Nadia m’avait donné rendez-vous à la Défense, dans un café au milieu des gratte-ciels. Aimable, professionnelle, souriante et très, très, discrète. Pourtant, dès qu’on a commencé à discuter, je me suis vite aperçue que Nadia avait des choses à dire, et beaucoup d’idées à transmettre. Nadia est journaliste en free-lance et écrit pour divers médias. Mais pas seulement : c’est aussi la fondatrice de MeltingBook, un annuaire en ligne d’expert•e•s issu•es de la diversité !
« Je me suis auto-censurée »
Être journaliste, c’était le rêve de Nadia, lorsqu’elle était adolescente. Et pourtant, elle a mis longtemps avant d’oser creuser sa place dans la profession :
« J’étais très fofolle, plutôt timide, sensible. J’avais beaucoup d’empathie pour les gens, parfois trop. Je savais que je voulais être journaliste, mais pour moi c’était inaccessible. »
Elle s’est auto-censurée, dit-elle. D’abord parce que le personnel enseignant ne l’a pas encouragée :
« C’est le truc un peu classique, quand tu viens de banlieue, d’une famille immigrée et d’un milieu modeste. On ne t’a pas forcément parlé de faire une école de journalisme. Les conseillères d’orientation te disent que c’est extrêmement dur. Je me souviens d’un rendez-vous avec une CIO… ce n’était clairement pas le discours volontaire où on te dit qu’on croit en toi et que tu devrais essayer. Il y en a des millions comme moi. »
Quand elle était en terminale, Nadia a voulu s’inscrire en hypokâgne, en prépa littéraire :
« Mon lycée avait une prépa. Je suis allée voir la proviseure adjointe et je lui ai expliqué que je voulais l’intégrer. Au final, je n’ai même pas tenté. C’est vraiment des prédispositions d’esprit, et pourtant je suis quelqu’un d’ambitieux et qui y va… »
Les lettres modernes, alternative au journalisme
Après son baccalauréat, Nadia a fait quatre ans d’études littéraires, dont un master de lettres modernes, à la Sorbonne à Paris. Son objectif était de passer les concours des écoles de journalisme ensuite.
« Mais au fur et à mesure du temps, je me disais que je n’avais pas le niveau et que je n’y arriverai jamais. Tu es dans un environnement parisien, il y a des élèves qui ont un niveau de folie. Tu prends conscience qu’avec les gens en face de toi, vous ne venez pas du même cercle et n’avez pas les mêmes formations en terme de qualité. Certes, j’étais une élève très curieuse, je lisais beaucoup et je découvrais pas tout ça. Mais tu te rends compte à quel point tu viens d’un établissement qui n’a pas un niveau terrible, et que tu n’as pas forcément eu vent des filières d’excellence. »
Nadia regrette de n’avoir pas été poussée à dépasser ses limites lorsqu’elle était à la fac. Elle aurait aimé qu’on lui conseille de mettre à profit le temps dont elle disposait pour faire un autre cursus, par exemple une licence d’anglais :
« C’était bien beau, mais on avait 12 ou 13 heures de cours. Une licence de lettres, c’est bien, mais à part si tu veux être prof ou si t’es sûre de tenter les concours de journalisme… »
Une école de journalisme, Nadia n’en a tenté qu’une, lorsqu’elle avait 25 ans. Elle ne l’a pas eue et dit elle-même qu’elle ne l’avait pas vraiment préparée. Finalement, elle a fait un master 2 (un DESS à l’époque) en communication politique :
« Quand je me suis rendue compte que le journalisme m’aiderait pas à payer mes factures, je me suis dit qu’il fallait réfléchir à autre chose. J’avais des contraintes personnelles qui faisaient que j’avais des charges. J’ai regardé un peu la communication politique, et ça m’a intéressée. »
