C’est dans un charmant salon de thé du 11e arrondissement de Paris que j’ai pu discuter avec Mona Chollet, l’une des autrices les plus importantes de la dernière vague féministe. Alors qu’elle commence à répondre à ma première question, nous sommes interrompues par deux femmes, qui la remercient chaleureusement pour ses productions – notamment “Sorcières, la puissance invaincue des femmes” (2018) et “Réinventer l’amour” (2021) – qui leur ont “ouvert les yeux”. Est-ce que ce genre d’interruption arrive souvent ? “Ça m’arrive de temps en temps, et ça me fait toujours super plaisir !” me répond Mona Chollet, avec la chaleur et l’honnêteté qui la caractérise.
Les deux femmes ont hâte de découvrir son nouvel essai, “Résister à la culpabilisation”, justement l’objet de notre discussion. Dans cet ouvrage très documenté, l’autrice s’interroge sur les racines religieuses et sexistes du sentiment de culpabilité qui attaque en particulier les groupes dominés et sape l’estime de soi. Dans un style désormais familier, elle convoque sa propre expérience et diverses lectures (c’est le deuxième effet de ses écrits, nous faire découvrir des auteur·ices grâce à ses nombreuses notes de bas de page !) pour nourrir sa foisonnante pensée et lancer des pistes de réflexion.
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Interview de Mona Chollet
Madmoizelle. Après les injonctions à la beauté, la figure de la sorcière ou l’amour hétérosexuel, vous investiguez cette fois cette petite voix, que j’appelle pour ma part “ma voix patriarcale”, qui nous fait culpabiliser et nous sentir souvent en dessous de tout. Comment vous est venue cette idée ?
Mona Chollet. Sur celui-là, il n’y a pas eu un déclic, mais plutôt la convergence de diverses choses que j’avais remarquées sur mes précédents essais. Je m’étais heurtée à la question de la culpabilité, en travaillant sur les injonctions à la beauté pour “Beauté fatale” (2012). Dans “Sorcières” aussi, j’ai parlé de ma culpabilité du non-désir d’enfant. C’est inévitable de s’y cogner quand on travaille sur des sujets féministes. Il y avait par ailleurs mon background familial : j’ai grandi dans une ville très protestante, austère et sévère. Je m’interrogeais depuis longtemps sur une certaine mentalité chrétienne, mais encore plus protestante que catholique par certains aspects.
Et puis, cette petite voix, je l’ai entendue de manière très forte après ma séparation. Avant, j’étais en couple et salariée, donc un peu sur des rails. Il y a le fait d’habiter seule, de ne plus être salariée et d’avoir plus de temps libre qu’avant. Je me suis retrouvée confrontée à une situation assez idéale, le fait de pouvoir vivre de mes livres. Je l’avais désirée depuis longtemps, mais elle m’a fait paniquer. La voix est devenue très envahissante à ce moment-là. Il fallait que je m’en empare et que j’essaye de remonter le fil.
Nos ancêtres ont été conditionnés à s’interroger sans arrêt sur leur culpabilité.
Vous débutez votre essai par cette idée : “le moteur atomique de la culpabilisation chrétienne, c’est le péché originel”. Comment cette culpabilisation chrétienne a-t-elle pu traverser autant de siècles pour arriver jusqu’à nous et toucher inconsciemment des personnes athées ou non-pratiquantes ?
Je crois qu’on n’y échappe pas, même quand on est athée et très critique sur la religion. Cet héritage chrétien pesant concerne tellement de générations ! Nos ancêtres ont été conditionnés à s’interroger sans arrêt sur leur culpabilité, à faire leur examen de conscience, avec la confession.
Et puis, j’ai écrit un chapitre sur le militantisme dans l’essai et le parallèle entre les deux m’a frappé. On pourrait penser que les milieux militants progressistes sont vraiment à des années-lumière de la religion chrétienne. Et en fait, il y a des structures de pensée, des logiques, des réflexes qui sont les mêmes. Et notamment, cette anxiété sur : “est-ce qu’on est assez bien ?”. On est hanté·es par l’idée qu’on est foncièrement mauvais·es. Évidemment, la notion de faute existe dans toutes les religions, mais le péché originel, c’est vraiment l’idée qu’on est coupable par essence. Dès qu’on naît, on est déjà coupable et on doit se racheter. Le baptême, c’est le premier salut pour échapper à l’enfer. On est censé lutter toute notre vie contre cette nature foncièrement mauvaise.
Ça me paraissait indispensable de raconter cette histoire. Parce que ça aurait pu se passer différemment. Le péché originel est devenu un dogme suite à des luttes de pouvoir internes à l’Église, il y a 1500 ans. Et cela a encore un impact sur la manière dont on se conçoit et dont on vit aujourd’hui.
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Vous démontrez que les groupes minorisés sont particulièrement vulnérables au processus de culpabilisation. Vous écrivez que “le sentiment de culpabilité est une donnée fondamentale, omniprésente, de la condition féminine”. Comment peut-on lutter contre cette voix qui nous dit constamment qu’on est nulles et qu’on aurait pu mieux faire ?
Le pire, ce serait d’en faire un motif supplémentaire pour se faire des reproches. Se dire, “Ah non, t’es encore en train de mal te parler !”. Pour moi, ce qui a un effet apaisant, c’est d’essayer d’éclairer au maximum d’où ça vient. Aujourd’hui, j’arrive davantage à mettre à distance ce genre de réflexe. Et quand je les ai encore, je les désamorce très vite, parce que je m’observe. Je me dis “Ah bah oui, tiens, t’es encore en train de…”. Et si je me reproche de faire quelque chose, j’imagine si j’avais l’attitude inverse, et je réalise que je me le reprocherai aussi ! Finalement, la question se règle d’elle-même. Le fait d’écrire, d’observer les mécanismes, ça a désamorcé beaucoup de choses.
Mais la résolution n’est jamais complète. Parce que si ça vient du fait qu’on est des femmes dans une société sexiste, c’est une donnée qui, malheureusement, ne peut pas partir comme ça. L’idée, c’est d’essayer de rendre la société moins sexiste, de diffuser des prises de conscience. Très souvent, ce sont des choses qui viennent de l’entourage. Parfois nos proches nous disent des choses, sans réaliser que ça a un tel impact aussi. Il reste cette espèce de chape sexiste qui fait qu’on se parle comme ça. Elle n’est pas facile à dissiper. Mais je pense qu’on peut essayer de se donner un peu d’air, de comprendre ce qui se joue et d’en rendre conscients les gens qui nous entourent.
Vous analysez la façon dont les adultes ont diabolisé les enfants, pour justifier leur violence psychologique ou physique envers eux. Des psychologues réactionnaires, comme Caroline Goldman, sévissent toujours sur les plateaux télé pour réclamer le “retour” de l’autorité parentale. Là encore, c’est une question de pouvoir ?
Complètement. Certain·es spécialistes de l’éducation tiennent un discours dans lequel ce serait les enfants qui oppriment les parents. C’est un renversement des choses assez étonnant. Certains amis, qui ont des enfants, me disent : “je t’assure, parfois ils testent les limites”. C’est possible que les enfants testent les limites. Mais déjà, je pense qu’ils ne sont pas autant dans la provocation que ce qu’on imagine. Très souvent, j’ai l’impression qu’il s’agit d’attitudes de jeu ou d’inconscience, qui sont systématiquement interprétées comme des défis. Par ailleurs, même dans ces cas-là, ça ne change pas les rapports de pouvoir. Un enfant de deux ans, peut-être qu’à un moment, ça l’amuse de défier l’autorité parentale, mais ça ne veut pas dire qu’il a du pouvoir. Structurellement, un enfant est complètement dominé. Il est inexpérimenté, il est dépendant affectivement et matériellement. Il ne peut pas survivre trois heures tout seul !
L’idée, c’est d’essayer de rendre la société moins sexiste, de diffuser des prises de conscience.
Les parallèles avec le féminisme sont toujours frappants. Ça me fait penser à ce discours qui dit : “oui, les femmes n’ont pas de pouvoir dans cette société, ou très peu, mais dans le foyer, elles portent la culotte. Elles mènent les hommes par le bout du nez etc”. J’ai l’impression qu’il y a le même renversement, qui présente les dominés comme des dominants.
La culpabilisation des mères, tiraillées par des injonctions contradictoires, est un chapitre fort de votre essai. Vous faites ce constat : “On fait croire aux mères que leurs intérêts et ceux de leurs enfants s’opposent, alors que ce n’est pas le cas, ou bien plus rarement qu’on le prétend”.
