Le 7 février 2014
La sirène compte parmi les figures mythiques que l’on tient pour acquise, tant elle est présente depuis des siècles dans l’imaginaire populaire.
Quand on parle de « sirène », les premières images qui nous passent par la tête sont en général celles de la sirène d’Ulysse, la tentatrice à la limite du monstre marin, qui s’oppose aux peintures troublantes de femmes-oiseaux sur les vases grecs… Ou bien la célèbre rouquine du monde de Disney qui rêvait de « partir là-bas » — un peu, à son tour, comme la petite ondine du conte d’Andersen qui l’a inspirée.
Et pourtant, il ne s’agit que de la couche superficielle du mythe : l’image de la sirène, l’impression que le mythe relayé par quantité d’artistes, savants et mythographes, a laissé sur nos esprits, est beaucoup plus forte qu’il n’y paraît.
Les siècles l’ont déchirée en mille facettes, pas toujours bien reluisantes, mais une idée générale — son aura — est restée la même. La sirène, c’est l’attraction, le charme irrésistible, cette fascination qu’on ne s’explique pas. L’univers mystérieux des ondes.
C’est cette situation d’entre-deux qui a peut-être contribué à lui donner deux visages dans la culture populaire : de la douce vierge innocente à la femme fatale qui va littéralement vous manger tout cru. Une femme, quoi qu’il en soit, attirante et libre, ce qui en a étrangement fait quelque chose de dangereux…
Mais autant essayer de reprendre le fil depuis le début. Une sirène, c’est quoi ?
La sirène du Sud et la sirène du Nord
C’est fou comme on en revient toujours à une sorte de rivalité Nord/Sud. En effet, il convient de préciser que les deux types de sirènes les plus connues aujourd’hui sont issues respectivement de deux traditions mythologiques : la mythologie gréco-latine, et la toute aussi riche, bien que méconnue, mythologie nordique.
Nos amis anglophones ont d’ailleurs un mot pour chacune : siren reviendrait à la sirène gréco-latine, tandis que mermaid désignerait la sirène des mythes scandinaves. L’étymologie est, vous vous en doutez, plus qu’incertaine pour les deux mots. Sinon c’est pas drôle.
Ils désignent cela dit chacun une créature hybride. Mais même là, ce n’est pas clair : la sirène est parfois décrite mi-femme et mi-oiseau, parfois mi-femme et mi-poisson.
La première, celle à plumes, est assimilée à la mythologie grecque, même si les descriptions de la sirène sont toujours vagues, et que la créature à plumes ressemble un peu trop à une autre femme mythique, la Harpie. Nous y reviendrons.
La seconde, celle à écailles, est celle qu’on retrouve dans les manuscrits moyenâgeux, et qui peuple les mythes du Nord sous différents visages.
Mais puisqu’il s’agit d’essayer d’y voir plus clair, essayons de prendre les choses une par une, et commençons par la sirène grecque, probablement la plus ancrée dans nos mœurs à cause de l’Odyssée d’Homère, et de l’importance qu’ont les mythes grecs et latins dans notre société occidentale.
À plumes ou à écailles ? Les contours flous de la sirène
En fait, certains chercheurs vont jusqu’à dire que la sirène est typiquement grecque, tout en admettant que les origines de celles-ci sont plus que troubles, puisque la première mention connue aujourd’hui figure dans l’épisode que vous connaissez certainement de l’Odyssée d’Ulysse. Un petit rappel ne devrait faire de mal à personne.
Alors que Circé consent à laisser repartir Ulysse (ou que celui-ci commençait à se lasser du plan cul, c’est selon), elle le prévient au sujet des sirènes :
« Tu rencontreras d’abord les Sirènes qui charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui, par imprudence, écoute leur chant, et jamais sa femme et ses enfants ne le reverront dans sa demeure, et ne se réjouiront. Les Sirènes le charment par leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d’un grand amas d’ossements d’hommes et de peaux en putréfaction. »
Extrait du Chant XII de L’Odyssée
On est d’accord, ça fait pas super envie. En arrivant à ce qui serait le rocher des sirènes (dans certains écrits, car ce n’est pas précisé par Homère), Ulysse suit les instructions de Circé : il bouche les oreilles de ses marins avec de la cire molle et se fait attacher au mât avec l’ordre de ne pas le détacher avant d’avoir dépassé les sirènes, même s’il les supplie, crie, se fait pipi dessus, etc. Ainsi, Ulysse obtient le privilège d’écouter le chant des sirènes en évitant l’aspect quelque peu fatal de la chose.
Le reste de la tradition antique a fait des sirènes des créatures avec un corps d’oiseau et une tête de femme, et des musiciennes d’un talent divin dont le chant séduisait les marins qui en perdaient la raison et allaient s’échouer pour se faire dévorer par ces fourbes créatures.
Retenons de cela deux choses : déjà, on essaie de nous faire croire que des oiseaux jouent de la lyre. (Non mais des OISEAUX, on vous dit.) Et ensuite, si Homère ne les décrit pas comme des enfants de chœur puisqu’il parle d’ossements d’hommes et autres réjouissances aussi éloquentes que la tête de mort sur un drapeau pirate, il ne met l’accent ni sur des instruments, ni sur des histoires de plumes.