De la communication politique au journalisme
Après ses études, Nadia a trouvé un boulot dans la communication publique :
« C’était quand même lié à la politique parce que c’était une agence liée au gouvernement. J’ai fait beaucoup d’événementiel politique, du relationnel. J’ai enchaîné les CDD. Pendant ces années, j’en ai profité pour aller faire quelques formations, notamment au Centre de formation et de perfectionnement des journalistes à Paris. »
Elle est revenue au journalisme après avoir eu son premier enfant, et après sa rencontre avec Serge Michel, le fondateur du BondyBlog :
« À l’époque, j’étais à huit mois de grossesse. Il lançait un média autour du BondyBlog, mais dédié à l’économie. Je me suis retrouvée dans l’aventure, et c’est comme ça que j’ai commencé à être publiée. Depuis, j’en ai fait pas mal, des articles… J’ai même fini par avoir ma carte de presse, comme quoi ! Si je ne rentre pas par la porte, je rentre par la fenêtre ! »
Nadia ne voulait pas retourner travailler à temps plein, et cette opportunité d’être en free-lance est arrivée au bon moment :
« C’était compliqué au début, mais les premières années, ça me permettait d’être avec mon fils et de gérer les choses tranquillement. L’année dernière, je me suis dit humblement que je n’avais pas percé dans la presse, et que j’en avais marre des piges, même si j’avais de quoi faire. Je me suis remise en salariée dans la com’. Mais j’ai arrêté, parce que c’était chiant et que ce n’était pas ce que je voulais faire. »
Des médias « trop blancs »
Nadia a travaillé essentiellement pour des médias communautaires ou indépendants, sur la diversité. Après le BondyBlog, elle est passé au Courrier de l’Atlas, qui était un magazine vendu en kiosque, puis pour SalamNews, SaphirNews et un magazine anglo-saxon édité en français autour de l’économie en Afrique. Un choix ? Pas forcément.
« Par rapport à mes réseaux, on ne m’a donné ma chance que dans ces médias-là. »
Percer dans les médias mainstream, c’est compliqué, constate Nadia. Aujourd’hui, ça ne l’intéresse plus. Elle a fait un constat important :
« J’étais agacée de voir que dans les grands médias, on voyait toujours les mêmes personnes, qui n’étaient pas toujours des gens crédibles ni compétents. Alors que dans mon réseau, je rencontrais des gens qui avaient vraiment un super discours, des éclairages et une plus-value à apporter ! Je pense pas que les gens de la diversité s’autocensurent, même si certains n’en ont rien à faire d’être interviewés par France TV. »
En France, la profession de journaliste est majoritairement blanche, m’explique Nadia :
« Globalement, les tenants de l’information aujourd’hui sont des Blancs, avec tout ce qui ça sous-entend. Ils viennent souvent de milieux aisés, même si une minorité sociale commence à se lancer dans les médias. Du coup, ils vont dans leurs réseaux, ce qui est naturel, je fais pareil. Ils n’ont pas les contacts. »
Selon elle, ce n’est pas un manque d’objectivité :
« Ça n’existe pas, l’objectivité, c’est pas possible. Mais dans la méthode de travail, la déontologie, est-ce que quand tu fais un papier, tu fais parler toutes les voix ? On est loin de ça… »
Dans ses sujets, Nadia met un point d’honneur à ne jamais donner la parole aux mêmes personnes, me dit-elle, sauf si elles ont réellement une double compétence :
« Je n’ai jamais eu cette fainéantise, parce que je considère que ça ne fait pas forcément avancer les choses. Ce n’est pas valorisant pour mon travail, qui, en tant que journaliste, consiste à trouver l’information, à dégoter des personnes, et à soulever des problématiques qu’on ne verra pas ailleurs. Ça me prend plus de temps, mais j’ai un réseau assez large. »
