Article initialement publié le 14 mars 2014
Il fallait au moins que je me retrouve en plein soleil et à une distance raisonnable de la mer pour être capable de vous parler de monstres marins mythiques.
Je vous préviens : vous n’avez pas le droit de partir sous prétexte que vous n’aimez pas les poissons, parce que rien qu’à l’idée de vous parler de ces grosses bestiasses dont on se sert encore pour faire des vagues dans les blockbusters, je tremble en plein soleil. Brr. Bref, vous restez sinon c’est pas juste.
Et puis, avouez : cette peur prend davantage la forme d’une fascination malsaine — cette même fascination pour les zones inexplorées par l’homme qui est probablement à l’origine de ces mythes fondamentaux.
Qu’y a-t-il vraiment au fond des océans, ces espaces plus vastes que plusieurs continents ? Comment le savoir ? (Sommes-nous vraiment en sécurité ?)
Le fait est que l’homme est loin d’être le roi de la mer. Pendant longtemps, tout voyage en mer et sur les océans était une aventure extraordinaire, à l’origine de pléthore de légendes et de superstitions, oscillant entre attraction irrésistible et terreur sourde.
Un paradoxe qui se retrouve dans les mythes les plus anciens avec des similarités étonnantes entre les civilisations, car si l’océan est souvent un lieu primordial dans les cosmogonies, une sorte de berceau de la vie, ce côté rassurant se perd dans les zones d’ombres que cultive son mystère.
Tant que nous n’aurons pas de réponses concrètes à nos questions, les mythes et légendes continueront d’incarner un malaise vieux comme le monde. Et notre imaginaire est peuplé des mêmes créatures qu’il y a des siècles…
Charybde et Scylla, le danger en mer incarné
D’accord, on commence par deux monstres à la fois, mais je triche un peu, et ne vais les compter que pour un parce que j’ai le droit. Vous connaissez peut-être l’épisode de l’Odyssée d’Homère, où Ulysse, quittant la magicienne Circé pour rejoindre l’île d’Ithaque, se retrouve à devoir traverser le détroit de Messine.
Circé le met en garde : le passage est dangereux, car entouré de deux rochers gardés par les monstres marins Charybde et Scylla. Et l’un n’est pas mieux que l’autre, d’où l’expression « Aller de Charybde en Scylla » qui signifie aller de mal en pis. Et puis je galère autant à écrire le nom de l’une que de l’autre.
La première option, Charybde, est une fille de Poséidon, ce qui mine de rien annonce déjà la couleur.
Certains écrits expliquent sa condition de monstre marin par une malédiction : pour avoir dévoré une partie du troupeau d’Héraclès, Zeus la changea en gouffre marin, la condamnant pour sa voracité à avaler en un gigantesque tourbillon tout ce qui avait le malheur de l’approcher. Trois fois par jour, elle engloutit inexorablement des bateaux entiers.
Elle s’oppose ainsi à la seconde option, Scylla, qui squatte la falaise de l’autre côté du détroit.
Celle-ci a moins des allures de sourde fatalité que le maelström que représente Charybde, mais n’est certainement pas plus tendre ! Scylla aussi est une créature victime d’une malédiction, puisqu’elle fut jadis une nymphe magnifique… Avant que Circé ne se mette à bouillonner de jalousie et ne la change en monstre — encore que de plus vieilles versions décrivent Scylla comme un être hideux depuis sa création.
Sa représentation diffère, mais on note certains points communs dans ses descriptions : plusieurs moignons en guise de pattes et six têtes au bout de longs cous, les gueules pleines de dents aiguisées, elle a à la fois des allures de poulpe et de crabe, alors que son cri est apparenté à un aboiement qui résonne sur les falaises… Mmmh. Comme c’est glauque.
On note d’ailleurs qu’une telle description pourrait très bien provenir de l’étymologie imagée de son nom : skyllaros désignerait un crustacé en grec, tandis que skylax serait le mot pour « canidé » et skyllô pour « déchirer ». On peut faire un beau monstre hybride avec ça.
Alessandro Allori – Charybde et Scylla (1575)
Finalement, devant ce choix cornélien et surtout dans la pagaille du moment, Ulysse décide de passer par Scylla… Pourquoi ? Parce que face à Charybde, ils seraient tous engloutis sans avoir la moindre chance, tandis qu’avec Scylla, Ulysse ne sacrifie « que » six de ses hommes pour permettre aux autres de passer.
