Mon père est un aventurier
Le 12 juin 2012
Je ne sais pas si cela a influencé la relation que j’ai avec mon père, mais pour comprendre un peu plus le lien étrange que nous avons, vous devriez peut-être savoir qu’il n’a pas l’âge moyen d’un père « normal ».
Je suis née l’année de ses 58 ans (j’entends déjà les cris d’épouvante) au fin fond du Burundi, en Afrique centrale.
Mon père s’appelle Indiana Jones
Mon père est né en Hongrie en 1936 et a vécu énormément d’aventures.
Lors de l’insurrection de Budapest en 1956, il a fui le pays avec sa fiancée et est arrivé en Belgique complètement perdu, avec 2 francs en poche et pas de carte d’identité.
Incapable de parler français, il a tout de même entamé des études de médecine, épousé sa fiancée au passage et a finalement décroché un poste de médecin généraliste au Tchad.
Il a vécu pendant près de 40 ans un peu partout en Afrique, a chassé de l’éléphant, du lion, du zèbre, du crocodile, du léopard.
Il a écrit deux romans, eu quelques femmes (et enfants) et est désormais l’un des médecins les plus respectés d’Afrique pour toutes les femmes qu’il a sauvées pendant des accouchements.
Pas un jour ne passe sans qu’il ne me raconte l’une de ses aventures, toutes plus rocambolesques les unes que les autres, parfois incroyables mais toujours réelles…
Il m’explique à quel point il adorait être médecin-chirurgien, à quel point il aimait l’Afrique et quelle chance il a d’être encore vivant après tous les périples suicidaires qu’il a pu faire.
Il m’a appris à gérer ma peur
, à me rendre compte qu’il est inutile de pleurer quand on a un bobo (que l’on pleure ou pas, ça ne change rien à la situation en fin de compte) et à faire des blagues aux animaux (surtout aux chats).
Il m’a appris l’anglais, les échecs et l’opéra italien.
Les autres papas et le mien
En observant la relation qu’ont mes amies avec leur père, je me rends compte que celle que j’entretiens avec le mien est totalement différente.
Je les vois embrasser leur père sur la joue, lui faire des câlins ou encore (quand elles étaient petites) s’asseoir sur ses genoux pour jouer.
J’embrasse très rarement mon père, même sur la joue, uniquement lors de grands départs et à la limite à Noël ou pour mon anniversaire.
Je ressens énormément de gêne à établir un contact physique avec lui alors que c’est totalement différent avec ma mère. Je n’ai jamais parlé de cette « différence » avec mon père, mais j’ai l’intime conviction que c’est réciproque.
J’ai également très peur de le décevoir ou de le contrarier. Je n’ai jamais eu aucune fessée ni gifle de sa part, mais l’idée même d’arriver en retard quand j’avais juré de rentrer d’une fête à telle heure me fait frissonner.
Le cancer de mon père et notre relation
La relation entre mon père et moi a quelque peu changé depuis un an.
J’avais tendance à le considérer comme un sage avec lequel il ne fallait pas rire (sauf si un chat était dans les parages) et avec qui discuter de problèmes sérieux et surtout pas enfantins.
Mais depuis 2011, lorsqu’il a appris qu’il avait un cancer de la prostate, nous avons commencé à discuter de sujets plus légers, à regarder la télévision ensemble et surtout à rire.
Nous sommes beaucoup plus proches qu’il y a un an, ce qui me fait énormément plaisir et en même temps me désole terriblement. Lorsque nous recevons les résultats d’analyse, j’ai toujours peur d’avoir une mauvaise nouvelle.
Chaque jour, lorsque je quitte le domicile pour le lycée sans voir mon père, j’ai toujours peur de revenir à 16 heures pour découvrir son corps froid dans sa chambre.
Je pense souvent au futur, lorsqu’il mourra, lorsque je devrai m’occuper des papiers administratifs à sa place, lorsque l’on ne me racontera plus d’histoires extraordinaires…
J’ai toujours un pincement au cœur quand on attrape un fou rire, parce qu’au fond de moi j’ai peur que ce soit la dernière fois.
Parfois je lui en veux d’être si vieux et de me faire subir des craintes que je ne devrais avoir qu’à 30 ou 40 ans, alors que je n’en n’ai que 17, mais un père reste un père, quel que soit l’âge qu’il a, qu’il soit sain ou malade.
Et le mien c’est bien le meilleur de tous.
Mise à jour du 13 juin 2019
Mon père était un aventurier.
Il est parti il y a deux mois. Après huit ans de radiothérapie, d’immunothérapie, de prélèvements, d’injections, il a décidé qu’il en avait assez.
Il avait accompli tout ce dont il rêvait.
Grâce à lui, j’ai appris l’anglais, les échecs, l’opéra italien. Il m’avait appris à accepter les erreurs, à assumer mes décisions. Comme lui les avait assumées avant.
Mon père est parti, et je lui dis merci
Il est mort dans ma chambre d’ado, entouré de sa famille. J’ai vu son corps froid, apaisé. J’ai vu sa mâchoire s’affaisser, sa peau pâlir.
Je lui ai parlé jusqu’à ce que les pompes funèbres viennent récupérer son corps. Je lui ai dit merci, merci pour tout, pour la sagesse, les histoires, les rires, les sermons.
Merci pour les journées à la bibliothèque, les midis-pizza, les excuses à la con pour ne pas faire la vaisselle (« c’est contre-indiqué pour les cancéreux »).
Merci de m’avoir accompagnée chaque semaine au cours d’escalade et d’avoir poireauté au bar pendant DEUX HEURES le temps que je fasse le singe.
J’ai ri avec lui jusqu’à sa mort.
La dernière fois que nous avons parlé, il était affaibli, dans son lit, un tuyau d’oxygène logé dans son nez. Il m’a réclamé une cigarette qu’il a fumée dans son lit, trop heureux d’enfin empester l’intérieur de l’appartement.
J’ai ri avec lui après sa mort. À l’arrivée des pompes funèbres, le croque-mort s’est retrouvé dans le local poubelles, croyant ouvrir la porte de l’ascenseur…
Mon père est parti. C’est triste, mais c’est comme ça.
De lui restent les souvenirs des moments passés ensemble, beaucoup de rires, et la fierté immense d’avoir vécu auprès de lui.
À lire aussi : Mon père, que je n’oublierai jamais — Témoignage
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Les Commentaires
J'ai peur de ne pas me rendre compte à quelle point j'aime mes parents et mon papa, alors que je ne lui montre que trop peu.
Merci pour ce beau témoignage