MeltingBook, un annuaire inclusif
C’est cette réflexion qui l’a amenée à imaginer le concept de MeltingBook :
« Je me suis dit ce serait bien de mettre en avant ces gens des diversités, et d’apporter une vision, une espèce d’outil. J’essaye de faire des portraits agréables à lire, où les gens apprennent des choses, et de dénicher des personnes. C’est pas la quatrième de Libé, on est d’accord, c’est le Web. Très vite, l’idée d’une base de données est apparue, comme le font Les Expertes, pour la presse. Mais je ne l’ai pas mise en oeuvre avant septembre dernier. »
Nadia a fondé MeltingBook entre 2009 et 2010. Au départ, il ne s’agissait que d’un blog sur Wordpress, créé par un copain. Elle a commencé par écrire des portraits de personnes de son entourage :
« Les deux premières années, j’ai fait ça rapidement, un peu de loin, de temps en temps. Le concept plaisait vachement : c’était nouveau et personne ne faisait ça. Au bout de trois ans, je me suis dit que ce serait bien de le développer. »
Pour débuter son projet, Nadia a reçu une aide de l’ambassade des États-Unis :
« Ils ont des programmes de leader émergent. Ils sont très actifs pour repérer les gens des « minorités » qui ont des potentiels divers, y compris les projets français auxquels ils croient, et qui leur semblent intéressants d’un point de vue cohésion sociale et diversité. »
Avant cela, Nadia avait eu un rendez-vous avec une entreprise française, au service diversité :
« Je raconte souvent cette anecdote. En fait, on m’a dit : « Vous savez, y a déjà le Who’s who, ça sert pas à grand chose. Est-ce que vous aurez assez de gens ? » Sous-entendu : dans la diversité, il y a surtout des bras-cassés. Mais finalement, ça m’a poussée à continuer. »
Nadia a passé une année à développer le site et à mettre en ligne des portraits de plus en plus nombreux. Elle a hésité à arrêter ou à continuer, mais avec un modèle économique qui lui permettrait de transformer MeltingBook en business :
« J’ai trouvé un gars qui avait une petite agence, et aidait les entrepreneurs en herbe à faire du business plan. On a travaillé ensemble pendant six mois. Ensuite, il a carrément fait la refonte du site avec un webmaster. Il m’a proposé un modèle économique qui me convenait, même si on tâtonne encore. On partait sur une base de données où on vend les coordonnées de la personne, c’est-à-dire que tu payes pour la contacter. »
Au début, les visiteurs ne voyaient que le chapeau de l’article, sans le nom de la personne. Mais ils ne restaient pas sur le site, alors Nadia a ouvert les portraits aux lecteurs et lectrices. Il faut désormais payer 3,90€ pour contacter la personne présentée. La journaliste essaye de mettre en valeur les parcours de ses interlocuteurs :
« Je pense que les gens des diversités méritent d’être mis en avant. Mais MeltingBook n’est pas un site de Noirs et d’Arabes exclusivement. J’essaye d’être incluante, il y a de tout en fait ! »
Certaines rencontres l’ont particulièrement marquée : celle de Fatoumata Kebe, doctorante en astronomie, de Nadia Ramdani, journaliste à Londres, d’Agnès Burlin, une ancienne magistrate qui a quitté l’École nationale de la magistrature pour monter une école Montessori à Toulouse…
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Un manque de diversité dans les médias « classiques »
Par rapport aux experts présents dans les médias, la journaliste a noté un avant et un après Charlie Hebdo.