On peut y voir une comparaison entre deux dangers en mer, entre le phénomène naturel et inéluctable que représente le maelström, et des éboulements ou des récifs potentiels en se rapprochant d’une falaise…
En attendant, il est intéressant de souligner que le détroit de Messine, qui se trouve près de la côté sicilienne, existe vraiment — et que s’il ne présente pas de danger pour la navigation, cela a pu être le cas il y a des siècles de cela. Aujourd’hui, on y retrouve en tout cas un petit village nommé… Scilla.
Le Kraken, ou l’obsession du poulpe géant
Je crois qu’on a un problème avec le poulpe. Pour que cette pauvre bestiole, qui en fin de compte n’a jamais fait de mal à personne, retrouve ses attributs utilisés pour illustrer les monstres marins qui nous terrorisent, c’est qu’il doit y avoir un traumatisme avec les tentacules à l’échelle de l’humanité. Une peur sur laquelle on a mis un nom qui nous dit quelque chose à tous aujourd’hui : le Kraken.
Niveau pieuvre monstrueuse, on fait difficilement mieux.
Le Kraken est une créature dont les caractéristiques se retrouvent dans plusieurs mythes et civilisations, mais cette version d’origine scandinave est sans conteste celle qui a le mieux marqué l’imaginaire collectif jusqu’à aujourd’hui.
S’il faut attendre le XVIIème siècle pour lire le mot Krakenn dans un récit norvégien, on retrouve une première mention d’un monstre très semblable dans une saga islandaise datant du XIVème et racontant une traversée de la mer du Groenland ; les hommes se font alors attaquer par deux monstres, dont le Hafgufa, un monstre marin dominant les eaux par sa capacité à dévorer tout ce qui lui passe sous la tentacule, des baleines aux bateaux.
Ceci étant dit, l’interprétation affirmant que le Hafgufa est une référence au Kraken, dont on aura une image plus claire par la suite, va peut-être un peu vite.
Il faut bien admettre que la plupart des monstres marins ont pas mal de traits communs, comme un seul et même cauchemar… Mais le Kraken, créature immense dont les tentacules sont capables de briser la coque d’un navire pour l’emporter avec lui dans les profondeurs insondables, marque les esprits. Et depuis les légendes scandinaves médiévales, les témoignages se multiplient.
Si les descriptions paraissent toujours un poil exagérées, on retrouve l’image de la créature plus grosse qu’un navire, avec des tentacules et/ou des pinces géantes similaires à celles d’un crabe, parfois des cornes qui sortent de l’eau à son approche… Et de grandes dents (pour mieux te dévorer, mon enfant), parce que les grandes dents, ça aussi ça plaît bien. C’est Jules Verne, le premier, qui a sûrement contribué à conserver l’aspect de la pieuvre ou de calmar géant pour le Kraken, avec Vingt mille lieues sous les mers.
En lisant de tels récits mis bout à bout, on a tendance à faire le rapprochement avec le calmar géant, un animal tout ce qu’il y a de plus réel, bien qu’on n’ait pu l’observer qu’à très peu d’occasions, la créature vivant à de grandes profondeurs.
Il se pourrait que certaines légendes du Kraken proviennent de l’observation très rare de calmars géants, qui pourraient atteindre les 15 mètres de long.
Je trouve un calmar, tout géant qu’il soit, un peu mou pour briser la coque d’un navire et même l’attaquer. Mais il faut bien admettre que, faute d’en savoir plus sur ces bêtes, la réalité est tout aussi fascinante que les légendes qu’elle a pu inspirer…
Car une question subsiste comme un flottement, qui dit : si une bestiole aussi grosse a pu exister là-dessous tout ce temps sans qu’on n’en sache presque rien… que peut-il y avoir d’autre ?
Le Léviathan, symbole de l’Apocalypse
Justement, figurez-vous qu’il n’y a pas que le poulpe qui nous inquiète : c’est pas la fête avec le serpent non plus. Et parmi les quelques centaines de légendes et superstitions à base de serpents de mer, il y a un mythe primordial qui se démarque, un mythe qui a subsisté à travers la mythologie biblique, et c’est celui du Léviathan. Ce nom vous inspire peut-être celui d’un démon, et ce serait normal.
À l’origine, le Léviathan aurait été une divinité prenant la forme d’un monstre marin colossal dans la mythologie phénicienne, et qui symbolisait le chaos primitif ; alors qu’il dort sous les eaux, s’il venait à se réveiller ce serait la fin de l’ordre existant, et le début de ce qui se rapproche de l’apocalypse.
C’est probablement cet élément d’eschatologie qui l’a fait renaître dans la Bible, où la perspective plus linéaire et manichéenne en fait la personnification des forces du mal que seule l’épée de Dieu peut pourfendre. Niveau boss de fin de jeu, ça se pose là.
