— Publié initialement le 24 avril 2015
Mona Chollet est journaliste au Monde diplomatique, essayiste et féministe. Tu la connais peut-être grâce à Beauté Fatale — Les Dessous d’une aliénation féminine, un ouvrage paru en 2012, dans lequel elle décortiquait les mécanismes du culte de la beauté et notamment son lien avec le sexisme.
Elle vient de publier un nouveau livre palpitant, Chez soi — Une Odyssée de l’espace domestique dans lequel elle s’attaque à un tout autre sujet : l’espace domestique (autrement dit, la maison), les rapports qu’on entretient avec lui et comment la société influe sur eux… ce qui n’est pas sans rapport avec les combats féministes.
La grande force de Mona Chollet est de fournir une réflexion poussée à partir d’exemples accessibles, qui la rendent à la fois concrète et ludique.
Pour appuyer son propos, elle balaye tous les domaines de la culture, de la philosophie à l’Histoire, en passant par l’architecture, la pop culture — que ce soit via les livres (Harry Potter, les albums illustrés pour enfants) les séries (Desperate Housewives), les films, les blogs lifestyle et les réseaux sociaux — mais aussi le journalisme, la sociologie et l’économie.
Autant te dire que Chez soi est très fourni, et absolument passionnant.
Aimer rester « chez soi », c’est mal vu, explique Mona Chollet. Et cela, parce que la société a mis en place de longs processus pour déprécier ou empêcher le travail à la maison, la possession de la maison elle-même, l’idée qu’on puisse ne pas être producti•f•ve, ce qui incite à délaisser l’espace domestique.
Être casanier, c’est se ressourcer et non s’enfermer
La théorie de Mona Chollet, c’est que non, il n’y a rien de mal à être casanier. Elle explique pourquoi l’attitude d’une personne qui aime rester chez elle ne s’oppose pas au monde extérieur, ne la coupe pas de lui.
Elle peut au contraire permettre de se ressourcer, d’être mieux armé•e face à lui, de le découvrir autrement. Rester chez soi est un besoin, mais un besoin mal accepté par la société :
« Beaucoup, sans être artistes, éprouvent un besoin tout aussi régulier de solitude. Mais il leur sera très difficile d’en imposer la légitimité. La société continue de prendre cette revendication comme un affront.
Vouloir rester chez soi, s’y trouver bien, c’est dire aux autres que certains jours – certains jours seulement – on préfère se passer de leur compagnie ; et cela, pour se consacrer à des occupations, ou pire, à des absences d’occupation qui leur paraîtront incroyablement vaniteuses ou inconsistantes. »
Sur la solitude, elle décrit sans la diaboliser l’ambivalence d’Internet et des réseaux sociaux. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils n’isolent pas celui ou celle qui les utilise, mais invite dans son espace privé les voix d’autres :
« Discuter avec mes amis sur Facebook, très peu pour moi, je préfère aller boire une bière eux » : voilà probablement le lieu commun qui m’agace le plus.
Les réseaux sociaux permettent avant tout de maintenir une forme de contact avec les autres dans des circonstances où, de toute façon, vous êtes séparé d’eux : parce que vous vivez à des centaines ou des milliers de kilomètres ; parce que vous êtes au travail et que votre patron ne semble pas enthousiaste à l’idée de vous laisser tout planter là pour aller boire une bière. »
En cela, Mona Chollet explique qu’ils sont à la fois une grande source d’enrichissement et des envahisseurs de cette tranquillité que recherchent ceux qui aspirent à la quiétude du chez-soi.
« Très répandue, la peur de « rater quelque chose » est absurde, quand on y pense : autant elle pourrait avoir du sens, à la limite, dans l’univers des médias traditionnels, qui existent en nombre restreint, autant, sur Internet, on est forcément toujours en train de rater des millions de choses.