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« Les médias ont été acculés. Personne ne s’attendait à ce qui s’est passé en janvier, tout le monde a pris une grosse claque dans la figure. Et ils ont été capables, là, de trouver des experts qu’on ne voyait que dans des médias communautaires. Je trouve dommage qu’il faille attendre des drames pour essayer d’inclure tout le monde… Et encore, on est loin du compte. »
Nadia se souvent aussi qu’à cette époque, tous les gens qui formaient son réseau ont été contactés par les médias étrangers :
« J’ai fait une télé polonaise, et j’ai été contactée par une journaliste de la BBC pour que je lui trouve des gens. Mais en France, personne. Je pense que ce n’est pas forcément conscient, c’est juste que les mecs sont à l’ouest. Ils font intervenir des grosses têtes d’affiche, comme Mohamed Sifaoui, qui ne sont pas des gens de terrain, pas forcément compétents. »
Si les médias étrangers ne constituent pas la panacée à ses yeux au niveau diversité, Nadia regrette ce qu’elle considère en France comme une régression :
« Ce qui est dommage, c’est qu’on ne comprend pas que les gens ne font pas la manche. Si tu t’ouvres à la diversité tant dans tes contenus que dans des équipes, tu vas gagner des parts de marché ! »
Dans les médias communautaires, plus de liberté
Car la diversité, c’est bien beau, mais il faut investir dedans, insiste Nadia. Et les médias mainstream ne s’en donnent pas les moyens, selon elle. Elle prend l’exemple du projet des Expertes, une initiative contre laquelle elle n’a rien, mais précisément présente essentiellement des personnes blanches :
« Radio France et France TV ont financé le projet, pour faire un outil blanc, alors que ce sont des médias publics, qui ont une mission de service public. Ce n’est pas une volonté, c’est juste qu’ils n’ont pas été regardants. Ils auraient dû, dans un cahier des charges, dire qu’ils voulaient un outil qui soit à l’image de la société française. Le problème, c’est que ça ne leur est même pas venu à l’esprit. »
On lui a proposé de participer, pour un prix qu’elle a jugé dérisoire :
« Ils te disent qu’ils veulent faire des contenus plus diversifiés, avoir des gens de la diversité, mais à zéro euro, c’est pas possible ! Je fais un travail professionnel, de qualité, et je ne travaillerai pas pour rien ! »
Nadia regrette le manque de nuances dans les médias classiques, qui découle (entre autres) du manque de diversité :
« Je pense qu’ils ont du mal à traiter certaines réalités, pas toutes, certes. En télé, c’est assez facile à expliquer : les formats ne permettent pas de traiter l’information en profondeur. Ça dépend des sujets, mais je pense aussi qu’il y a une contrainte économique qui fait que les médias ont besoin de faire du buzz et de l’audience. On va traiter l’actualité telle qu’elle est, mais sur certains sujets, par exemple l’Islam, on va se contenter de faire des raccourcis. Aussi parce que les journalistes n’ont pas l’ancrage sur le terrain. »
Travailler chez BFM ou iTélé, pas question donc, à moins d’avoir une carte blanche. Nadia préfère donc les médias indépendants :
« Mon discours peut sembler catégorique. Je pense que j’ai une vision des choses qui n’est pas standardisée, j’essaye vraiment d’apporter de la nuance dans mes travaux. Et dans les médias indépendants, on a quand même une marge de manoeuvre assez importante, par rapport aux sujets qui m’intéressent, par exemple la question de l’Islam, et les banlieues, mais pas seulement. »
Le féminisme musulman face aux idées reçues
Parmi les sujets qu’elle a traité dernièrement, l’un particulièrement marqué. Elle avoue l’avoir trouvé pas mal, tout en craignant de passer aux yeux des autres pour une « fille qui se la raconte » :
« J’ai écrit sur le dévoilement, les filles qui commencent à enlever leur voile en France. Soit parce qu’elles ne se sentent plus en phase avec lui, soit parce qu’elles estiment qu’aujourd’hui, c’est très compliqué de pouvoir jouer un rôle dans notre société, plutôt islamophobe, quand on porte un voile. Elles se disent que finalement, elles préfèrent l’enlever et avoir une utilité sociale, être élue si elles ont une possibilité d’être élue… Finalement les filles voilées, aujourd’hui, qui sont compétentes et ont des qualifications, elles partent. »
Si Nadia, qui n’est pas voilée, trouve ce sujet particulièrement intéressant, c’est parce qu’il bouscule les lignes, et notamment celles du féminisme :
« Avec l’émergence du féminisme musulman en France, les féministes « historiques » ne comprennent pas. Les nanas sont obligées de se remettre en question et de faire un travail sur elles-mêmes. Elles ont l’impression que le féminisme leur appartient, qu’il faut être comme elles, la bourgeoise blanche, sinon tu ne peux pas être féministe. Elles ne veulent pas accoler les féministes musulmanes à leurs combats. Mais si une fille voilée te dit qu’elle se sent féministe, c’est son droit ! Tu n’es pas dépositaire du féminisme… À un moment donné, il faut que les gens fassent preuve de nuance d’esprit et sortent de cette vision ethnocentrée. »
Nadia organise des petits déjeuners avec MeltingBook, et a fait se rencontrer des féministes « traditionnelles » et musulmanes :
« C’était très intéressant, quand on te dit d’emblée « Moi je ne comprends pas qu’on puisse être féministe et voilée », c’est bien de pouvoir en discuter, de pouvoir expliquer, sans forcément convaincre, mais de montrer que les lignes bougent. »
Elle m’explique dans les grandes lignes :
« Le féminisme musulman, aujourd’hui, c’est de dire, si je porte le voile, c’est mon choix le plus absolu, personne ne m’a demandé de le porter. Ces féministes-là sont sur deux fronts. Elles doivent faire légitimer leur féminisme à l’extérieur face aux militantes « standards » qui les empêchent de le revendiquer. Et elles se battent aussi en interne contre les visions patriarcales, elles doivent revoir la lecture patriarcale des textes en intracommunautaire. Le féminisme musulman, c’est juste une qualification en plus. Mais les combats se recoupent, on fait la même chose en tant que femme. »
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Les inégalités de salaire, la conciliation entre vie personnelle et professionnelle, les combats à mener en tant qu’étudiante, en tant que jeune fille, que femme qui travaille, va faire un enfant et se faire enquiquiner par son patron, en tant que maman, en tant qu’épouse ou non : Nadia insiste, cela concerne toutes les femmes.
La journaliste ne se considère pas comme militante, notamment parce qu’elle ne participe pas aux réunions. Mais elle se sent proche des réseaux féministes musulmans. Pour elle, le féminisme :
« C’est faire en sorte que femmes et hommes aient une place équilibrée, que chacun se retrouve. On n’est pas forcément dans la complémentarité, c’est aussi que personne prenne le poids sur l’autre en s’appuyant sur les textes, si on parle de l’Islam. Ce que je dis souvent c’est que l’Islam est parfait, mais les hommes ne le sont pas… Je suis féministe, mais pas dans le sillage de la révolution sexuelle. Je suis plutôt dans un juste équilibre. »
Féministe, dans ce sens-là, la journaliste l’a toujours été, me dit-elle :
« Je pense que ça a toujours été présent, mais ce n’était « pas bien vu » d’être féministe chez nous. Je me suis rendue compte qu’en tant que femme, on ne pouvait pas ne pas être combattante de quelque chose. Il y a trop à mener pour dire qu’on est pas féministe, à condition de ne pas en avoir une vision réductrice, bien sûr. Ce qui est intéressant, c’est que ces dernières années, c’est la misogynie de certaines femmes qui m’a rendue féministe. On attendrait beaucoup de la solidarité des femmes, mais parfois elles sont redoutables entre elles. »
Écrire des livres pour aller plus loin
Mais l’activité de Nadia ne s’arrête pas aux articles qu’elle publie. Avant de commencer à écrire pour la presse, elle rêvait de télé :
« Je pense que c’est à cause du prestige de la médiatisation, et parce que c’est un média de masse. Mais ça ne va pas plus loin, parce qu’en fait j’adore la presse écrite et je trouve que c’est beaucoup plus noble d’écrire. »
Elle se souvient avoir toujours voulu écrire des livres, depuis toute petite :
« J’ai toujours été en admiration devant les gens qui écrivaient. J’aime faire ça. Et avoir fait des livres, ça m’a montré que rédiger des articles, c’est bien, mais ce n’est plus une finalité pour moi. Je ne veux faire que ça, j’ai envie de continuer à écrire, et de développer ma start-up ! »
Le rêve de petite fille s’est concrétisée : elle est l’auteure de plusieurs ouvrages sur des sujets de société. Son tout premier livre parlait de la guerre d’Algérie. À l’époque, elle a contacté un éditeur dans l’objectif d’interroger un auteur pour l’un de ses articles. Elle en a profité pour glisser quelques mots sur son projet :
« C’était une petite maison d’édition, donc ça a été très rapide. Il m’a dit : envoyez-moi le synopsis, et j’ai écrit mon livre. J’ai fait parler les anciens qui ont vécu la guerre d’Algérie, les gens de ma famille notamment. »
Nadia n’a pas fait un livre contre la France, insiste-t-elle, mais elle tenait à raconter cet aspect de l’Histoire, celui qu’elle avait entendu enfant :
« Les viols de guerre en Algérie, on n’en parle pas. Alors qu’ils sont bien plus nombreux que ce qu’on peut penser, et que c’était le fait de la France, pays des droits de l’Homme ! Dans ma famille, les gens n’avaient pas le droit d’aller à la plage, ni dans les hôpitaux. C’était ça, la colonisation. Il n’y a pas de haine anti-Français, c’est juste raconter ce qui s’est passé. »
Nadia a conscience que son discours pourrait déranger, mais elle ne veut plus se censurer :
« Je n’ai pas à taire ce que la France a fait en Algérie, parce qu’elle a fait des choses qui ne sont pas dignes d’elle. Et c’est marrant, parce que je me sens vachement plus libre de dire ce que je pense maintenant. Avant, quand j’étais en CDI dans le salariat, j’avais peur de me griller parce que ceci ou cela… Aujourd’hui, je m’en fous. »
La « schizophrénie » de l’immigration
Elle ne conçoit pas le journalisme autrement qu’engagé :
« C’est quelque chose qui se discute, mais que j’ai appris au fur et à mesure. C’est ma marque de fabrique, je suis quelqu’un d’engagé et je ne transigerai pas. »
Nadia est née en Seine-Saint-Denis et a grandi dans le Val D’Oise :
« J’ai grandi dans ce qu’on appelle un quartier, une cité. J’y suis peu aujourd’hui et je me vois pas y revivre. J’ai fait toute mon adolescence là-bas, très vite mes cercles se sont formés en fonction des affinités, il y a des gens avec qui je suis allée à l’école et avec qui je n’ai rien à faire. Je ne suis pas restée là-bas, j’avais des amis de là-bas, mais on était à l’extérieur. Il y a quand même une ambiance que j’aimais bien, de village un peu, les gens se connaissent. »
Ce que ses parents ont vécu, la colonisation, l’écrasement de l’identité, Nadia estime les gens ne se rendent pas compte de ce que c’était et à quel point cela peut influencer les générations suivantes. Elle parle de grandir dans une sorte de « schizophrénie » :
« Avec l’immigration, il ne faut pas trop se positionner, pas trop montrer que t’es musulman, il faut aller dans le sens du vent, ne pas faire de vagues… C’est un truc assimilé, inconscient, ce sont des restes de la colonisation. »
Nadia estime que le complexe du colon et celui du colonisé se sont transmis au fur et à mesure des génération :
« C’est une réalité. Je pense à mes parents, ma grand-mère, mes aïeux. Quand on essaye d’écraser ton identité, de te dire que t’es une merde, tu ne peux pas dire à tes enfants que ce sont des conquérants et leur transmettre la confiance en eux. »
« On adore mettre les gens dans des cases »
Nadia a aussi écrit un Petit précis de l’Islamophobie ordinaire :
« Je racontais des anecdotes décalées sur les gens qui faisaient des remarques ou avaient des postures islamophobes, qui relevaient vraiment de la bêtise. Je disais que c’était l’ignorance. Mais ça n’explique pas tout, c’est faux, il y a un vrai terreau raciste en France. »
Nadia sait que ses travaux dérangent :
« Ça fait longtemps que je suis référencée sur François de Souche [un blog d’actualité identitaire d’extrême-droite, NDLR] ! En octobre dernier, j’ai eu une double page dans Rivarol [hebdomadaire français d’extrême-droite]. C’est un portrait très détaillé, je me fais presque insulter. C’est intéressant parce que pour moi, ce que je fais ou que je peux écrire, c’est la normalité, alors que finalement c’est très engagé. »
La journaliste le dit elle-même, elle s’en prend plein la figure, et elle n’est pas la seule :
« On est plein autour de moi, on a intégré ça comme si c’était un truc normal, mais non, c’est pas normal ! Quand tu vois ce que se prend une nana comme Rokhaya Diallo, ou une amie, Virginie Sassoon, qui a bloqué 200 personnes parce qu’elle a tweeté une affiche du Festival de la négresse, en demandant si on était vraiment en 2015…
Après Rivarol, j’ai eu des coups de fils anonyme pendant un certain temps. FdeSouche a parlé de MeltingBook comme le « carnet des mélanges », je suis soutenue par l’ambassade des États-Unis donc je fais forcément partie de la CIA… [rires]. Au fond, même si je n’ai pas une grosse surface médiatique, ça me fait plaisir de me dire que je dérange. »
Nadia est aussi sensible à la question de l’antisémitisme :
« D’après ce que disait une amie chercheur, la France un des pays qui a le plus collaboré. Donc le mythe de la Résistance, je veux bien mais à un moment, il va falloir assumer les choses. Ça me fait bien rire quand on fait passer les gens des quartiers, les gens issus de l’immigration, comme les plus grands antisémites ! Moi, je suis propre dans mes baskets : mes parents n’ont pas collaboré, c’était des colonisés !