« En ce jour, l’Éternel frappera de sa dure, grande et forte épée Le Léviathan, serpent fuyard, Le Léviathan, serpent tortueux ; Et il [l’Éternel] tuera le monstre qui est dans la mer. »
— (Livre d’Isaïe)
Apparu au cinquième jour de la Création, il est le symbole de l’ultime cataclysme, capable d’anéantir le monde et de répandre le chaos, mais qui sera pourtant vaincu… Gloire, donc à la dure et forte épée de l’Éternel. Le Léviathan est ainsi évoqué à plusieurs reprises dans la Bible (Livre d’Isaïe, Livre de Job, les Psaumes…).
La destruction de Léviathan, Gustave Doré
Étant l’incarnation du mal, il se doit d’accumuler tous les aspects terrifiants possibles et inimaginables : c’est comme ça que le serpent de mer peut aller jusqu’à 75 mètres de longueur, a le corps recouvert d’écailles, et s’apparente presque au dragon en crachant du feu (sous l’eau, pratique).
On ne s’étonnera point qu’une bestiole aussi mignonne finisse, au Moyen Âge, par devenir un des principaux démons de l’Enfer, souvent représenté sous la forme d’une gueule ouverte qui avale les âmes à l’entrée des Enfers.
On ne s’étonnera pas non plus de retrouver la symbolique du serpent de l’Apocalypse dans d’autres mythologies. Les inconditionnel-le-s de la mythologie scandinave auront pensé à Jörmungand, autre serpent géant engendré par ce dieu bizarre dont on ne veut même pas connaître le fonctionnement interne, Loki.
Créature maudite, ennemi juré des dieux, Jörmungand sera une des causes du Ragnarök, la fin du monde (ou fin de cycle) scandinave ; aux côtés de son frère le loup Fenrir et sa soeur Hel la déesse du monde des morts, Jörmungand soulèvera les eaux où il était tapi, provoquant ainsi des raz-de-marée qui enseveliront les terres lors du dernier combat contre les dieux.
J’espère que vous n’aviez pas la phobie des serpents ?
Un petit dernier pour la route ? (enfin, “petit”)
C’est vrai, Cthulhu n’est pas un mythe fondateur au même titre que les créatures que nous venons de voir : il a été créé par H.P. Lovecraft, auteur d’horreur/fantasy dans la tête duquel il ne faisait pas bon vivre.
Mais si je termine par lui, c’est bien parce qu’il est un excellent exemple de la réutilisation moderne des terreurs toujours ancrées dans l’imaginaire collectif. Cette peur de ce qui vient des profondeurs et qu’on est incapables d’appréhender.
Cthulhu ne vient pas des eaux à l’origine : dans la mythologie créée par Lovecraft — le mythos de Cthulhu — il fait partie des « Grands Anciens », ces divinités extraterrestres sur-puissantes et surpassant le pauvre mortel jusqu’au point de le rendre fou. Mais ils étaient là avant nous, et à présent ils dorment dans les profondeurs en attendant leur heure…
Toutes ces créatures, lorsqu’elles sont décrites dans la mesure du possible dans les récits les mentionnant, ne sont pas connues pour avoir un aspect très agréables. Cthulhu lui-même a quelque chose du Kraken, en vaguement plus humanoïde, accumulant tête de pieuvre, tentacules, palmes, ailes et tout le tintouin.
Il terrorise par son absence, car on sait qu’il est là, et surtout, on sait qu’il reviendra, pour ce qui ressemble encore une fois à la fin de notre monde.
Alors, nos petits cerveaux en feraient-ils trop, en se focalisant sur ces abysses qui nous échappent ? L’humanité a tout de même prouvé être capable d’inventer (ou pas ?) les pires horreurs pour essayer d’expliquer ce qui s’y trouve, jusqu’à perpétuer cette peur ancestrale dans la culture populaire d’aujourd’hui. Le Kraken de Pirates des Caraïbes et ses jolies quenottes en sont un autre exemple que beaucoup d’entre vous connaissent (ainsi que le Pokémon Leviator, enfin, à son échelle…).
Au fond, on dirait qu’en étant le berceau de la vie dans bien des mythes de création, les Eaux abriteraient dans nos esprits malades les créatures qui causeront notre perte. Et sinon, vous faites quoi cet été, vous allez à la mer ?
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Crédit photo : le jeu vidéo Subnautica
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Les Commentaires
(attention où tu nages)
omokun: