J’ai une famille presque classique. Un père, une mère, un frère, des animaux, une maison. Vu de l’extérieur, tout paraît normal. Différence pourtant notable : tous les soirs, mon Papa part dans sa vraie maison, avec son autre famille. Et ça a toujours été comme ça.
Mon père a donc deux familles. La vraie, « l’officielle » avec sa femme et son premier fils, et la seconde, celle qu’on est censés cacher. J’ai donc grandi seule avec ma mère et mon frère
, et mon père venait nous rendre fréquemment visite, nous accompagnant parfois à l’école, mangeant souvent avec nous le midi, passant du temps avec nous dans la journée ou le week-end, mais ne pouvant jamais nous accompagner en vacances, ou être là pour les fêtes de famille, par exemple. Il n’a dormi que quelques rares fois à la maison. Quand on lui faisait des cadeaux pour la Fête des Pères, il les laissait. Quand on sortait seuls avec lui, et qu’on rencontrait une de ses connaissances, il nous présentait comme ses neveux et nièces. Ma mère ayant, en plus, un travail l’obligeant à nous laisser souvent seuls, j’ai longtemps eu l’impression de grandir sans vrai père, comme dans d’autres familles « normales ».
J’ai pendant longtemps eu une relation conflictuelle avec lui. On a des caractères et une vision de la vie assez différente, et le fait qu’il ne soit que rarement là n’a pas aidé à ce qu’on puisse construire une vraie relation père-fille. Je me suis souvent demandé, petite, si j’aimais vraiment ce père, qui avait préféré garder son autre famille, et qui ne venait nous voir que quand ça l’arrangeait. Souvent, quand je voyais mes amies avec leur père et que j’essayais de comparer leur relation à la mienne, je les enviais. Elles avaient la famille que je voulais. Quand je voyais mon père, j’avais du mal à avoir une vraie complicité avec lui, alors que je sais qu’il aurait aimé (d’autant plus que je suis sa seule fille). Je crois qu’inconsciemment, je n’y arrivais pas, je me mettais des barrières, comme s’il ne faisait pas réellement partie de la famille. Pourtant, quand on me disait que je ressemblais à mon père, j’étais fière, comme si c’était une preuve que oui, il avait bien un lien avec moi.
Et puis, en grandissant, j’ai mieux compris la situation. J’ai rencontré mon demi-frère, je suis allé plusieurs fois chez mon père, j’ai rencontré sa femme, qui ne nous déteste pas. Bien que la situation m’ait toujours été expliquée, on a fini par en discuter à plusieurs reprises. En vieillissant, mon père a pris du recul sur la situation, et j’ai mûri. La situation de départ avait été un peu plus compliquée que ce que je pensais, nous n’étions pas si cachés que ça : au final, peu de personnes de l’entourage de mon père et de ma mère n’étaient pas au courant. Pendant longtemps, je crois que j’en ai voulu à mon père de ne pas nous avoir choisis, alors qu’au final, il a seulement fait ce qui était le mieux pour ses deux familles, pour ses trois enfants, en essayant de faire en sorte que chacun soit le moins malheureux possible. Je sais qu’il s’en est voulu, et qu’il s’en veut encore. J’ai fini par comprendre qu’il avait fait ce qu’il avait pu, et que la famille la moins bien lotie n’était pas forcement la mienne.
Maintenant, je sais que j’aime mon Papa. J’ai toujours du mal à le lui montrer, comme il a souvent du mal à nous le dire. Je sais qu’il sera là à chaque fois que j’en aurai besoin, et je sais aussi que notre relation aurait été différente s’il avait vécu avec nous et qu’elle aurait sans doute été moins bien. Je regrette encore parfois de ne pas avoir une famille « normale », classique, mais j’ai rencontré beaucoup de personnes qui m’ont fait comprendre que chaque famille a ses particularités. Et je sais que si je pouvais échanger mon Papa qui arrive à me faire rire en racontant les pires bêtises et qui me soutient à chaque fois que j’en ai besoin, je suis sûre que je ne voudrais pas.
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