Ce constat m’a frappé. J’ai l’impression que le souci du bien-être de l’enfant a été beaucoup mis en avant pour tyranniser les mères, pour leur faire croire qu’elles devraient renoncer à toute vie personnelle pour le bien de leur enfant. Même si on admettait qu’un enfant est contrarié, souffre un peu quand sa mère s’absente quelques heures pour faire quelque chose qui lui tient à cœur, comme un loisir ou une activité créative, même si c’était le cas, est-ce que ça voudrait dire que la mère doit s’en abstenir ? Pas forcément, parce qu’elle a aussi droit à sa vie et à son équilibre. En plus, je pense que ce n’est pas vrai. Cette conception du bien-être de l’enfant comme avoir constamment sa mère près de lui, me paraît très discutable. Je pense que la relation peut être beaucoup plus saine et plus enrichissante si chacun a des activités de son côté et qu’ensuite, il y a des moments où on se retrouve et où on partage ce qu’on a vécu.
Ça donne aussi une image de femme beaucoup plus intéressante pour les enfants, qui n’est pas simplement là pour être au service de leur bien-être. Elle a une existence d’individu, avec des dimensions diverses.
C’est le cas pour les pères, ils ne sont pas vus comme unidimensionnels.
C’est vrai, et on devrait pouvoir faire la même chose en tant que mère. Donc j’ai l’impression que ça a été beaucoup instrumentalisé. Et forcément, c’est une arme fatale : si on dit à une mère, “si tu délaisses ton enfant, il va être malheureux toute sa vie”, ça fait réfléchir ! Même si on se doute qu’il y a un peu du chantage, c’est un argument tellement énorme qu’il peut être efficace. Il y a une dramatisation des choix que peuvent faire les femmes. On exagère ou on invente de toutes pièces les conséquences que cela pourrait avoir pour leur enfant, comme une manière de les priver d’autonomie. C’est un outil pour les ramener à une dimension unique de pourvoyeuse de soins.
Le souci du bien-être de l’enfant a été beaucoup mis en avant pour tyranniser les mères.
Autre sujet abordé dans votre essai : la culture du surmenage. En vous prenant pour objet de réflexion, vous mettez à jour à quel point l’aliénation au travail peut être insidieuse. Une fois libérée d’un CDI à temps plein, vous culpabilisez de votre situation. Comment s’en sortir ?
Ça a été un choc pour moi, parce que j’avais beaucoup rêvé de cette situation. Et quand c’est arrivé, je me suis aperçue qu’il y avait plein de mécanismes mentaux qui entraient en jeu et qui m’empêchaient d’en profiter. C’est ce sentiment qu’on a d’être illégitime, de ne pas mériter les choses, la conviction aussi qu’on doit être sévère avec soi-même. Les premiers temps, j’avais l’impression que je devais faire 8 heures par jour, comme si j’étais encore au bureau. Et si je ne le faisais pas, je me jugeais très sévèrement. Je me disais : “tu es en train de te laisser aller, tu ne vas plus rien produire d’intéressant de ta vie”. Et c’est la pire condition pour écrire évidemment !
Il y a un truc assez tranquillisant dans le salariat, parce qu’on vous dit quand vous travaillez. Dans un cas idéal, j’entends, il y a un découpage du temps qui est relativement clair. Quand on est indépendant, le risque, c’est de se retrouver à se tyranniser soi-même. Il y a aussi la peur de ne pas réussir à gagner assez d’argent, mais aussi une anxiété un peu philosophique.
On vit dans une société où on est censés être productifs, même dans nos loisirs. J’en parlais dans mon essai, “Chez soi” (2015, Zones). A une époque, mon grand trip, c’était de passer un week-end sans sortir de chez moi. Mes amis me regardaient très bizarrement, parce qu’on est censés aller voir des expos, aller au cinéma… Il faut encore consommer son temps de loisirs et montrer qu’on est toujours actif. C’est comme s’il fallait avoir toujours une sorte de bilan à présenter. Que ce soit du travail ou des loisirs, c’est la même logique.
On a ce fonctionnement très haletant, où finalement, la détente est impossible. Moi qui ai lu tellement de livres sur la paresse, j’étais comme une pile électrique ! J’étais incapable de profiter de la lenteur, la tranquillité, le farniente.
On vit dans une société où on est censés être productifs même dans nos loisirs.
Vous dites que la culpabilisation ne sert à rien. Mais dans un pays privilégié comme la France, est-ce que quand même, pour comprendre les mécanismes d’oppression, ce n’est pas important d’avoir un peu de culpabilité, par rapport aux agissements de nos ancêtres, par exemple ?
Je pense qu’on peut en avoir conscience et agir en fonction de ça. Mais je ne mettrais pas le mot “culpabilité” là-dessus. J’ai l’impression qu’il n’y a vraiment rien de bien à tirer de la culpabilité. Ça amène surtout à se flageller et c’est assez nombriliste, alors que le sujet, ce n’est pas toujours nous. Je pense qu’on peut avoir conscience de sa position sociale, historique. C’est bien de le savoir. Après, se sentir coupable, ça ne mène vraiment à rien. Je parlerai plutôt du désir de se comporter le mieux possible, de contribuer à une société plus équilibrée, plus égalitaire.