Tant d’articles qui pourraient nous passionner et qui n’arriveront jamais jusqu’à nous ; tant de blogs ou de comptes Twitter dont on pourrait faire son miel et dont on ignore l’existence. Mais j’ai beau le savoir, une force presque hypnotique me pousse à remonter le fil des publications jusqu’à ce que je me retrouve au point où je m’étais déconnectée la dernière fois. »
Avoir un chez-soi, une bataille
Son propos est très pertinent parce qu’il va beaucoup plus loin qu’une simple ode aux personnes casanières, et ne laisse pas de côté ceux et celles qui aiment bouger de chez eux plus qu’y rester.
En partant de ses propres ressentis, de son vécu, Mona Chollet propose surtout une réflexion sur la façon dont se fabrique maintenant, et dont s’est construit par le passé, notre rapport aux lieux que nous habitons, et plus largement à notre temps, à ce que nous en faisons
et à la façon dont la société voudrait qu’on l’emploie.
Parce que pouvoir profiter de son chez-soi, avoir le temps de l’entretenir, de s’y sentir bien, ou tout simplement en posséder un, constitue déjà non pas un mais des combats. Aujourd’hui l’accès au logement est compliqué par la crise économique, et la lutte est figée entre les précaires et ceux qui possèdent ces habitations tant convoitées :
« Plus banalement, toute personne ayant un jour cherché un appartement à Paris aura eu le privilège d’observer le délire de toute-puissance que peut susciter la possession du moindre placard susceptible d’être mis en location.
Je me souviens du soupir de découragement unanime poussé par les visiteurs qui se pressaient entre les murs d’un deux-pièces quand l’un des candidats, cadre dans une entreprise publique, avait glissé son dossier en béton au propriétaire. Mais celui-ci, après avoir feuilleté le document, avait encore trouvé le moyen d’aboyer : « Et qu’est-ce qui me garantit que dans deux ans vous ne serez pas muté à l’étranger ? »
Le mythe du « petit espace cosy », explique Mona Chollet, s’il peut répondre à un besoin, est une aussi une façon de faire accepter aux gens cette impossibilité d’accéder au chez-soi dont ils rêvent, de leur vendre la résignation.
Une partie du livre est d’ailleurs consacrée à l’architecture, à la façon dont sont conçus les espaces de vie et dont ils s’adaptent ou non à nos habitudes, et aux maisons qui ont nourri notre imagination.
« Confronté à la crise économique la plus grave depuis celle de 1929, contraint d’éponger les dégâts causés par l’avidité et l’irresponsabilité des banques, le citoyen ordinaire se retrouvait dans une panade sans nom.
Qu’importe : les médias l’invitaient unanimement à voir le bon côté des choses, à biner son potager, à s’adonner aux joies du covoiturage, à pratiquer le « yoga du rire » et à « modifier son monde mental » – à défaut de modifier le monde réel. »
Avoir un logement décent, qu’on va pouvoir aménager et dans lequel on va se sentir bien, nécessite de l’argent. Et pour avoir de l’argent, il faut un travail. Mais ce travail a été érigé comme une fin en soi : on est prêt•es à accepter n’importe lequel pour ne pas passer pour les glandeurs et glandeuses si décrié•e•s par la société.
Si bien que le travail qui donne un foyer va en même temps nous empêcher d’en profiter, ce dont la journaliste a elle-même pris conscience assez violemment…
« Ayant eu la chance fragile, jusqu’ici, d’expérimenter le salariat sous sa forme sans doute la plus clémente – un travail qui a du sens à mes yeux, dans un environnement enrichissant et un cadre agréable –, je peux distinguer lesquels de ses inconvénients lui sont absolument consubstantiels, par opposition aux fléaux dont il s’accompagne trop souvent (sentiment d’absurdité ou d’inutilité, pénibilité physique, harcèlement de la hiérarchie ou des collègues).
Ce découpage du temps qui, au début, m’avait fait du bien, je le vis comme un carcan. Je n’aime pas la séparation sournoise d’avec moi-même qu’il induit, l’exil dans lequel il me maintient. Peut-être parce que j’ai connu autre chose, je panique à l’idée que cette course de haies que sont mes semaines va continuer pendant encore vingt ans. »
À l’inverse, le sommeil est dévalorisé parce que c’est un temps pendant lequel on ne produit rien d’un point de vu économique. Mona Chollet te fait donc réfléchir sur le rapport au temps qu’on entretient avec le temps, et à quel point ce rapport est manipulé par la société.
