelles; j’ai non seulement ressenti une grande liberté, mais j’ai aussi rencontré mon mari pendant le tournage !
De la même façon, je viens de réaliser mon premier film, A Tale of Love and Darkness. Je ne m’étais pas rendue compte des épreuves qui m’attendaient. Il s’agit d’un film d’époque, entièrement en hébreu, dans lequel je joue aussi, avec un enfant de 8 ans comme co-star. Autant de défis qui auraient dû me terrifier, puisque je n’y étais absolument pas préparée.
Mais mon ignorance totale de mes propres limites a donné l’impression que j’étais sûre de moi, et m’a menée à la chaise de réalisatrice. Une fois que j’y étais, j’ai dû me débrouiller… et être persuadée de pouvoir gérer tout ça, contre toute attente, représentait la moitié du chemin à accomplir. L’autre moitié, c’était du travail acharné. Cela s’est avéré être l’expérience la plus significative de ma carrière.
Bon, bien sûr, je ne suis pas en train de vous encourager à réaliser une opération à coeur ouvert sans avoir les connaissances nécessaires ! La réalisation de films, nous sommes d’accord, a des conséquences moins graves que la plupart des professions, et laisse une place à l’erreur. Ce que je veux dire, c’est que vous devez profiter du fait que vous ne doutez pas trop de vous-mêmes pour l’instant. En vieillissant, on devient plus réaliste, notamment à propos de nos propres capacités, et ce réalisme ne nous rend pas forcément service.
Les gens sont toujours en train de dire qu’il faut embrasser ce qui nous fait peur : ça n’a jamais fonctionné pour moi. Si j’ai peur, je fuis. Et j’encouragerai probablement mon enfant à faire la même chose. La peur nous protège, de bien des façons. Ce qui a fonctionné pour moi, c’est d’embrasser ma propre… inconscience. Le fait d’être plus sûre de moi que je n’aurais dû l’être, un comportement qui a tendance à être décrié chez les jeunes américains, et ceux d’entre nous qui ont profité de l’inflation des notes, de l’ego… Ça peut être une bonne chose, si ça vous pousse à tenter des choses que vous n’auriez jamais tenté autrement.
L’inexpérience est un atout qui nous permet de penser et percevoir les choses de façon non conventionnelle. Il faut accepter son manque de connaissance, et s’en servir comme d’une force. Je connais un violoniste célèbre qui m’a dit qu’il ne pouvait pas composer, parce qu’il connaissait beaucoup trop de morceaux : lorsqu’il commence à penser à une note, un morceau existant lui vient aussitôt à l’esprit.
Votre plus grande force est de vous engager dans quelque chose sans savoir à quoi les choses sont censées ressembler. Vous pouvez composer librement, car votre esprit n’est pas encombré par des morceaux existants, car vous ne tenez rien pour acquis. Tout ce que vous connaissez, c’est VOTRE façon de faire les choses.
Vous tou•te•s ici, vous êtes parti•e•s pour accomplir de grandes choses, cela ne fait aucun doute. Chaque fois que vous cherchez à entreprendre quelque chose de nouveau, votre manque d’expérience peut soit mener vers une fausse route, une route sur laquelle vous allez vous conformer aux valeurs de quelqu’un d’autre… soit vous pousser à suivre votre propre chemin. Même si vous ne réalisez pas que c’est ce que vous êtes en train de faire. Si vos raisons vous appartiennent, la route que vous suivez, même cahoteuse et maladroite, ne sera que la vôtre.
Et vous contrôlerez les récompenses de votre travail en gardant votre vie personnelle enrichissante ! Au risque de passer pour une candidate à Miss America…les choses les plus enrichissantes que j’ai vécues sont vraiment les interactions humaines. Passer du temps avec des femmes dans des villages au Mexique grâce à FINCA, un organisme de microfinance, rencontrer des jeunes filles qui étaient les premières et les seules de leur communauté à aller au collège au Kenya, avec FREE THE CHILDREN, un groupe qui crée des écoles durables dans les pays en voie de développement, pister les gorilles avec des écologistes au Rwanda…
C’est un cliché… parce que c’est vrai : aider les autres finit par vous aider vous-mêmes. Sortir de vos propres intérêts et prêter attention à la vie de quelqu’un d’autre pendant un temps vous rappelle que vous n’êtes pas le centre de l’univers. Et qu’avec un peu de générosité, on peut changer le cours de la vie de quelqu’un.
Même au travail, les petits gestes de bonté qu’ont montré les membres de l’équipe, les réalisateurs ou les collègues acteurs à mon égard ont eu les effets les plus durables. Et bien sûr, avant toute chose, le centre de mon monde c’est l’amour que je partage avec ma famille et mes proches.
Je vous souhaite que vos ami•e•s soient à vos côtés, comme mes ami•e•s d’Harvard et moi sommes restés proches depuis que nous avons reçu nos diplômes. On s’est occupé les un•e•s des autres pendant les chagrins d’amour et on a dansé aux mariages des un•e•s et des autres. On s’est soutenu•e•s à des enterrements et on a bercé chacun de nos nouveaux-nés. On a travaillé ensemble sur des projets, on s’est aidé•e•s à trouver des emplois et on a organisé des fêtes quand l’un•e de nous se séparait d’une mauvaise personne. Nos enfants sont en train de créer une seconde génération d’amitiés alors que nous les regardons faire leurs premiers pas ensemble, parents exténués que nous sommes !
Saisissez les gens bien autour de vous. Ne les laissez pas partir. Le plus grand atout que vous fournit cette école, c’est un groupe de pairs qui seront à la fois votre famille et vos professeurs pour la vie.
Je me souviens que j’étais toujours en colèrecontre le printemps ici, à Cambridge. Il nousfaisait penser à un parc rempli de lanceurs de frisbee après huit mois d’hibernation dans la sombre et rigide bibliothèque ! Cette école a réussi à tourner le beau temps en un dernier souvenir que l’on devrait garder à l’esprit, qui nous donnerait envie de revenir…
Mais alors que je m’éloigne de mes années ici, je sais que le pouvoir de cette école est bien plus profond que le contrôle de la météo. Il a changé la question que je me posais. Pour citer l’un de mes penseurs favoris, Abraham Joshua Heschel :
« Être ou ne pas être n’est pas la question : la question vitale est comment être ou ne pas être. »
Merci. J’ai hâte de voir comment vous allez accomplir toutes les belles choses qui vous attendent ! »
De tels mots de tendresse et de sagesse de la part d’une aussi grande dame, ça fait chaud au cœur, non ? Et promis, même si vous n’êtes pas à Harvard, ça vous concerne aussi !
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