C’est drôle parce qu’on me pose beaucoup cette question. Plein de gens me demandent : “Mais vous ne croyez pas quand même, qu’un tout petit peu de culpabilité, c’est nécessaire ?”. Et je pense que c’est vraiment révélateur du fait qu’on baigne dans une culture où on a besoin de sentir quand même un peu mal vis-à-vis de soi-même, qu’on est un peu fautif par essence et qu’on a besoin de se garde-fou. Or, le sentiment de culpabilité, que je sépare d’une culpabilité juridique par exemple, c’est quelque chose de diffus. J’ai l’impression que c’est toujours une condamnation de l’être en général. Dans notre culture, cela revient à condamner ce que l’on est, plus que ce que l’on fait.
Vous êtes devenue une figure incontournable de la dernière vague féministe en France. Que vous inspire ce statut ?
Cette question me travaille, parce que j’ai beaucoup idéalisé des gens, moi aussi. Pendant très longtemps, j’attendais beaucoup des personnes que j’admirais. J’étais très radicale dans mes déceptions et mes reniements. Et je pense que je suis devenue plus tolérante. Parce que moi-même, je vois bien comment on fonctionne. Je ne parle pas du cas des artistes ou des personnalités qui ont commis des crimes. C’est une autre question. Mais le fait, simplement de s’apercevoir qu’en tant que féministe, on n’est pas parfaites, de s’en tenir à ça modestement… Je pense que j’ai mis beaucoup d’eau dans mon vin, sans perdre de vue l’idéal qu’on fasse mieux, qu’on ait des relations plus harmonieuses.
Paradoxalement, le fait de tellement se soucier d’avoir des relations harmonieuses qu’on ne laisse plus rien passer, ça aboutit à ce qu’on ait des relations atroces ! La volonté de bien faire peut arriver à rendre les lieux féministes invivables. Mais ça se comprend, parce qu’il y a aussi tellement de colère accumulée, de frustrations. Mon idée n’est pas du tout de censurer la colère. Très souvent, elle est légitime et elle doit s’exprimer. Mais je pense qu’on ne doit pas forcément en faire la ligne de comportement dominante systématique. Le danger, c’est de poser une équivalence entre colère et radicalité. Je pense qu’on peut dire des choses, et se dire des choses, de manière moins violente. Mais je me sens très solidaire de celles qu’on dit radicales. Et je me sens radicale aussi par certains aspects.
Il faut qu’on se donne de l’espace pour vivre nos émotions intimes.
A la suite des élections législatives, nous vivons une séquence politique inédite et violente, en particulier pour les personnes engagées à gauche. L’actualité judiciaire, le procès des viols de Mazan, est tout aussi révoltante pour les féministes. Au niveau international, le massacre du peuple palestinien, que vous dénoncez dans votre essai, est terrible et désespérant. Avez-vous un remède ou un conseil à nous souffler, pour rester à flot en ces temps si violents ?
Je traite un peu ce sujet dans mon dernier chapitre sur le militantisme. C’est vrai qu’on fait face à une actualité très sombre, à un backlash contre les féministes, qui coïncide avec la droitisation de la nation. Mais à la différence du backlash des années 80, cette fois, on a les réseaux sociaux. Et j’espère que ça pourra faire une différence, le fait d’avoir des canaux d’expression qui permettent de protester contre ce backlash. Dans cette ambiance, je suis souvent confrontée autour de moi à deux attitudes, des gens qui me disent : “ça va plutôt bien dans ma vie personnelle, mais j’ai honte, parce que quand je vois l’état du monde, je trouve indécent d’aller bien”; et des gens qui me disent : “je vais mal et j’ai honte parce qu’il y a tellement pire que ma situation dans la société et ailleurs dans le monde”.
Je crois qu’il faut qu’on se donne l’espace pour vivre nos émotions intimes, quelles qu’elles soient. On a le droit d’aller mal et d’aller chercher du réconfort auprès de nos proches, même s’il y a bien pire autour de soi. Et puis on a le droit aussi d’aller bien, et c’est même important parce qu’on a besoin de prendre des forces, on a besoin de pouvoir continuer à militer, à être créatives et à aider les autres aussi. Je crois qu’il faut vraiment se dégager de ces espèces de scrupules, mais ce n’est pas facile, et je continue de lutter moi-même contre ces réflexes.
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