Il faut remettre les choses en place, mais ça suppose beaucoup de connaissances et de travail de vérification, et il y a une grosse hypocrisie en France sur ces sujets-là. »
La journaliste a modéré son discours avec le temps :
« Je ne pense pas qu’on soit tous racistes. Je pense la fracture se fait entre les gens qui sont capables de sortir d’eux-mêmes et d’analyser leurs réactions, parce que c’est pas donné à tout le monde, d’être honnête intellectuellement et de faire ce travail, et les autres, qui sont dans le déni, ne voient même pas, ne comprennent pas. Pour eux, je vais avoir un discours islamo-gauchiste, alors que je ne suis pas forcément à gauche. Il faut que les gens fassent un effort de complexification des choses, parce que c’est pas tout noir ou blanc. »
Nadia écrit actuellement un livre sur le sujet de la diversité. Elle aimerait aller au fond du sujet, interroger les rapports à l’histoire pour comprendre pourquoi on en est là aujourd’hui :
« La diversité, ce n’est pas que c’est raciste, c’est juste un mot gentil pour éviter de dire les Arabes, Noirs, les Asiatiques, les handicapé•e•s, les femmes… Réjane Sénac, chercheuse dans ce domaine, l’explique très bien dans son livre L’invention de la diversité. Par exemple, les gens de la diversité en politique, Rachida Dati, Fadela Amara, on les a inclus dans les mêmes réseaux que ceux dont les exclut, et parce que c’est des gens des minorités. C’est hallucinant, c’est une grosse hypocrisie… »
Nadia note d’ailleurs que parce qu’elle traite de ces sujets que sont l’Islam et les banlieues, on a tendance à la catégoriser :
« En France on adore faire ça, mettre les gens dans des cases. Avant je comprenais pas cette expression, je voyais des vedettes dire ça et ça me parlait pas. [rires] Mais je peux faire d’autres sujets ! »
Faire avancer les choses, est-ce encore possible ?
La solution pour faire changer les choses ? C’est peut-être triste, mais Nadia n’en voit pas vraiment.