On retrouve donc dans l’art antique des scènes de femmes-oiseaux attaquant directement les bateaux (et sans instruments, notez). Des écrits d’Homère, cela dit, on retient l’impression d’avoir affaire à l’archétype de la « femme fatale », qui est en plus allongée — lascivement sans aucun doute — dans une « prairie fleurie », ce qui peut rendre un peu perplexe quant à leur nature et appartenance marine. En tout cas, ici, ni plumes, ni écailles.
Alors comment expliquer les plumes ? Plus tard, Ovide, y tenant tout particulièrement, explique dans ses Métamorphoses l’apparence emplumée des sirènes en en faisant les compagnes de Perséphone, la fille de Déméter. Lorsque Perséphone fut enlevée par Hadès, Déméter leur donna des ailes (ou une jolie métaphore pour un coup de pied au…) pour leur permettre de la retrouver.
Le mythe s’étend, se divise, se ramifie, se perd et se retrouve… Et les sirènes deviennent des divinités fluviales, maudites par Déméter pour leur négligence.
Alors : oiseaux, oiseaux avec des doigts, femmes de la mer… Si l’apparence de la sirène reste plus que trouble, elle demeure une créature hybride sur un point : l’oiseau et la créature de la mer, la femme sur son rocher, entre monde aquatique et monde aérien, une situation « entre les mondes » qui pourrait être bien plus pertinente qu’il n’y paraît.
Au Nord, une figure mythique méconnue
On retient aujourd’hui moins d’épopées scandinaves ou de récits qui, au même titre que les écrits des poètes grecs, nous auraient laissé des indications quant aux croyances et mœurs générales de ces civilisations. Le fait est que beaucoup d’écrits ont été perdus.
Le plus connu d’entre eux est l’Edda de Snorri Sturlusson, mythographe islandais du XIIIème siècle qui entreprit un jour de composer des vers scaldiques sur le thème de la mythologie nordique. On l’appelle l’Edda en prose pour le différencier de l’Edda poétique, un autre manuscrit énorme mais anonyme.
Problème : si les Eddas représentent bien 95% de ce que l’on connaît de la mythologie nordique aujourd’hui, le souci de la frontière entre le mythe et la littérature est plus fort que jamais dans ce cas. S’agit-il vraiment de compilations sur les moeurs et les croyances nordiques ? Ou les auteurs ont-il puisé un peu partout dans le seul but de la poésie, de la littérature… de l’Art ?
Vous me direz, Ovide et bon nombre de ses compères font plus figures de poètes que de mythographes. C’est bien le problème. Mais les sources scandinaves sont tellement rares qu’il nous manque des éléments de comparaison. Et pour en rajouter une couche, ce que l’on sait aujourd’hui de ce petit mais riche monde antique est surtout ancré dans la culture populaire actuelle, parce que les premiers auteurs de fantasy — au pif, William Morris, J.R.R. Tolkien — ont puisé dedans à peu près en même temps que le phénomène du « Celtic Revival ». Imaginez le melting-pot, un peu.
Du coup, la sirène nordique, c’est un peu la sirène scandinave, irlandaise, celtique… Les légendes fusent de partout, mais on s’accorde à peu près sur le nom en anglais : mermaid. Pour l’étymologie, bon, je vais pas vous mentir, il y a plusieurs écoles (qui se tapent dessus), mais la plus crédible reste le vieil anglais mere pour la mer et maid pour la jeune fille. Jeune fille de la mer… ce qui, encore une fois, ne précise rien sur son éventuelle apparence hybride.
Cependant, l’image de la femme-poisson est courante dans la mythologie nordique. Queue de poisson en bas, et corps de femme en haut, les sirènes-mermaids ont un agenda chargé, entre monstres marins à l’origine de naufrages, femmes de la mer tombant amoureuses de marins, ou même prophétesses, prédisant les tempêtes.
La sirène, un mythe décliné dans le monde entier
Comme mers et océans pénètrent les terres en fleuves, rivières et petits ruisseaux, l’image de la sirène a envahi jusqu’aux plus petites régions. Ainsi, on retrouve sa trace en Allemagne sous l’appellation Nixie, c’est Neck ou Näcken dans les pays Scandinaves, on parle de Rusalkas en Russie, de Nagas en Inde, et on est sur la Vouivre en France et les Dragas en Occitanie.
Je ne sais pas si on peut vraiment parler de sirènes ici, mais les similitudes sont si troublantes que le mythe a forcément dû circuler : des enchanteresses aquatiques insaisissables qui attirent l’homme à elles, souvent sous l’apparence de belles jeunes femmes qui ont une queue de poisson/serpent ou la capacité de changer de forme.
Et n’oublions pas les ondines, ces nymphes des eaux à l’aura un peu plus innocente, qu’a immortalisées Andersen comme des romantiques lorsqu’il a écrit son conte La petite ondine. Ce petit récit dépressif est néanmoins très intéressant, dans le sens où il intègre beaucoup de motifs mythologiques, et surtout, qu’il fait de la sirène la gentille héroïne non diabolisée de sa propre histoire, probablement pour la première fois.