Les femmes, esclaves du travail domestique
Le fait de rester chez soi n’est pas le seul point dénigré par la société : le fait d’entretenir son intérieur, lui aussi, est dévalorisé, et même délégué dès qu’on le peut.
Encourager le service à la personne et les emplois de type « homme ou femme de ménage », c’est créer de l’activité en période de crise (car l’inactivité, c’est mal)… mais ces emplois sont dépréciés, vus comme « bas de gamme » et peu valorisés au sein de la société.
Et qui, dans un couple ou une famille, s’occupe encore principalement du travail domestique et souffre à la fois de sa dépréciation et de la manière dont il accapare le temps ? Les femmes, malheureusement.
Mona Chollet raconte comment, du XVIIème au XXème siècle, la société a peu à peu inculqué aux femmes ce rôle de maîtresse de maison, a installé la glorification du rôle de l’épouse, si bien qu’il est imbriqué dans la construction de l’identité personnelle au point qu’on essaye de faire croire qu’il s’agit de quelque chose de « naturel ».
Avec une ironie grinçante, elle interroge la notion de tâches viriles et de tâches féminines : si vraiment ce sont des choses propres à chaque sexe, est-ce qu’une femme doit arrêter de se brosser les dents parce que son compagnon le fait ?
Elle fait un constat encore plus alarmant : le travail des femmes ne les a pas débarrassées des tâches domestiques, au contraire ! Il a augmenté leurs responsabilités, et a doublé la charge de travail. On valorise la femme qui tient tous les rôles à la fois : celui de travailleuse, d’épouse et de mère.
Pour autant, Mona Chollet n’a aucunement l’intention d’attaquer ou de dévaloriser les femmes qui répondent à cet idéal et s’en trouvent satisfaites.
Elle souligne cependant qu’il est plus facile de s’y conformer que d’aller à contre-courant, et que l’image de ces femmes parfaites peut peser sur celles qui n’y correspondent pas et n’ont pas forcément conscience de tous les ressorts de ces modèles enviables — on oublie par exemple que si Angelina Jolie passe pour la Super Woman de la maison, c’est aussi parce qu’elle en a les moyens financiers.
Vivre avec qui on veut chez soi
Cela dit, le couple et la famille ne constituent pas la seule cellule possible dans un foyer — même si elle est clairement, selon la démonstration de la journaliste, celle que la société encourage et entretient. Pour jouir de son chez-soi, il faut aussi envisager qu’on peut l’habiter de différentes façons. Vivre seul, ce n’est pas forcément être malheureux et névrosé comme Bridget Jones.
« Ce qui pèse peut-être le plus sur ceux qui vivent seuls, c’est l’image réductrice et humiliante que leur renvoie leur entourage. Le mariage et la famille demeurent non seulement une référence, mais un idéal, ou du moins une norme à atteindre. »
Dans la réflexion de Mona Chollet, il n’y a pas de nombre qui soit privilégié dans l’occupation de l’espace domestique : que ce soit en couple, en colocation, en espace partagé…
L’essentiel, selon elle, est de comprendre l’origine et le fonctionnement du système dans lequel on s’inscrit, pour le comprendre et, si on le souhaite, lui résister.
Bref, je ne peux que te conseiller la lecture de Chez soi – Une Odyssée de l’espace domestique, parce qu’il va bien plus loin que la seule idée de maison, et fait écho à un certain nombre de préoccupations actuelles qui posent de vraies questions sur notre rapport au temps, au travail, à la culture et aux autres !
L’introduction de Chez soi est disponible à la lecture en ligne : rendez-vous par ici !
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Les Commentaires
Toute la partie sur le travail domestique, la naissance de la figure de la femme au foyer - qui est si récente et qui est socialement construite et n'a rien de naturel et d'inné - est absolument passionnante.