« Je pense que la prise de conscience ne se passera pas. Il faut contraindre les gens, et même comme ça, ça ne marche pas bien. La loi sur la parité, ça n’a pas permis vraiment de faire avancer les choses, c’est juste la première pierre. Je suis plutôt pour les statistiques ethniques, de manière encadrée. Même si ce n’est certainement pas l’idéal, c’est clair : le gars qui va rentrer dans une rédaction parce qu’il est un quota, on lui renverra toujours sa légitimité à la figure…
Pareil pour les conventions ZEP à Sciences-Po. Ceux qui sont rentrés par ce biais-là ont dû essuyer les critiques des autres, la condescendance. »
Malgré tout, elle considère qu’imposer les choses serait à moindre mal, alors que selon elle, on fait tout pour que la situation n’avancent pas :
« La France est un pays très élitiste, très aristocratique, les gens sont là, veulent garder leur place et verrouillent. Dire qu’on ne veut pas de discrimination positive ou de statistiques ethniques, c’est un gros foutage de gueule, c’est juste pour que la situation elle reste comme elle est. Sans tout ça, je ne vois pas comment tu peux avoir un recul et évaluer ton travail. »
Nadia se décrit sans fausse pudeur comme une Française pessimiste :
« Même sur la question de la femme, on en est encore à l’ère des diagnostics. C’est une volonté, mais quand il faut passer à l’action, il n’y a personne, parce qu’ils ne veulent pas. La politique, c’est une noble cause qui a été laissée à des gens qui ne sont là que pour leurs opinions… »
Confiance en soi et moteur familial
Pour trouver sa place, elle a pu compter sur l’appui de sa famille :
« Mes grands frères et soeurs n’ont pas fait d’études, mais ils nous ont vraiment poussées avec ma petite soeur. J’ai grandi avec cette idée : fais des études, sinon tu vas être caissière à Monoprix… mais pas pour dénigrer ce métier. Je pense que c’est bien, quand tu es plus jeune, d’avoir des gens qui te poussent. Je l’ai fait avec ma petite soeur, elle fait un master de droit international public, et en parallèle elle fait une licence d’anglais-espagnol, un super cursus ! »
S’ils sont fiers d’elle à présent, elle avoue avoir du mal à se mettre en avant :
« Je ne suis pas quelqu’un qui a vraiment confiance en elle, je suis mal à l’aise avec ça et j’ai tendance à m’ignorer. Je vais te dire : non, c’est rien… Je ne suis pas une star, quand j’aurais levé trois millions pour MeltingBook on en reparlera ! Même si ces dernières années, entre la maternité et le fait d’avoir sorti deux bouquins, d’écrire, d’être publiée et un peu visible, j’ai changé, c’est clair. Et MeltingBook m’a aussi permis de prendre confiance en moi, mais pas encore comme je le voudrais. »
Elle espère continuer sa vie personnelle dans sa lancée, et veut développer son projet :
« J’ai envie que ça marche, pas forcément de faire fortune, mais de travailler à mon compte et de ne pas avoir quelqu’un au dessus qui va me saouler. J’ai besoin d’être un peu la chef, pas pour être méchante, mais j’aime bien orchestrer. Pourquoi pas développer MeltingBook à l’international ! [rires] Je serais aussi très intéressée par une carrière anglophone, par exemple outre-Manche. »
Nadia n’exclut pas de déménager, elle regrette même de n’être pas partie au moment de ses études, même si rien n’est impossible, elle le sait bien :
« C’est vrai que pour moi, je n’ai plus ma place en France, professionnellement parlant. Je me dis parfois : est-ce que c’est moi qui suis incompétente ? À 36 ans je pense que j’ai un peu fait le bilan. Je suis un exemple parmi tant d’autres, on est plein autour de moi, et rien ne bouge. On créé nos trucs en espérant que ça marche, mais je ne veux pas être dans une spirale de médiocrité ou d’échec, et j’ai l’impression qu’en France, c’est un peu ça. »
Même si elle est peu optimiste, Nadia continue à se battre, ce qu’elle considère volontiers comme paradoxal :
« Ça m’empêche pas de faire les choses et d’être dynamique. Le militantisme, j’y crois, c’est pour ça que je continue à ma façon. C’est un peu David contre Goliath, mais on est quand même obligé•e•s de continuer. »
- Ce communautarisme médiatique qui vient d’en haut, la tribune de Nadia Henni-Moulaï sur le Huffington Post
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Les Commentaires
Certains historiens estiment à 1% de personne qui ont résistés et c'était surtout des communistes. Ah et en oubliant pas aussi la denonciation anonyme qui avait prit des proportions tellement énorme que les kommandantur étaient surchargées.
Bref, il est vrai qu'historiquement, la France admet très mal ses erreurs que ce soit durant la seconde guerre mondiale ou sur la colonisation (sujet sur lequel les profs ne se sont pas étendu pour ma part). C'est un peu dommage, mais ça ne m'étonne pas.