Une sirène, qui n’est pourtant qu’une « créature » sans âme, et qui finit par se sacrifier pour sauver l’homme qu’elle aime, s’élevant ainsi au rang de fille des airs — bouclant de cette façon son propre chemin initiatique, des eaux au ciel.
Si l’élévation spirituelle dans le monde des airs ressemble à une finalité en soi que l’on ne retrouve pas dans les mythes où la sirène n’est qu’un obstacle au héros, ce lien constant entre deux territoires fait penser que, de toute évidence, c’est la tradition d’une hybridité que l’on retient.
Comme si cette femme des eaux était une médiatrice entre notre monde bien palpable qu’est la terre et le royaume obscur des eaux, une transition.
Cet être aquatique qui fait le lien avec l’Autre Monde
Et justement, dans beaucoup de folklores encore un peu actuels, le chant de la sirène est un mauvais présage : elle prédit les catastrophes en mer… comme elle peut les provoquer. Cette caractéristique pourrait bien être ce qu’il reste de la définition même de la sirène à « l’origine » du mythe, puisque dans l’Antiquité déjà il était dit que les sirènes d’Ulysse n’étaient pas tant des prédatrices du point de vue physique que spirituel.
Dans De Finibus, Cicéron disait : « Ce n’est ni la douceur de leur voix, ni leurs chants qui retenaient les navigateurs, mais l’assurance qu’elles savaient beaucoup. » Ainsi, le danger qu’elles représentent n’est autre que leur grande connaissance, très vraisemblablement des deux mondes : le monde des vivants et le monde des morts.
Souvenez-vous de Cérès qui punit les sirènes en les changeant en oiseaux. En les bannissant de la sorte de la sphère divine, elle les fait passer du monde aquatique au monde aérien.
Il faut comprendre, pour accepter cette interprétation, que l’eau est considérée dans la plupart des cosmogonies (si ce n’est toutes) comme un lieu de passage, pas seulement dans le monde gréco-romain, mais déjà, par exemple chez les Sumériens.
Le monde aquatique est assimilé à l’autre monde, et la sirène vivant entre deux mondes, elle est la mieux placée pour chanter chez les vivants les vérités de l’après-vie. Et quel plus grand secret que le secret de la mort, ou quoi que représente l’Autre Monde ?
La sirène prend une fonction mantique ; les chansons qui séduisent les marins seraient en réalité fatales dans le sens où elles délivrent une vérité trop grande pour être acceptée par le commun des mortels sans rendre fou. Et quand on craque un fusible en pleine mer, je dirais qu’on saute facilement par-dessus bord.
Le fameux chant de la sirène est dangereux, mais pour l’esprit et non pour le corps. Et Ulysse, qui pense à un stratagème pour y résister, pourrait bien être reparti plus sage de l’épreuve initiatique par excellence.
La sirène, cette femme au cœur de l’occulte
Aux alentours du Moyen Âge, cette femme pourvue d’une vaste connaissance a vu ses éventuelles écailles la faire se retrouver aux côtés du serpent biblique, a.k.a le Diable. Une fois qu’on figure dans le rang des monstres bibliques, et qu’on commence à se perdre dans les traductions et les différentes assimilations des mythes païens, gréco-latins comme nordiques, dans la tradition chrétienne, on peut se dire qu’on est foutu pour de la caractérisation positive.
Vous remarquerez que la sirène figure toujours dans des « bestiaires »… Sans vouloir être caustique, une femme fascinante et savante qui devient on ne sait trop comment un animal, c’est peut-être un peu facile.
« Fascinante » a également pris une dimension érotique. Il n’était pas vraiment précisé auparavant que la sirène était une femme d’une grande beauté ; c’est son chant ou ses paroles qui la rendaient irrésistible. Les sirènes se sont vues utilisées comme des métaphores au désir charnel et à la luxure, et, étant une créature diabolique, à la tromperie.
Encore un petit raccourci facile ? Pour le plaisir : fascination = tentation = Diable = MAL. Leurs représentations médiévales les montrent souvent avec les attributs de la prostituée : le peigne, le miroir, et la longue chevelure ondoyante, libre et non coiffée.
Alors, la sirène, monstre marin diabolique, ou femme fatale diabolisée au même titre que la sorcière pour son savoir ? Ou peut-être un peu des deux…
Après tout, raisonner ainsi pour un mythe aussi vieux revient à essayer d’appréhender une perception du monde antique sous la seule perspective, en l’occurrence trop manichéenne, de la tradition judéo-chrétienne. Mais la sirène, figure mythique aux multiples facettes, n’est au moins pas une chose : une simple bête maléfique qui en veut au Pénis Sacré.
- Les Sirènes, Adeline Bulteau
- Ulysse, Circé et les Sirènes, J-F. Cerquand
- Croyances et légendes du Moyen Age, Alfred Maury
- Le Chant de la sirène, Vic De Donder
- Sirènes et Ondines, Edouard Brasey (merci à Gloria Robquin)
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Crédit photo : Alice AliNari via Pexels
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